la nuit, car la lumière du jour ne cesse jamais dans les champs de l’espace.
Comme j’entreprenais de remonter la vallée, un ouragan surgi de l’Orient, s’y abattit quoique les nuages au-dessus de ma tête continuassent leur course dans une direction presque opposée. Quelques enjambées plus loin, et j’aperçus un versant entier de la montagne doré par le soleil ; et un peu au-delà encore, entre deux pics, un disque de lumière éblouissante apparut flottant dans le ciel et je me trouvai une fois de plus, face à face, avec l’immense bûcher de joie qui occupe le centre de notre système planétaire.
Je ne rencontrai qu’un être humain, cette matinée-là : un sombre voyageur d’allure militaire qui portait une carnassière attachée à un ceinturon. Il me fit une remarque qui vaut, me semble-t-il, d’être rapportée. Comme je lui demandais, en effet, s’il était protestant ou catholique :
– Oh ! fit-il, je n’ai point honte de ma religion. Je suis catholique.
Il n’avait point honte de sa religion ! La phrase est un document de naïve statistique ; c’est façon de s’exprimer, en effet, de quelqu’un de la minorité. Je pensais en souriant à Baville et à ses dragons, et qu’on peut bien fouler une religion sous les rudes sabots des chevaux pendant un siècle et ne la laisser que plus vivante après cette épreuve. L’Irlande est toujours catholique ; les Cévennes sont toujours protestantes. Une pleine corbeillée de lois et de décrets, non plus que les sabots et gueules des canons d’un régiment de cavalerie ne peuvent modifier d’un iota la liberté de penser d’un laboureur. D’apparence, les gens de la campagne n’ont pas beaucoup d’idées, mais telles qu’ils les ont, elles sont hardiment implantées et prospèrent d’une façon florissante par la persécution. Quiconque a vécu, pendant longtemps, dans la sueur des midis laborieux et sous les étoiles de la nuit, un hôte des monts et des forêts, un vieux campagnard honnête est, en fin de compte, en étroite communion avec les forces de l’univers et en amitié féconde avec son Dieu tout proche. Comme mon Frère montagnard de Plymouth, il connaît le Seigneur. Sa religion n’est point fondée sur un choix d’arguments, elle est la poésie de l’expérience humaine, la philosophie de l’histoire de sa vie. Au cours des ans, Dieu est apparu à cet homme simple comme une puissance considérable, semblable à un grand soleil qui brille ; il est devenu le substratum et l’essence de ses moindres réflexions. On peut changer d’autorité credo et dogmes ou décréter une religion nouvelle au son des trompettes, si l’on veut ; mais voici un homme qui garde ses idées personnelles et y adhère d’une manière opiniâtre, dans le bien et le mal. Il est catholique, protestant ou Frère de Plymouth, dans le même sens irrévocable qu’un homme n’est pas une femme ou une femme n’est pas un homme. Car il ne saurait changer sa croyance, à moins d’extirper tous les souvenirs de son passé et d’une manière stricte et artificielle, modifier son état d’esprit.
VI – LE CŒUR DE LA CONTRÉE
Je me rapprochais maintenant de Cassagnas, un brelan de toits noirs au versant de la montagne dans cette sauvage vallée, parmi les plantations de châtaigniers, les yeux levés dans l’air clair vers d’innombrables pics rocheux. La route qui longe la Mimente est assez récente et les montagnards ne sont pas encore revenus de leur surprise d’avoir vu le premier véhicule arriver à Cassagnas. Toutefois, bien que situé ainsi à l’écart du cours des affaires humaines, ce hameau avait déjà fait figure dans l’histoire de France. Tout près de là, dans des cavernes de la montagne, se trouvait un des cinq arsenaux de Camisards. Ils y emmagasinaient des vêtements, et des vivres et des armes en cas de besoin ; ils y forgeaient des baïonnettes et des sabres et fabriquaient eux-mêmes leur poudre à fusil, au moyen de charbon de saule et de salpêtre bouillis dans des marmites. Dans ces mêmes cavernes au milieu de cette industrie d’une grande diversité, malades et blessés étaient montés pour guérir. Là, ils étaient visités par deux chirurgiens, Chabrier et Tavan, et ravitaillés en secret par les femmes du voisinage.
Des cinq légions dans lesquelles se répartissaient les Camisards la plus ancienne et la plus obscure avait ses entrepôts près de Cassagnas. C’était la bande d’Esprit Séguier, des hommes qui avaient uni leurs voix à la sienne pour chanter le Psaume 68 la nuit qu’ils marchaient contre l’archiprêtre des Cévennes. Séguier, promu au ciel, eut pour successeur Salomon Couderc, que Cavalier, dans ses mémoires, appelle chapelain général de toute l’armée des Camisards. C’était un prophète, un grand sondeur de consciences, qui admettait les gens aux sacrements ou les éconduisait après avoir scruté attentivement chacun dans les yeux. Et il connaissait par cœur la plupart des Écritures sacrées. Ce fut certes heureux pour lui, puisque, dans un coup de main en août 1703, il perdit sa mule, ses archives et sa Bible. On s’étonne seulement que ces gens-là ne furent pas plus souvent pris par surprise, car cette légion de Cassagnas avait des théories guerrières vraiment patriarcales. Elle bivouaquait sans postes de sentinelles, laissant ce soin aux anges du Dieu pour lequel elle combattait. Ceci témoigne non seulement de la foi de ces lutteurs mais de la région dépourvue de routes où ils trouvaient asile. M. de Caladon faisant une promenade, par une belle journée, tomba à l’improviste au milieu d’eux comme il aurait pu tomber au milieu « d’un troupeau de moutons en plaine ». Certains dormaient, certains éveillés psalmodiaient. Un traître n’avait besoin de nulle recommandation pour s’insinuer dans leurs rangs ; il lui suffisait de « savoir chanter des psaumes » et même le prophète Salomon « le tenait en particulière amitié ». Ainsi vivait, parmi ses inextricables sentiers montagnards, la troupe rustique. Et l’histoire ne peut lui attribuer que peu d’exploits, en dehors des sacrements et des extases.
Des gens de cette forte et rude espèce ne seront, comme je viens de le dire, qu’inébranlables dans leur religion. Leur apostasie se réduit à de simples manifestations de conformisme extérieur, comme celle de Naaman dans la danseuse de Rimmon. Quand Louis XVI, aux termes d’un édit « convaincu de l’inutilité d’un siècle de persécutions et, plutôt par nécessité que par sympathie » leur accorda enfin la grâce royale de tolérance, Cassagnas était toujours protestant et il en est encore ainsi aujourd’hui jusqu’au dernier de ses habitants. À vrai dire, il y a une famille qui n’est pas protestante, non plus que catholique du reste. C’est celle d’un curé catholique en rébellion qui s’est marié avec une institutrice. Et sa conduite, fait à noter, est désapprouvée par les protestants du village.
– Singulière idée pour un homme, disait l’un d’eux, de se dégager de ses vœux !
Les villageois que je rencontrai semblaient intelligents selon l’acception provinciale. Ils étaient tous de mœurs honnêtes et dignes. Comme protestant moi-même, on me regardait d’un bon œil et mes connaissances historiques me valurent tout d’abord de la considération. Car, nous avions à table d’hôte, une conversation qui ressemblait fort à de la controverse religieuse, un gendarme et un commerçant avec lesquels je prenais mon repas étant tous deux étrangers à la localité et catholiques. La jeunesse de l’établissement faisait cercle autour de nous et soutenait mon point de vue. Toute la discussion était empreinte de tolérance. Elle surprenait un homme élevé au milieu des subtilités acerbes et pointilleuses de l’Écosse. Le commerçant à la vérité s’échauffa un peu et fut beaucoup moins satisfait que les autres de mon érudition historique. Quant au gendarme, il était très coulant sur toutes choses.
– On a toujours tort d’abjurer, conclut-il. Et cette remarque fut unanimement approuvée.
Telle n’était point l’opinion du prêtre et du militaire de Notre-Dame des Neiges. Mais cette race-ci est différente et peut-être que la même sincérité qui la poussait à la résistance la rendait-elle capable maintenant d’admettre avec bienveillance des convictions opposées. Car le courage respecte le courage. Mais là où une croyance a été foulée aux pieds, on peut s’attendre à trouver une population aux idées moyennes et mesquines. L’œuvre véritable de Bruce et de Wallace fut la réunion des deux nations, non que l’hostilité cessât immédiatement ; aux frontières des escarmouches continuèrent. Mais, au moment opportun, elles purent faire leur jonction dans un mutuel respect.
Le commerçant s’intéressa beaucoup à mon voyage. Il pensait dangereux de dormir en rase campagne.
– Il y a des loups, dit-il. Et puis, on sait que vous êtes anglais. Les Anglais ont toujours bourse bien garnie. Il pourrait fort bien venir à l’idée de quelqu’un de vous faire un mauvais parti pendant la nuit.
Je lui répondis que je n’avais point peur de tels accidents et que, en tout cas, j’estimais peu sage de s’attarder à ces craintes et d’attacher de l’importance à de menus risques dans l’organisation de la vie. La vie en soi était au moins aussi dangereuse qu’un loup et qu’il n’y avait pas lieu de prêter attention à chaque circonstance additionnelle de l’existence. Il pourrait se produire, dis-je, une rupture dans votre organisme tous les jours de la semaine. Et c’en serait fini de vous, même si vous étiez enfermé dans votre chambre à triple tour de clef.
– Cependant, objecta-t-il, coucher dehors !
– Dieu, fis-je, est partout.
– Cependant, coucher dehors ! répéta-t-il. Et sa voix était éloquente de frayeur secrète.
Ce fut l’unique personne, au cours de mon voyage, à trouver quelque hardiesse dans un acte aussi simple quoique beaucoup le jugeassent gratuit. Une seule, par contre, témoigna d’en aimer beaucoup l’idée et ce fut mon frère de Plymouth qui s’exclama, lorsque je lui eus dit préférer dormir