de l’olivier, du tronc le plus délabré, sortaient de jeunes et tendres pousses qui infusaient une vie nouvelle aux débris de la vie ancienne. Ainsi participaient-ils de la nature de plusieurs essences différentes. Et il n’était pas jusqu’à leur bouquet épineux du faîte dessiné de plus près sur le ciel qui ne leur conférât une certaine ressemblance avec le palmier, impressionnante pour l’imagination. Mais leur individualité, quoique formée d’éléments si divers, n’en était que plus riche et plus originale. Et baisser les yeux au niveau de ces masses abondantes de feuillages ou voir un clan de ces bouquets d’antiques châtaigniers indomptables, « pareils à des éléphants attroupés » sur l’éperon d’une montagne, c’est s’élever aux plus sublimes méditations sur les puissances cachées de la nature.
Entre la musarde humeur de Modestine et la beauté de ce spectacle notre progression fut lente, tout cet après-midi. Enfin, observant que le soleil, bien qu’encore loin de son coucher, commençait déjà d’abandonner l’étroite vallée du Tarn, je me mis à songer à un endroit où camper. Ce n’était point chose aisée à trouver. Les terrasses étaient trop étriquées et le sol, là où il n’y avait point de plates-formes, était trop déclive pour s’y pouvoir étendre. J’aurais pu glisser pendant la nuit et m’éveiller, vers le matin, les pieds ou la tête dans la rivière.
Après peut-être un mille, j’aperçus à environ soixante pieds au-dessus de la route, un petit plateau assez large pour contenir mon sac et protégé, comme par un sûr parapet, par le vieux tronc d’un énorme châtaignier. Là, avec des peines infinies, à coups de pied et d’aiguillon, je hissai la reluctante Modestine et me hâtai de la débarrasser de son fardeau. Il n’y avait place que pour moi sur ce plateau et il me fallut remonter presque aussi haut encore, avant de trouver un endroit propice pour ma bourrique. C’était un amas de pierres croulantes, sur un gradin artificiel, qui n’avait certes pas cinq pieds carrés en tout. J’attachai là Modestine et lui ayant donné avoine et pain et empilé un tas de feuilles de châtaigniers dont elle était gourmande, je descendis une fois de plus à mon propre campement.
La position était désagréablement exposée à la vue. Quelques chariots passèrent sur la route voisine et aussi longtemps qu’il fit clair, je me dérobai pour tout le monde, ainsi qu’un Camisard traqué, derrière la forteresse qu’était pour moi le tronc du vieux châtaignier. Car j’avais une véritable peur d’être découvert et visité par des gais lurons pendant la nuit. Je vis pourtant qu’il me faudrait m’éveiller de bonne heure. Ces plantations de châtaigniers en effet, avaient été le théâtre de l’activité locale pas plus tard que la veille. La pente était jonchée de branchages élagués et, çà et là, un gros tas de feuilles était ramassé contre un tronc, car même les feuilles sont avantageuses. Les paysans les utilisent, l’hiver, en manière de fourrage pour leurs bêtes. Je pris mon repas tout craintif et tremblant, à demi replié sur moi-même, afin de n’être point aperçu de la route. Et j’irai jusqu’à dire que j’y étais aussi inquiet que si j’avais été un éclaireur de la clique de Josué sur les hauteurs de la Lozère ou de celle de Salomon dans le Tarn, aux intervalles des chœurs psalmodiés et du sang répandu. Voire, au vrai, peut-être plus encore, car les Camisards témoignaient d’une inébranlable confiance en Dieu. Et ce récit me revenait en mémoire : le comte du Gévaudan chevauchant avec une troupe de dragons et un notaire à l’arçon de sa selle, pour renforcer le serment de fidélité dans tous les hameaux de la région, pénétra dans un vallon des bois. Et il trouva Cavalier et ses partisans en joyeuse frairie assis sur l’herbette, leurs chapeaux enguirlandés de couronnes de buis, tandis qu’une quinzaine de femmes lavaient leur linge à la rivière. Telle était une fête rustique en 1703. À cette date, Antoine Watteau aurait pu peindre des scènes de ce genre.
Ce fut un campement bien différent de celui de la nuit précédente dans la pineraie froide et silencieuse. Il faisait chaud, même étouffant dans la vallée. Le coassement clair des grenouilles, comme la musique et le trémolo d’un sifflet à roulette, s’éleva des bords de la rivière dès avant le soleil couché. Dans l’obscurité croissante de légers froissements commencèrent d’agiter les feuilles tombées. De temps à autre des bruits menus de crissements ou de forage m’arrivaient aux oreilles. Et, de temps à autre, il me semblait apercevoir le passage rapide d’une forme indistincte entre les châtaigniers. Une multitude de grandes fourmis s’attroupaient sur le sol ; des chauves-souris me frôlaient et des moustiques faisaient leur musique au-dessus de ma tête. Les longs rameaux aux bouquets de feuillage se suspendaient contre le ciel ainsi que des guirlandes et ceux qui se trouvaient immédiatement au-dessus ou autour de moi ressemblaient à un treillis qui aurait été détérioré et à demi renversé par un ouragan.
Le sommeil pendant un long temps déserta mes paupières et, au moment précis où je commençais à le sentir voleter paisiblement au-dessus de mes membres et s’installer pesamment dans mon cerveau, un bruit à mon chevet me retint soudain bien éveillé de nouveau et, je l’avoue sans feintes, me fit battre le cœur. Ce bruit, on eût dit de quelqu’un qui grattait avec l’ongle d’un doigt. Il partait d’en dessous de mon havresac qui me servait d’oreiller ; il se reproduisit trois fois avant que j’eusse eu le temps de me lever et de le retourner. Impossible d’y rien voir, impossible de rien entendre de plus que certains de ces mystérieux frôlements proches ou lointains avec l’accompagnement sempiternel du ruisselet et des grenouilles. J’appris le lendemain que les châtaigneraies sont infestées de rats ; froufroutage, grignotements et grattage, tout cela était probablement leur fait. Mais pour le moment l’énigme demeurait insoluble et il me fallut m’accommoder pour dormir, du mieux possible, d’une étonnante perplexité quant à mon voisinage.
Je fus éveillé dans la grisaille du matin (lundi 30 septembre) par un bruit de pas peu distant sur les pierres. Ouvrant les yeux, j’aperçus un paysan qui cheminait à proximité sous les châtaigniers dans une sente que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Il ne tourna la tête ni à gauche, ni à droite et disparut, en quelques enjambées, dans le feuillage. C’en était une chance ! Mais de toute évidence, il était plus que temps de déguerpir. Les ruraux étaient dehors, à peine moins redoutables pour moi dans ma situation indéfinissable, que les soldats du capitaine Poul pour un Camisard intrépide. Je fis manger Modestine avec toute la diligence dont je fus capable. Mais tandis que je retournais à mon sac, je vis un homme et un gamin dévaler le versant de la montagne dans une direction qui croisait la mienne. Ils me saluèrent de paroles inintelligibles et je leur répondis par des mots inarticulés mais cordiaux et m’empressai de mettre mes guêtres.
Le couple, qui semblait être père et fils, remonta jusqu’à la plate-forme et se tint à mon côté, sans souffler mot pendant quelque temps. Le lit était ouvert et je vis, non sans regret, mon revolver gisant bien en vue sur la laine bleue. À la fin, après m’avoir examiné des pieds à la tête, comme le silence était devenu comiquement embarrassant, l’homme, d’une voix qui me parut plutôt revêche, demanda :
– Vous avez dormi ici ?
– Oui, dis-je, comme vous voyez !
– Pourquoi ? interrogea-t-il.
– Ma foi, répondis-je, sans gêne, j’étais fatigué.
Il s’enquit ensuite de l’endroit où j’allais et de ce que j’avais eu pour dîner. Puis, sans la moindre transition : C’est bien ! ajouta-t-il, allons nous-en ! Et son fils et lui, sans un mot de plus, s’en retournèrent jusqu’au prochain et unique châtaignier qu’ils se mirent à émonder. L’affaire s’était passée plus simplement que je ne l’avais espéré. C’était un homme grave, respectable et sa voix inamicale n’impliquait point qu’il crût parler à un coupable, mais certainement à un inférieur.
Je fus bientôt en route, grignotant une barre de chocolat et sérieusement occupé d’un cas de conscience. Devais-je payer mon logement de cette nuit-ci ? J’avais mal dormi. Le lit était plein de puces sous les espèces de fourmis. Il n’y avait point d’eau dans la chambre. L’aurore elle-même avait négligé de m’appeler au matin. J’aurai pu avoir manqué un train, s’il y en avait eu un à prendre dans le voisinage. Bref, j’étais peu satisfait de l’hospitalité et j’avais résolu de ne point payer, sauf si je faisais rencontre d’un mendiant.
La vallée même semblait plus agréable au matin et bientôt la route descendit au niveau de la rivière. Alors, en un endroit où se groupaient plusieurs châtaigniers droits et florissants qui formaient îlot sur une terrasse, je fis ma toilette dans l’eau du Tarn. Elle était merveilleusement pure, froide à donner le frisson. Les bulles de savon s’évanouissaient comme par enchantement, dans le courant rapide et les roches rondes toutes blanches y offraient un modèle de propreté. Me baigner dans une des rivières de Dieu en plein air, me paraît une sorte de cérémonie intime ou l’acte d’un culte demi païen. Barboter parmi les cuvettes dans une chambre peut sans doute nettoyer le corps, mais l’imagination n’a point de part à pareil lessivage. Je poursuivis mon chemin d’un cœur allègre et pacifié et chantonnant en moi-même des psaumes rythmant ma marche.
Soudain surgit une vieille femme qui, à brûle-pourpoint, sollicita l’aumône.
– Bon, pensai-je, voici venir le garçon et l’addition !
Et je réglai sur-le-champ mon logement de la nuit. Prenez ça comme il vous plaira, mais ce fut là le premier et le dernier mendiant rencontré de toute