au travers de la route, creusèrent devant moi une caverne de ténèbres sans solution de continuité. J’écris une caverne sans exagération : passer sous cette voûte de feuillage, c’était comme de pénétrer dans un donjon. Je tâtonnai aux alentours, jusqu’à ce que ma main rencontrât une forte branche à laquelle j’attachai Modestine – bourriquet hagard, ruisselant, effaré. Puis je mis bas mon paquetage, l’étendis contre la paroi bordant la route et dénouai les courroies. Je savais à peu près où se trouvait la lanterne, mais où étaient les bougies ? Je farfouillai et refarfouillai parmi les objets bouleversés et, tandis que je procédais ainsi à l’aveuglette, tout à coup mes doigts touchèrent la lampe à alcool. Le salut ! Elle me serait utile ensuite d’ailleurs. Le vent mugissait sans répit dans les arbres. Je pouvais entendre les rameaux s’agiter et les feuillages faire un bruit de baratte sur un demi-mille de forêt. Pourtant la scène de mon campement n’était pas seulement aussi noire que de la poix, elle constituait un admirable refuge. À la seconde allumette craquée, la mèche s’enflamma. La lumière était ensemble livide et intermittente, mais elle me séparait de l’univers et doublait les ténèbres de la nuit commençante.
Je liai Modestine d’une manière pour elle plus confortable, et lui cassai la moitié du pain noir pour son souper, réservant l’autre moitié pour le lendemain. Puis je rassemblai ce que je désirais à ma portée, enlevai mes chaussures et mes guêtres mouillées que j’enveloppai dans mon imperméable, disposai mon havresac comme oreiller sous le flanquet de mon sac de couchage, insinuai mes jambes à l’intérieur de ce dernier et m’emmaillotai là-dedans comme un bambino. J’ouvris alors une boîte de saucisses boulonnaises et cassai une tablette de chocolat. C’était là tout ce que j’avais à me mettre sous la dent. Voici qui peut sembler désagréable, pourtant je mangeai chocolat et saucisse ensemble, morceau après morceau, en manière de pain et de viande. Tout ce que j’avais pour faire descendre cette rebutante mixture, c’était de l’eau-de-vie pure : un breuvage en soi écœurant. Mais je n’avais pas le choix et j’avais faim. J’ai dîné de bon appétit et fumé une des meilleures cigarettes de ma vie. Je plaçai ensuite une pierre dans mon chapeau de paille, rabattis le rebord de ma casquette en fourrure sur mon cou et mes yeux, déposai mon revolver à portée de la main et me blottis profondément au chaud de ma peau de mouton.
Je me demandais d’abord si j’allais trouver le sommeil, car je sentais mon cœur battre plus vite qu’à l’habitude, comme mû par une accélération agréable à quoi mon esprit demeurait étranger. Or, aussitôt que mes paupières se fermèrent, cette glu subtile s’insinua entre elles et elles ne se rouvrirent plus. Le vent dans les arbres me berçait d’une chanson dormoire. Parfois, il se faisait entendre pendant plusieurs minutes en un sifflement égal et continu, sans croître ni diminuer ; puis, de nouveau, il s’enflait et explosait avec fracas comme un énorme concasseur et les arbres m’aspergeaient des grosses gouttes de pluie de l’après-midi. Des nuits et des nuits, j’ai prêté l’oreille, dans ma chambre particulière de la campagne, à ce troublant concert du vent parmi les arbres ; mais soit différence d’essences ou illusion fictive produite par le sol, ou parce que je m’étais moi-même plus extériorisé et au fort de l’ouragan, le fait reste que le vent chante sur une gamme différente dans les bois du Gévaudan. Je ne cessais d’écouter et d’écouter toujours avec toute mon attention et, sur ces entrefaites, le sommeil prenait peu à peu possession de mon corps et domptait mes pensées et mes perceptions. Toutefois mon dernier effort de veille fut encore pour prêter l’oreille et discriminer et mon dernier état de conscience fut pour m’étonner de cette clameur étrange qui m’obsédait.
Deux fois, au cours de ces heures ténébreuses – d’abord lorsqu’une pierre me dérangea sous mon sac, ensuite lorsque la pauvre Modestine si patiente, devenant furieuse, frappa le sol du sabot et piétina sur la route – je repris un court instant conscience et j’aperçus quelques étoiles au-dessus de ma tête, puis, pareille à une dentelle, l’extrémité d’un feuillage sur le ciel. Quand je m’éveillai pour la troisième fois (mercredi 25 septembre) le monde était baigné d’une lumière bleue annonciatrice de l’aurore. Je vis les feuilles agitées par le vent et le ruban déroulé de la route, enfin, tournant la tête, Modestine attachée à un bouleau et, debout au travers de la sente, dans une attitude d’ineffable résignation. Je refermai les yeux et me mis à réfléchir aux incidents de la nuit. J’étais surpris de trouver comme elle avait été aisée et agréable, même par un temps épouvantable. La pierre qui m’avait gêné aurait pu ne point être là ; j’aurais pu n’être point contraint de camper à l’aveuglette dans la nuit épaisse, mais je n’avais éprouvé d’autre désagrément que de heurter du pied la lanterne ou le tome second des Pasteurs du désert de Peyrat entre le contenu bouleversé de mon sac de couchage. Hé ! que dis-je ? je n’avais ressenti nulle impression de froid et je m’étais éveillé avec une netteté et une légèreté de sensations extraordinaires.
Là-dessus, je me secouai, enfilai une fois de plus mes chaussures et mes guêtres puis, rompant ce qui restait de pain pour Modestine, je fis un tour d’horizon, afin de savoir dans quelle partie de l’univers je venais de m’éveiller. Ulysse, échoué en Ithaque et l’esprit en proie à la déesse, ne s’était point plus agréablement fourvoyé. J’avais cherché une aventure durant ma vie entière, une simple aventure sans passion, telle qu’il en arrive tous les jours et à d’héroïques voyageurs et me trouver ainsi, un beau matin, par hasard, à la corne d’un bois du Gévaudan, ignorant du nord comme du sud, aussi étranger à ce qui m’entourait que le premier homme sur la terre, continent perdu – c’était trouver réalisée une part de mes rêves quotidiens. J’étais à l’orée d’un boqueteau de bouleaux entremêlés de quelques hêtres. À l’arrière, il jouxtait à un bois de sapins et, par-devant, il se clairsemait et aboutissait naturellement dans une vallée peu profonde et herbeuse. Tout autour s’exagéraient des sommets de montagnes, certaines proches, d’autres distantes, suivant que la perspective se fermait ou s’ouvrait, aucune d’elles d’apparence plus haute que l’ensemble. Le vent entremêlait confusément les arbres. Les taches d’or de l’automne sur les bouleaux remuaient en frissonnant. Au-dessus de moi, le ciel s’emplissait de bandes et de lambeaux de brouillard voletant, s’évanouissant, réapparaissant et tournant autour d’une ligne médiane, pareils à des saltimbanques, cependant que le vent les pourchassait dans l’espace. Il faisait un temps orageux et un froid de famine. Je croquai quelques barres de chocolat, avalai une pleine gorgée de brandy, et fumai une cigarette avant que le froid ait pu m’engourdir les doigts. Et pendant le temps que j’avais accompli tout cela, refait mon paquetage et que je l’avais assujetti sur le bât, le jour, sur la pointe des pieds, était arrivé au seuil de l’est. Nous n’avions pas avancé de beaucoup d’enjambées sur le sentier que le soleil, encore invisible pour moi, épanouit sa gloire d’or sur les monts ennuagés qui dressaient, à l’est, leurs contreforts sur l’horizon.
Nous avions le vent en poupe et il nous poussait, mordant aux talons. Je boutonnai ma veste et me mis en marche dans une excellente disposition d’esprit envers tout le monde, lorsque, brusquement, à un débouché, une fois de plus se dressa Fouzilhic devant moi. Non seulement Fouzilhic, mais encore le vieux monsieur qui m’avait accompagné si loin le soir précédent. Il se précipita hors de sa demeure en me voyant, les mains levées au ciel, tout ému :
– Mon pauvre garçon ! s’écria-t-il, qu’est-ce que cela signifie ?
Je lui racontai ce qui était arrivé. Il battit des mains comme des claquets de moulin à penser comme il m’avait à la légère abandonné, mais lorsqu’il apprit l’histoire de l’individu de Fouzilhac, colère et humiliation envahirent son âme.
– Cette fois-ci, du moins, dit-il, il n’y aura plus d’erreur.
Et il m’accompagna en boitillant, car il était fort rhumatisant, pendant un demi-kilomètre à peu près, jusqu’à ce que je fusse en vue de Cheylard, la destination que j’avais si vainement cherchée.
II – CHEYLARD ET LUC
À parler franc, Cheylard ne méritait qu’à peine toute cette recherche. Quelques issues accidentées de village, sans rues définies, mais une suite de placettes où s’entassaient des bûches et des fagots, une couple de croix avec des inscriptions, une chapelle à Notre-Dame-de-toutes-Grâces au faîte d’une butte, tout cela sis au bord d’une rivière murmurante des montagnes, dans un renfoncement de vallée aride. Qu’est-ce que tu allais voir là ? pensai-je en moi-même. Mais la localité avait sa vie originale. J’y trouvai un écriteau commémorant les libéralités de Cheylard, au cours de l’année précédente, suspendu comme une bannière dans la minuscule et branlante église. Il apparaissait que, en 1877, les habitants avaient souscrit quarante-huit francs et dix centimes pour « l’œuvre de la Propagation de la Foi ». Un peu de cet argent, je ne pouvais m’empêcher de l’espérer, serait destiné à mon pays natal. Cheylard amasse péniblement des petits sous pour les âmes d’Édimbourg encore plongées dans les ténèbres, tandis que Balquhidder et Dumrossness déplorent que Rome les ignore. Ainsi, pour la plus grande jubilation des anges, nous lançons des Évangélistes l’un contre l’autre, semblables à des écoliers qui se chamaillent dans la neige.
L’auberge était encore singulièrement dépourvue de prétentions. Tout l’ameublement d’une famille de condition aisée se trouvait dans la cuisine : les lits, le berceau, les vêtements, l’égouttoir aux assiettes, la maie à farine