La tendance des voyageurs égarés à tourner tout rond, dans un cercle, s’était développée en elle jusqu’à la rendre démente.
Elle requit toute la capacité de gouverne que je conservais en moi pour la diriger à peu près en ligne droite dans un simple champ.
Tandis que je louvoyais ainsi désespérément à travers la tourbière, enfants et bétail avaient commencé à s’égailler, si bien qu’il ne restait plus qu’un couple de fillettes en arrière. D’elles je tentai de connaître la direction de ma route. Le paysan, en général, est peu disposé à renseigner un chemineau. Un vieux diable se retira tout bonnement dans sa demeure dont il barricada la porte à mon approche et j’eus beau frapper et appeler jusqu’à l’enrouement, il fit celui qui n’entend pas. Un autre m’ayant donné une indication que par la suite je reconnus inexacte, me regarda complaisamment m’engager dans la mauvaise direction, sans esquisser un geste. Il se souciait comme d’une guigne, si j’errais, la nuit entière, par les montagnes. Quant à ces deux jeunes filles, c’était une paire de péronnelles effrontées et sournoises, qui ne pensaient qu’à mal. L’une tira la langue devant moi, l’autre me dit de suivre les vaches et toutes deux se mirent à rire tout bas et à se pousser du coude. La Bête du Gévaudan a dévoré environ une centaine d’enfants de ce canton. Elle commençait à me devenir sympathique.
Laissant les fillettes, je poursuivis à travers la tourbière et parvins à un autre bois et à une route bien tracée. Il faisait de plus en plus sombre. Modestine soudain commençant à flairer quelque malice, pressa le pas d’elle-même et, dès ce moment, ne me causa plus aucun ennui. C’est le premier signe d’intelligence que j’eus l’occasion de remarquer chez elle. Au même moment le vent s’agita presque en tempête et une autre averse de pluie s’abattit accourant du nord. De l’autre côté du bois, j’aperçus dans les ténèbres quelques fenêtres rougeoyantes. C’était le hameau de Fouzilhic, trois maisons à flanc de coteau, près d’un bois de bouleaux. Là, je trouvai un charmant vieillard qui m’accompagna un bout de chemin sous la pluie, afin de me mettre en bonne voie sur la route de Cheylard. Il ne prétendit pas entendre parler de récompense, mais il agita les mains au-dessus de sa tête en geste de dénégation et, avec une volubilité criarde dans un patois immodéré, il refusa.
Tout semblait bien enfin. Mes pensées commençaient à s’aiguiller vers le dîner et un coin du feu et mon cœur se calmait agréablement dans ma poitrine. Et j’étais, hélas ! à deux doigts de nouvelles et plus grandes misères. Brusquement, d’un seul coup, la nuit survint. Je m’étais trouvé, à l’étranger, dans maintes nuits obscures, mais jamais dans une nuit plus obscure. Une lueur de roche, une lueur de sentier aux endroits où il était bien frayé, une vague densité floconneuse ou nuit dans la nuit, produite par un arbre – voilà tout ce que je pouvais discerner. Le ciel au-dessus de ma tête n’était que ténèbres, même les nuages continuaient leur course, invisibles à l’œil humain. Je ne pouvais distinguer ma main, à longueur de bras, du chemin, ni mon aiguillon, à même distance, des prairies ou du ciel.
Bientôt la route que je suivais se divisa, à la façon campagnarde, en trois ou quatre tronçons dans une étendue de pré rocailleux. Depuis que Modestine avait montré un tel caprice pour les chemins battus, j’essayais d’orienter son instinct dans cet ordre d’idée. Mais l’instinct d’un âne est ce qu’on peut attendre de son nom. En trente secondes, elle grimpait en tournant et tournant autour de quelques roches rondes, comme tel bourriquet perdu qu’il vous eut souhaité voir. J’eusse campé depuis longtemps si j’avais été convenablement pourvu ; comme il s’agissait d’une fort courte étape, je n’avais emporté ni vin ni pain pour moi et un peu plus d’une livre pour ma pauvre amie. Que l’on ajoute à cela que Modestine et moi étions généreusement trempés par les ondées. Maintenant, si j’avais trouvé de l’eau j’eusse campé aussitôt malgré tout. L’eau pourtant faisant totalement défaut, sinon sous les espèces de la pluie, je résolus de retourner à Fouzilhic et d’y quérir un guide me conduisant plus avant sur ma route – « un peu plus loin, prête-moi la main qui me dirige ».
Chose facile à décider, difficile à réaliser. Dans ces ténèbres mugissantes, et denses, je n’étais plus certain de rien, sinon de la direction du vent. Je lui fis face. La route a disparu et j’avance à travers le pays tantôt arrêté par des marécages, tantôt par des murailles inaccessibles à Modestine, jusqu’à ce que je revienne de nouveau devant quelques fenêtres rougeoyantes. Elles étaient, cette fois, différemment orientées. Ce n’était plus Fouzilhic, mais Fouzilhac, un hameau peu distant de l’autre dans l’espace, mais à des mondes plus loin quant à l’esprit de ses habitants. J’attachai Modestine à une grille et marchai à tâtons, trébuchant parmi les cailloux, plongeant à mi-jambes dans des fondrières jusqu’au moment d’atteindre l’entrée du village. Dans la première maison éclairée habitait une femme qui ne voulut pas ouvrir. Elle ne pouvait rien faire, me cria-t-elle à travers la porte, étant seule et infirme, mais si je voulais m’adresser à la maison voisine il y avait là un homme qui pourrait m’aider s’il avait du cœur.
Vinrent en force à la porte voisine un homme, deux femmes et une jeune fille, porteurs d’une paire de lanternes pour examiner le trimardeur. L’homme n’avait pas mauvaise mine mais un sourire fuyant. Il s’adossa contre le chambranle de la porte et m’écouta expliquer mon cas. Tout ce que je réclamais c’était un guide pour me conduire à Cheylard.
– C’est que, voyez-vous, il fait noir, dit-il.
Je répondis que c’était précisément pourquoi je réclamais assistance.
– Je comprends ça, fit-il, semblant mal à l’aise, mais, c’est de la peine.
Je voulais bien payer, fis-je. Il secoua la tête. J’offris jusqu’à dix francs, mais il continua de secouer la tête.
– Faites votre prix, alors, dis-je.
– Ce n’est pas ça, avoua-t-il enfin et comme à regret. Mais je ne franchirai pas le seuil – je ne passerai pas la porte.
Je m’échauffai un peu et lui demandai ce qu’il me proposait de faire.
– Où allez-vous après Cheylard ? interrogea-t-il en manière de réponse.
– Cela ne vous regarde pas, répliquai-je, car je n’entendais point satisfaire à sa curiosité de brute : « Ça ne change rien à ma situation présente. »
– C’est vrai ça, convint-il en riant. Oui, c’est vrai ! Et d’où venez-vous ?
Meilleur que moi se serait senti offensé.
– Ah ! dis-je, je ne vais répondre à aucune de vos questions. Aussi pouvez-vous vous épargner l’ennui de me les poser. Je suis déjà assez en retard. Je désire assistance. Si vous ne voulez pas me conduire vous-même, aidez-moi du moins à trouver quelqu’un d’autre qui y consente.
– Voyons donc ! s’écria-t-il soudain, n’est-ce point vous qui avez traversé la prairie, alors qu’il faisait encore jour ?
– Oui, oui ! fit la jeune fille que je n’avais pas jusqu’alors reconnue. C’était Monsieur. Je lui ai dit de suivre le troupeau.
– Quant à vous, Mademoiselle, fis-je, vous êtes une farceuse.
– Et, ajouta l’homme, que diable avez-vous fait pour être encore ici ?
Que diable, en effet ! Mais j’étais là.
– L’important, dis-je, est d’en finir. Et une fois de plus, je proposai qu’il m’aidât à trouver un guide.
– C’est que, reprit-il de nouveau, c’est que… il fait noir.
– Fort bien, dis-je. Prenez une de vos lanternes.
– Non, s’écria-t-il, hésitant à découvrir sa pensée et une fois de plus s’abritant derrière une de ses dernières phrases : je ne franchirai pas le seuil.
Je le regardai. Je lus sur son visage une réelle frayeur qui luttait avec une honte réelle. Il souriait piteusement et mouillait ses lèvres avec la langue, comme un écolier pris en faute. Je retraçai un tableau sommaire de ma situation et m’enquis de ce que j’allais faire.
– Je ne sais pas, dit-il. Je ne passerai pas le seuil.
Voilà la Bête du Gévaudan, pas d’erreur !
– Monsieur, dis-je de mon ton le plus cassant, vous êtes un pleutre !
Là-dessus, je tournai le dos au groupe familial qui se hâta de se retirer à l’intérieur de ses fortifications. Et la fameuse porte se referma, pas assez vite pourtant pour que je n’entendisse point un éclat de rire. Filia barbara, pater barbarior. Mettons cela au pluriel : les Bêtes du Gévaudan !
Les lanternes m’avaient en quelque sorte ébloui et je traçais, en plein désarroi, des sillons parmi pierres et tas d’ordures. Toutes les autres maisons du hameau étaient obscures et silencieuses et bien que je frappasse à une porte, ici et là, mes coups demeuraient sans réponse. Mauvaise affaire ! Je quittai Fouzilhac, vomissant des imprécations. La pluie avait cessé et le vent, encore violent, commençait de sécher mon chandail et mon pantalon. « Fort bien, pensais-je, avec ou sans eau, il s’agit de camper. » Mais, en premier lieu, il fallait retourner jusqu’à Modestine. Je suis certain d’avoir mis au moins vingt minutes à chercher ma gentille dame, à tâtons, dans l’obscurité. Et n’eût été la maudite fondrière dans laquelle je pataugeai une fois de plus qui fournissait une indication, j’eusse encore été occupé à chercher ma bête à l’aurore !
Mon autre souci fut de gagner l’abri d’un bois, car le vent était aussi glacial qu’impétueux. Comment dans cette région parfaitement boisée, ai-je pu mettre un si long temps à en trouver un, voilà un nouveau mystère des aventures de cette journée. Toutefois, j’en ferais serment, je mis près d’une heure à le découvrir.
Enfin des arbres noirs commencèrent d’apparaître à ma gauche et, soudain,