une butte rocheuse et du cours d’eau, limpide comme cristal, qui meurt dans un étang les séparant. D’au-dessus et d’en dessous, on peut l’entendre qui sinue parmi les pierres, aimable jouvenceau de fleuve qu’il semble absurde d’appeler la Loire. De toutes parts, Goudet est encerclé par des montagnes ; des sentes rocailleuses, praticables au mieux par des ânes, rattachent la localité au reste de la France. Et hommes et femmes y boivent et sacrent dans leur coin de verdure où, du seuil de leurs demeures, lèvent les yeux, l’hiver, vers les pics ceints de neiges, dans un isolement qu’on jurerait pareil à celui des Cyclopes homériques. Mais, il n’en est rien. Le facteur atteint Goudet avec son sac postal. La jeunesse ambitieuse de Goudet est à moins d’une demi-journée de marche du chemin de fer du Puy. Et là, à l’auberge, vous pouvez trouver le portrait gravé du neveu de l’hôtelier : Régis Senac, « professeur d’escrime et champion des deux Amériques », une distinction qu’il a conquise, là-bas, avec la somme de cinq cents dollars, au Tammany Hall, New York, le 10 avril 1876.
Je dépêchai mon repas de midi et bientôt en avant de nouveau ! Hélas ! tandis que nous grimpions l’interminable colline sur l’autre versant : « prout » semblait avoir perdu sa vertu. Je « proutais » comme un lion, je « proutais » doucereusement comme un pigeon qui roucoule, mais Modestine n’était ni attendrie ni intimidée. Elle s’en tenait, opiniâtre, à son allure. Rien, sinon un coup ne l’aurait fait bouger et encore pour une seconde. Je devais la talonner en lui cinglant les côtes, sans cesse. Un arrêt d’un moment dans cette ignoble besogne et elle récidivait à son allure particulière. Je crois que je n’ai jamais entendu parler de personne en aussi abjecte situation. Je voulais atteindre le lac du Bouchet, où j’avais l’intention de camper, avant le coucher du soleil, et, pour n’en conserver que l’espoir, il me fallait immédiatement maltraiter cet animal résigné. Le bruit des coups que je lui administrais m’écœurait. Une fois, tandis que je la regardais, elle me parut ressembler vaguement à une dame de ma connaissance qui m’avait autrefois accablé de ses bontés. Et cela ajouta au dégoût de ma cruauté.
Pour comble de malchance, nous rencontrâmes un autre baudet, vagabondant à son gré sur le bord de la route. Or, cet autre baudet se trouvait par hasard un Monsieur. Lui et Modestine se rencontrèrent en manifestant leur plaisir et je dus séparer leur couple et rabattre leur jeune ardeur par une nouvelle et fiévreuse bastonnade. Si l’autre bourriquet avait eu sous la peau un cœur de mâle, il serait tombé sur moi à coup de dents et de sabots et c’eût été du moins une sorte de consolation, – il était tout à fait indigne de la tendresse de Modestine. Mais cet incident m’attrista comme tout ce qui me rappelait le sexe de mon âne.
Il faisait une chaleur d’étuve en remontant la vallée, sans un souffle de vent, un soleil ardent sur mes épaules et il me fallait jouer si constamment du bâton que la sueur coulait dans mes yeux. Toutes les cinq minutes, aussi, le paquetage, le panier, le paletot marin inclinaient fâcheusement, d’un côté ou de l’autre et j’étais contraint d’arrêter Modestine, à l’instant précis où j’avais obtenu d’elle une cadence acceptable de deux milles à l’heure, pour tirailler, pousser, épauler ou réajuster le chargement. Et, à la fin, dans le village d’Ussel, le bât et le fourniment au complet, firent un tour de conversion et se vautrèrent dans la poussière, sous le ventre de l’ânesse. Elle, au comble de la joie, aussitôt se redressa et parut sourire et un groupe d’un homme, de deux femmes, et deux enfants survint et, debout autour de moi, en demi-cercle, l’encouragèrent par leur exemple.
J’avais un mal du diable à remettre l’attirail en place et à la minute où j’y avais réussi sans hésiter, il dégringolait et retombait de l’autre côté. On juge si j’étais furieux ! Pourtant nulle main ne s’offrait pour me prêter assistance. L’homme à dire vrai, observa que je devrais avoir un paquetage d’autre forme. Je lui conseillai, s’il ne connaissait rien de mieux sur la question dans mon état, de tenir au moins sa langue. Et le drôle au bon naturel en convint en me souriant. J’étais dans la plus pitoyable situation. Il fallut tout simplement me contenter du paquetage pour Modestine et assumer les autres articles, comme ma part de portage : un bâton, une bouteille de deux pintes, une vareuse de pilote aux poches lourdement chargées, deux livres de pain bis, un panier sans couvercle empli de viandes et de récipients. Je crois que je peux dire que je ne suis point dépourvu de grandeur d’âme, car je ne reculai pas devant cet infamant fardeau. Je le disposai, Dieu sait comme, de façon à le rendre à moitié portatif, et je me mis à diriger Modestine à travers le village. Elle tentait, selon son invariable habitude, en effet, de pénétrer dans toute maison ou courette, tout le long du chemin. Et, encombré comme je l’étais, sans nulle main pour m’aider, aucune phrase ne saurait donner une idée de mes difficultés. Un ecclésiastique et six ou sept autres examinaient une église en voie de réparation et ses acolytes et lui se mirent à rire à gorge déployée dès qu’ils me virent en cet état. Je me souvins d’avoir ri moi-même lorsque j’avais vu de braves gens en lutte avec l’adversité sous les espèces d’un bourriquet et ce souvenir me remplit de remords. C’était dans mes jours insoucieux d’autrefois, avant que m’advînt cet ennui-ci. Dieu sait du moins que je n’en ai jamais plus ri depuis, pensais-je. Oh ! quelle cruauté pourtant dans pareille exhibition pour ceux qui s’y trouvent engagés !
À peine hors du village, Modestine, possédée du démon, jeta son dévolu sur un chemin de traverse et refusa positivement de le quitter. Je laissai choir tous mes ballots et, j’ai honte de l’avouer, cognai par deux fois la coupable, en pleine figure. C’était pitoyable de la voir lever la tête, les yeux clos comme si elle attendait une autre correction. Je me rapprochai en hurlant, mais j’agis plus sagement que cela et je m’assis carrément sur le bord de la route, afin d’envisager ma situation sous l’influence lénifiante du tabac et d’une goutte de brandy. Modestine, pendant ce temps-là, croquait quelques morceaux de pain bis d’un air d’hypocrite contrition. Il était clair que je devais offrir un sacrifice aux dieux du naufrage. Je jetai au loin la boîte vide destinée à contenir du lait ; je jetai au loin mon pain blanc et, dédaignant de supporter une perte générale, je gardai le pain noir pour Modestine. Enfin je lançai au loin le gigot froid de mouton et le fouet à œufs, bien que ce dernier me fût cher. Ainsi trouvai-je place pour chaque chose dans le panier et même je fourrai sur le haut ma vareuse de batelier. Ce panier, au moyen d’un bout de ficelle, je le suspendis en bandoulière et, bien que la corde me sciât l’épaule, et que le surtout pendît presque à ras du sol, c’est d’un cœur plus allègre que je repris ma route.
J’avais désormais un bras libre pour rosser Modestine et je la châtiai sans ménagement. Si je voulais atteindre le bord du lac avant l’obscurité, elle devait mettre ses jambes grêles à vive cadence. Déjà le soleil avait sombré dans un brouillard précurseur du vent et, quoiqu’il demeurât quelques traînées d’or au loin vers l’est, sur les monts et les obscurs bois de sapins, l’atmosphère entière était grise et froide autour de notre sente à l’horizon. Une multitude de chemins de traverse campagnards conduisaient ici et là parmi les champs. C’était un labyrinthe sans la moindre issue. Je pouvais apercevoir ma destination en levant la tête ou plutôt le pic qui dominait mon but. Quant à choisir, comme je m’en flattai, les routes finissaient toujours par s’éloigner de ce but, par sinuer en arrière vers la vallée ou par ramper au nord à la base des montagnes. Le jour déclinant, la couleur se dégradant, la région rocailleuse, sans intimité et nue que je traversais, me jetèrent dans une sorte de découragement. Je vous prie de le croire, le gourdin ne demeurait point inactif. J’estime que chaque pas convenable que faisait Modestine doit m’avoir coûté au moins deux coups bien appliqués. On n’entendait d’autre bruit dans les alentours que celui de ma bastonnade infatigable.
Tout à coup, au fort de mes épreuves, le chargement, une fois de plus, mordit la poussière et, comme par enchantement, toutes les cordes se rompirent avec ensemble et la route fut jonchée de mes précieux trésors. Le paquetage était à refaire depuis le début et, comme il s’agissait pour moi d’inventer un nouveau et meilleur système, je suis persuadé d’y avoir perdu une demi-heure. Il commençait à faire sérieusement noir, lorsque j’atteignis un désert d’herbage et de pierrailles. Ça avait l’air de ressembler à une route qui aurait conduit partout à la fois. Je me sentais tomber dans un état voisin du désespoir, lorsque j’aperçus deux êtres qui avançaient dans ma direction au milieu des galets. Ils marchaient l’un derrière l’autre comme des mendiants, mais leur allure était extraordinaire. Le fils était en tête : un type de haute taille, mal bâti, l’air sombre, pareil à un Écossais. La mère suivait, toute dans ses atours du dimanche, avec à son bonnet une guimpe élégamment brodée, et, perché là-dessus, un chapeau de feutre neuf. Elle proférait, tandis qu’elle exagérait ses enjambées, cotillons retroussés,