pieusement entretenues. Mais dans les villes, chez ceux qu’on nomme les classes supérieures, j’ai peur que ces antiques exploits ne soient devenus des contes oiseux. Si l’on rencontre une société mêlée aux Armes Royales à Wigton, il n’y est point parlé de la même façon des Covenantaires. Que dis-je ? À Muirkirk de Glenluce, j’ai rencontré la femme d’un bedeau qui n’avait jamais entendu parler du prophète Peden. Mais ces Cévenols-ci étaient fiers de leurs ancêtres, dans un sentiment tout différent. La guerre était leur topique préféré. Ses hauts faits leurs lettres patentes de noblesse. Et là où un homme et une famille n’avaient eu que cette seule aventure, une aventure héroïque, on pouvait s’attendre à une certaine prolixité de renseignements et l’excuser. On me dit que la contrée abondait en légendes jusqu’alors non recueillies. Par ces gens, j’entendis parler de descendants de Cavalier – non de descendants en ligne directe, mais de neveux ou de cousins – qui étaient toujours des personnages considérés sur le théâtre des exploits du gamin-général. Un fermier avait vu les os d’anciens combattants exhumés au soleil d’un après-midi du XIXe siècle, dans un champ où les ancêtres avaient combattu et où leurs arrière-petits-fils creusaient un fossé.
Plus tard, dans la journée, un des pasteurs protestants eut l’amabilité de me rendre visite ; un homme jeune, intelligent et distingué avec qui je passai quelques heures d’agréable conversation. Florac, me dit-il, est mi-partie protestant, mi-partie catholique. La différence de religion s’y double, d’ordinaire, d’une divergence politique. Qu’on juge de ma surprise, arrivant comme je le faisais, d’une Pologne aux caquetages de purgatoire comme cette bourgade du Monastier, lorsque j’appris que la population entière vivait en relations très pacifiques, qu’il y avait même échange de bons services entre des familles ainsi doublement séparées. Camisards noirs et Camisards blancs, miliciens et miquelets et dragons, prophète protestant et cadet catholique de la Croix Blanche, tous avaient sabré et fait le coup de feu, brûlé, pillé et assassiné, le cœur ivre de passion et de courroux et là-même, cent soixante-dix ans après, le Protestant était toujours protestant, le Catholique toujours catholique, dans une mutuelle tolérance et douce amitié de vie. Mais le genre humain comme cette indomptable nature dont il est issu lui a conféré ses qualités particulières. Les années et les saisons portent diverses moissons, le soleil réapparaît après la pluie et l’humanité survit aux animosités séculaires comme un individu se dégage des passions quotidiennes. Nous jugeons nos devanciers d’un point de vue plus théologique et la poussière s’étant un peu dissipée après plusieurs siècles, nous pouvons voir les antagonistes parés de vertus humaines et se combattant avec un semblant de raison.
Je n’ai jamais cru qu’il fût facile d’être équitable et j’ai trouvé, de jour en jour, que c’était même plus difficile que je ne pensais. J’avoue avoir rencontré ces Protestants avec plaisir et avec l’impression d’être comme en famille. J’avais coutume de parler leur langage, dans une autre et plus profonde acception du terme que ce qui en fait la distinction entre le français et l’anglais, car la véritable Babel consiste en une divergence morale. Par là m’était possible une sociabilité plus libre avec les Protestants et plus exacte à leur endroit qu’envers les Catholiques. Père Apollinaire pouvait faire équipe avec mon frère montagnard de Plymouth, comme deux vieillards innocents et dévots. Pourtant, je me demande si j’étais aussi près de sentir les mérites du Trappiste ou, si, catholique, j’eusse apprécié si chaleureusement le dissident de La Vernède. Avec le premier j’étais dans un état de pure indulgence, tandis qu’avec l’autre, malgré un malentendu et tout en gardant certaines réserves, il était toujours possible de soutenir une conversation et d’échanger de loyales pensées. Dans ce monde imparfait, nous accueillons avec joie des sympathies même partielles. Et ne rencontrerions-nous qu’un seul homme auquel ouvrir notre cœur franchement, avec qui pouvoir marcher dans l’affection et la simplicité sans feinte, nous n’avons pas lieu de nous plaindre ni du monde, ni de Dieu.
V – DANS LA VALLÉE DE LA MIMENTE
Le mardi, 1er octobre, nous quittâmes Florac, bourrique fatiguée et conducteur de bourrique fatigué. Un petit chemin en amont du Tarnon, un pont couvert en bois, nous firent pénétrer dans la vallée de la Mimente. D’âpres montagnes de roche rougeâtre dominaient le cours d’eau. D’immenses chênes et des châtaigniers croissaient sur les versants ou sur les terrasses pierreuses. Çà et là, un champ rouge de millet ou quelques pommiers surchargés de pommes écarlates, puis la route longea de fort près deux hameaux obscurs, l’un d’eux nanti d’un ancien château-fort, haut perché, à réjouir le cœur du touriste.
Ici encore il fut malaisé de découvrir un emplacement où camper. Même sous les chênes et les châtaigniers, le sol n’était pas seulement déclive, mais encombré de cailloux épars. Là où il n’y avait point de couvert, les montagnes dévalaient jusqu’au cours d’eau dans un précipice rougeâtre tapissé de bruyères. Le soleil avait quitté les pics les plus hauts devant moi et la vallée s’emplissait du mugissement des cornes des bergers qui ramenaient les troupeaux à l’étable pendant que j’examinais une crique de prairies à quelque distance sous la route, dans un repli de la rivière. J’y descendis et attachant provisoirement Modestine à un arbre, je me mis à inspecter le voisinage. Une ombre crépusculaire d’un gris cendré emplissait le ravin. À peu de distance les objets devenaient indistincts et s’enchevêtraient trompeusement les uns aux autres. Et l’obscurité montait rapidement comme une buée. Je m’approchais d’un chêne immense qui croissait dans la prairie à l’extrême bord de la rivière, lorsque, à mon déplaisir, des voix d’enfants me parvinrent aux oreilles et j’aperçus une habitation, au tournant, sur la rive opposée. Je fus presque tenté de recharger et de repartir ; toutefois l’obscurité croissante m’engagea à rester. Je n’avais qu’à me tenir coi jusqu’à la venue de la nuit et à me fier à l’aurore pour m’appeler de bonne heure, le matin. Pourtant il était pénible d’être gêné par des voisins dans une si vaste hôtellerie.
Un creux sous le chêne me servit de lit. Avant que j’eusse donné à manger à Modestine et disposé mon sac, trois étoiles brillaient déjà avec éclat et les autres commençaient d’apparaître aux profondeurs du ciel. Je descendis emplir mon bidon à la rivière qui semblait très sombre parmi les rochers ; je dînai de bon appétit dans l’obscurité, car j’hésitais à allumer une lanterne si près d’une maison. La lune, dont j’avais vu le pâle croissant durant tout l’après-midi, éclairait faiblement le faîte des monts, mais aucun rayon ne descendait au creux du ravin où j’étais étendu. Le chêne se dressait devant moi comme une colonne d’obscurité et, au-dessus de ma tête, de bienveillantes étoiles étaient accrochées au fronton de la nue. Personne ne connaît les étoiles qui n’a dormi, selon l’heureuse expression française, à la belle étoile. Il peut bien savoir tous leurs noms et distances et leurs grandeurs et demeurer pourtant dans l’ignorance de ce qui seul importe à l’humanité, leur bénéfique et sereine influence sur les âmes. Les étoiles sont la plus grande source de poésie et, à juste titre d’ailleurs, car elles sont elles-mêmes les plus classiques des poètes. Ces mondes même lointains, brillants comme des flambeaux ou agglomérés comme une poussière de diamants, là-haut, ont été les mêmes pour Roland ou pour Cavalier, lorsque pour emprunter une expression de ce dernier, « ils n’avaient d’autre tente que les cieux et d’autre lit que la terre maternelle ».
Toute la nuit, un vent violent souffla dans la vallée et je sentis sur moi tomber les glands du chêne. Pourtant cette première nuit d’octobre, l’atmosphère était aussi douce qu’au mois de mai et je dormis ayant repoussé ma fourrure.
Je fus fort troublé par les jappements d’un chien, animal que je redoute plus qu’un loup. Un chien est infiniment plus brave et, en outre, le sentiment du devoir l’encourage. Si l’on tue un loup, on ne rencontre qu’approbation et louange ; si l’on tue un chien, les droits sacro-saints de la propriété et les affections domestiques élèvent à la ronde contre vous une clameur réprobatrice en vue d’une réparation. À la fin d’une journée éreintante le bruit cruellement répété de l’aboiement d’un chien cause une vive contrariété ; à un trimardeur de mon espèce, voilà qui représente le monde confortable et sédentaire sous son aspect le plus odieux. Il y a quelque chose du clergyman et de l’homme de loi dans cet animal domestique. S’il n’était pas punissable à coups de pierre, l’homme le plus hardi renoncerait à voyager à pied. J’ai beaucoup d’égards pour les chiens dans le cercle de famille, mais sur la route ou dormant sub divo, je les déteste ensemble et les redoute.
Je fus éveillé le lendemain matin (mardi 1er octobre) par le même cabot – car je le reconnus à son aboiement – descendant à fond de train sur la berge et qui, me voyant me lever, battit en retraite en grande hâte. Les étoiles n’étaient pas encore tout à fait éteintes. Le ciel était de ce gris-bleu atténué et enchanteur du prime matin. Une lumière encore pure commençait de s’épandre et les arbres sur les cimes se silhouettaient à traits secs sur l’horizon. Le vent avait tourné au nord et ne m’atteignait plus dans le ravin ; mais, tandis que je continuais mes préparatifs, il poussa vivement un nuage blanc au-delà du sommet de la montagne et, levant les yeux je fus surpris de voir le nuage teinté d’or. Dans ces régions élevées de l’atmosphère, le soleil brillait déjà comme à midi. Si seulement les nuages voguaient assez haut, pareil phénomène se produirait durant toute