inspiration, j’y ajoutai mon havresac vide, plutôt par commodité de portage que dans la pensée qu’il pourrait m’être nécessaire au cours de mon voyage. Pour les besoins les plus pressants, je pris un gigot froid de mouton, une bouteille de beaujolais et une provision importante de pain bis et blanc, comme Père Adam, pour moi-même et le baudet ; toutefois, dans mon projet, la destination de ces derniers objets était inverse.
Les gens du Monastier, de toutes nuances d’opinion politique, s’accordèrent pour me prédire maintes mésaventures grotesques et me menacer de mort subite dans des conditions extravagantes. Sur froid, loups, voleurs et par-dessus tout les mauvais tours de la nuit était quotidiennement et éloquemment appelée mon attention. Pourtant, dans ces vaticinations, on négligeait l’évident, le véritable danger. Comme chrétien c’est de mon bagage que j’ai eu à souffrir en chemin. Avant de raconter mes malchances personnelles, que l’on me permette de dire en peu de mots la leçon de mon expérience. Si le paquetage est bien attaché par des courroies aux extrémités et pend à pleine longueur, – pas replié en deux, bon Dieu ! – à travers la selle de bât, le voyageur n’a rien à craindre. La selle de bât pourra certes n’être point ajustée, telle est l’imperfection de notre vie éphémère ; elle pourra assurément glisser et tendre à se renverser, mais il y a des pierres de chaque côté d’une route et on apprend bientôt l’art de corriger n’importe quel penchant au déséquilibre au moyen d’un caillou bien placé.
Le jour de mon départ, j’étais debout un peu après cinq heures. Vers six heures, nous commençâmes à charger le baudet et dix minutes plus tard mes espérances gisaient dans la poussière. Le bât ne prétendait pas tenir sur le dos de Modestine, même une demi-minute. Je le renvoyai à son fabricant avec lequel j’eus une prise de bec tellement injurieuse que le trottoir de la rue était garni, de nous à vous, d’une foule de badauds qui regardaient et écoutaient. Le bât changea de mains avec beaucoup de vivacité. Peut-être serait-il plus exact de dire que nous nous le jetâmes réciproquement à la tête. En tout cas, étions-nous fort échauffés et inamicaux et parlions-nous avec une excessive liberté.
J’obtins une banale selle de bât – une barde comme on dit – qui convenait à Modestine et une fois de plus je la chargeai de mon attirail. Le sac replié, mon paletot marin (car il faisait chaud et j’allais marcher en vareuse) une longue miche de pain noir et un panier sans couvercle qui renfermait le pain blanc, le gigot de mouton et les bouteilles furent accrochés ensemble par une série de nœuds fort perfectionnés et j’en examinai le résultat avec une vaine satisfaction. Dans un monstrueux chargement de ce genre, le fardeau entier portait sur l’encolure du baudet et rien en dessous ne faisant contrepoids, sur un bât aux sangles neuves qui n’avait jamais servi à l’équipement de l’animal, accroché au surplus par des courroies neuves aussi qu’on pouvait s’attendre à voir s’élargir et se distendre pendant la route, même le touriste le plus insoucieux aurait pressenti une catastrophe imminente. Ce système perfectionné de nœuds, au surplus, était l’œuvre de trop nombreux sympathisants pour être réalisé fort habilement. Il est vrai qu’ils avaient serré les cordes énergiquement. Pas moins de trois à la fois, un pied sur l’arrière-train de Modestine, ils tirèrent là-dessus grinçant des dents. Or, j’appris par la suite qu’une seule personne entendue, sans le moindre déploiement de force, pouvait faire plus efficace besogne qu’une demi-douzaine de domestiques enthousiastes et en transpiration. Mais je n’étais alors qu’un novice. Même après la mésaventure du bât, rien ne pouvait troubler ma confiance et je franchis le seuil de l’écurie comme un bœuf se dirige à l’abattoir.
II – L’ÂNIER INEXPÉRIMENTÉ
La cloche du Monastier sonnait juste neuf heures, lorsque j’en eus terminé avec ces ennuis préliminaires et descendis la colline à travers les prés communaux. Aussi longtemps que je demeurai en vue des fenêtres, un secret amour-propre et la peur de quelque défaite ridicule me retinrent de sourdes menées contre Modestine. Elle avançait d’un pas trébuchant sur ses quatre petits sabots, avec une sobre délicatesse d’allure. De temps en temps, elle secouait les oreilles ou la queue et elle paraissait si menue sous la charge qu’elle m’inspirait des craintes. Nous traversâmes le gué sans difficultés. Il n’y avait aucun doute à ce sujet, elle était la docilité même. Puis, une fois sur l’autre bord, où la route commence son ascension à travers les bois de pins, je pris dans la main droite l’impie bâton du commandement et, avec une vigueur tremblante, j’en fis application au baudet. Modestine activa sa marche pendant peut-être trois enjambées, puis retomba dans son premier menuet. Un autre coup eut le même résultat et aussi le troisième. Je suis digne du nom d’Anglais et c’est violenter ma conscience que de porter rudement la main sur une personne du sexe. Je cessai donc et j’examinai la bête de la tête aux pieds : les pauvres genoux de l’ânesse tremblaient et sa respiration était pénible. De toute évidence, elle ne pouvait marcher plus vite sur une colline. Dieu m’interdit, pensai-je, de brutaliser cette innocente créature. Qu’elle aille de son pas et que je la suive patiemment !
Ce qu’était cette allure, aucune phrase ne serait capable de la décrire. C’était quelque chose de beaucoup plus lent qu’une marche, lorsque la marche est plus lente qu’une promenade. Elle me retenait chaque pied en suspens pendant un temps incroyablement long. En cinq minutes, elle épuisait le courage et provoquait une irritation dans tous les muscles de la jambe. Et pourtant, il me fallait me garder tout à proximité de l’âne et mesurer mon avance exactement sur la sienne. Si, en effet, je ralentissais de quelques mètres à l’arrière ou si je la devançais de quelques mètres, Modestine s’arrêtait aussitôt et se mettait à brouter. L’idée que ce manège pouvait durer ainsi jusqu’à Alais me brisait quasiment le cœur. De tous les voyages imaginables, celui-ci promettait d’être fastidieux. Je m’efforçais de me répéter qu’il faisait une journée délicieuse. Je m’efforçais d’exorciser, en fumant, mes fâcheux présages. Mais la vision me restait sans cesse présente de longues, longues routes au sommet des monts ou au creux des vallées, où deux êtres se mouvaient d’une façon infinitésimale, pied à pied, un mètre à la minute et, comme les fantômes ensorcelés d’un cauchemar, sans se rapprocher jamais du terme.
Sur ces entrefaites, voici que monta derrière nous un gros paysan, âgé peut-être d’une quarantaine d’années, de mine ironique et bourrue et vêtu de la veste verdâtre de la contrée. Il nous surprit cheminant côte à côte et s’arrêta pour regarder notre pitoyable avance.
– Votre baudet, dit-il, est très vieux ?
Je lui répondis que je ne le pensais pas.
– Alors, supposa-t-il, il vient de fort loin ?
Je lui répondis que nous venions seulement de quitter le Monastier.
– Et vous marchez comme ça ! s’écria-t-il. Et rejetant la tête en arrière il partit d’un long et cordial éclat de rire. Je le regardai, déjà prêt à demi à me sentir offensé, tant qu’il eût satisfait à son hilarité. Et alors : « Vous n’avez pas à avoir aucune pitié pour ces animaux », fit-il. Et arrachant une verge à un buisson, il se mit à en fouetter Modestine sur l’arrière-train, en poussant un cri. La malheureuse redressa les oreilles et partit sans façons à une vive allure qu’elle garda sans ralentir, sans témoigner du moindre symptôme de détresse, aussi longtemps que le paysan resta près de nous. Son premier essoufflement et son tremblement n’avaient été, j’ai regret de le dire, que comédie.
Mon « deus ex machina », avant de me quitter me donna un excellent, quoique inhumain conseil. Il me le tendit, en même temps que la baguette qui, déclara-t-il, serait plus finement sentie que mon bâton. Finalement, il m’apprit le véritable cri ou le mot maçonnique des âniers : « Prout ! » Tout le temps, il me regarda d’un air sardonique et comique, gênant à supporter, et il se moqua de ma manière de mener un baudet, comme j’aurais pu me moquer de son orthographe ou de sa veste verdâtre. Mais ce n’était pas mon tour pour l’instant.
J’étais fier de mon savoir neuf et pensais que j’avais appris à perfection l’art de conduire. Et, certes, Modestine accomplit des prodiges durant le reste de l’avant-midi et j’avais large espace où respirer et loisir de regarder. C’était dimanche. Les champs de la montagne étaient tous déserts dans la clarté du soleil et, tandis qu’au bas de la côte, nous traversions Saint-Martin-de-Fugères, l’église débordait de fidèles jusque sur le seuil. Il y avait des gens agenouillés au-dehors sur les marches et le bruit du plain-chant du prêtre m’arriva de l’intérieur obscur. Cela me donna aussitôt une impression de famille, car je suis, pour ainsi dire, un compatriote du dimanche et toutes les observances du dimanche, comme l’accent écossais, agitent en moi des sentiments complexes : reconnaissance et le contraire. Il n’y a qu’un voyageur, qui surgit là comme un évadé d’une autre planète, à pouvoir goûter exactement la paix et la beauté de la grande fête ascétique. La vue de la contrée au repos lui fait du bien à l’âme. Il y a quelque chose de meilleur que la musique dans le vaste silence insolite, et qui dispose à d’agréables pensées comme le bruit d’une mince rivière ou la chaleur du clair soleil.
Dans cet agréable état d’esprit, je descendis la colline, jusqu’à l’endroit où est situé Goudet, à la pointe verdoyante d’une vallée, en face du Château de Beaufort sur