la conversation tel un dieu ivre. Il ondule comme un serpent, étincelle de mille feux changeants comme un kaléidoscope que l’on agite, transmigre physiquement dans les opinions des autres et ainsi, en un clin d’œil et avec un ravissement enivrant, retourne les questions et les lance à vos pieds, vidées de leur substance, comme un magicien triomphant. J’ai pour habitude, quand l’attitude d’un tiers me déroute, de l’attaquer en présence de Jack avec une telle grossièreté, une telle partialité, et de façon si lassante et si répétitive qu’à la fin il est obligé de prendre sa défense. En l’espace d’un instant, il transmigre, revêt l’habit du personnage dont on parle, et avec une philosophie rêveuse justifie l’attitude en question. Je ne vois rien que l’on puisse comparer avec la vim de ses changements de personnalité, avec l’étrange éventail de son verbe, passant, en un éclair, de Shakespeare à Kant, et de Kant au Major Dyngwell –
Aussi rapidement qu’un musicien égrène des sons
D’un instrument –
avec ses généralisations brutales et hâtives, ses détails absurdes et hors de propos, son esprit, la sagesse, la folie, l’humour et l’éloquence dont il fait preuve, et ses passages du sublime au ridicule, chacun surprenant dans son genre, et pourtant tous lumineux dans le désordre admirable de leur combinaison. Burly, bien qu’il appartienne à la même école, est un causeur d’un calibre différent. C’est un homme d’une grande présence ; il fait naître une atmosphère plus intense, le poids de sa personnalité semble supérieur à celui de la plupart des hommes. On a dit de lui que l’on sentait sa présence dans une pièce où l’on entrait les yeux fermés. Et l’on a dit la même chose, il me semble, d’autres constitutions puissantes condamnées à l’inactivité physique. Quelque chose dans sa façon de parler sent la flibuste et le vacarme, et s’accorde bien avec cette impression. Il vous rugit dessus, se cache la tête entre les mains, éprouve des passions révoltées et atroces ; pendant ce temps, son esprit est tout ce qu’il y a de plus conciliant et réceptif ; et une fois qu’il s’est montré plus tapageur que Pistol et que, pendant des heures, il a pris le ciel à témoin avec force cris, on commence à percevoir un certain tarissement dans ces torrents printaniers, des tentatives de conciliation se dessinent, et on finit bras dessus bras dessous, dans des élans d’admiration réciproque. Les protestations ne servent qu’à rendre votre accord final d’autant plus inattendu et précieux. Pendant tout le temps de la discussion, il a fait preuve d’une sincérité parfaite, d’une intelligence parfaite, du désir d’entendre, quoique pas toujours d’écouter, et d’un souci réel de trouver un accord. Avec Burly, aucun des dangers que l’on rencontre dans une discussion avec Jack l’Éclair ; qui peut, à tout moment, tourner ses pouvoirs de transmigration contre vous, vous prêter des points de vue qui n’ont jamais été les vôtres, et puis vous tomber dessus à bras raccourcis en vous accusant de les avoir défendus. Ces deux-là, du moins, sont mes préférés, et ce sont tous deux des causeurs bruyants, intempérants et intolérants. Cela laisserait supposer que j’appartiens moi aussi à cette catégorie ; car si l’on aime un tant soit peu parler, on apprécie un adversaire féroce et brillant qui défend pied à pied son terrain, comme nous, monnaye chèrement son attention, et nous donne notre comptant de la poussière et de l’effort de la bataille. On peut déloger ces hommes de leur position, mais cela prendra six heures ; l’aventure est longue et ardue, mais elle vaut la peine d’être tentée. Avec ces deux hommes, on passe des journées entières dans le pays enchanté de l’esprit, avec ses habitants, ses paysages, et ses coutumes ; on vit une vie différente, plus âpre, plus active et plus brillante que l’existence réelle ; et on en ressort, une fois la discussion terminée, comme d’un théâtre ou d’un rêve, pour retrouver le souffle du vent d’est et les cheminées de la vieille ville délabrée autour de nous. Jack a de loin l’esprit le plus subtil, Burly le plus honnête. Jack nous offre une poésie pleine d’animation, Burly une prose romantique, sur des thèmes semblables ; le premier brille au firmament comme un météore et éclaire l’obscurité ; le deuxième, avec les couleurs chatoyantes de la flamme, brûle au niveau de la mer, comme un incendie ; mais tous deux ont le même humour et les mêmes intérêts artistiques, et ils poursuivent tous deux leur quête avec la même ardeur inextinguible, le même torrent de paroles et les mêmes éclairs de contradiction.
Cockshot[7] appartient à une espèce différente, mais comme il est extrêmement divertissant, il m’a tenu lieu de boire et de manger pendant plus d’une longue soirée. Il est sec, vif et obstiné, et son vocabulaire est succinct. Mais il se distingue par son ardeur et son entrain extraordinaires. On ne saurait rien avancer qu’il n’ait déjà une théorie toute faite sur le sujet, ou se prépare dans l’instant à en sortir une de ses réserves, et n’entreprenne de la lancer à la mer en votre présence. “Voyons, dit-il, donnez-moi cinq minutes. Je dois bien avoir une théorie là-dessus. ” Difficile d’imaginer un spectacle plus joyeux que la vigueur avec laquelle il s’attelle à la tâche. Possédé d’une énergie démoniaque, il assemble les éléments comme si sa vie en dépendait et tord les idées comme un fort des Halles tord un fer à cheval, d’un effort visible et puissant. Il a, dans ses théories, un instinct, un art, ce que j’appellerais l’enthousiasme de la synthèse ; un Herbert Spencer qui verrait le côté amusant de la chose. Vous n’êtes pas obligé, pas plus que lui, de vous fier à ces convictions flambant neuves. Mais certaines sont assez justes, et vous feront toute une vie ; et les plus médiocres peuvent vous servir de souffre-douleur, à l’image de ces gens désœuvrés qui, après un pique-nique, font flotter une bouteille sur un étang et s’amusent une heure durant à la regarder couler. Quelles qu’elles soient, opinions sérieuses ou caprices du moment, il défend toujours les idées qu’il avance avec une ardeur et une présence d’esprit inlassables, cogne comme un sauvage mais encaisse les coups comme un homme. Il sait et n’oublie jamais que les gens parlent avant tout pour le plaisir de parler ; se conduit sur le ring, pour employer un argot vieilli, en véritable “encaisseur”, et apprécie à sa juste valeur un crochet bien asséné de son adversaire. Cockshot est de l’effervescence mise en bouteille, l’ennemi juré du sommeil. Trois-heures-du-matin-Cockshot, comme le surnomme une victime. Sa conversation est comme le plus brut de tous les champagnes brut de brut. Ses tours de passe-passe et sa vivacité inimitables sont les qualités qui le font vivre. Athelred, en revanche, offre le spectacle d’une nature sincère et quelque peu lente, qui pense à voix haute. C’est l’homme le moins doué que j’aie jamais vu pour briller en société. On le voit parfois se débattre pendant une minute ou deux avec une plaisanterie réfractaire, qu’il n’arrivera peut-être même pas, au bout du compte, à formuler. Et il y a quelque chose de singulièrement attirant, et parfois même d’instructif, dans la simplicité avec laquelle il expose à la fois le processus et le résultat, le mécanisme et le cadran de l’horloge. De plus, il a ses moments d’inspiration. Les mots justes lui viennent comme par accident, et comme ils viennent du fond du cœur, ils ont un bouquet d’autant plus personnel, une certaine humanité vieillie en cave, et enrichie d’un dépôt d’humour. Dans certaines de ses expressions, il a comme marqué de son sceau la langue elle-même ; on penserait qu’il porte les mots à même la peau, et qu’il couche avec. Ce n’est pourtant pas pour ses propos brillants qu’il est le plus digne d’intérêt. C’est plutôt un solide garde forestier de la pensée. J’ai tiré la corde bien souvent, tandis qu’il maniait la cognée ; et à nous deux, malgré cette division inégale du travail, nous avons fait tomber plus d’un sophisme spécieux. Je l’ai vu se colleter avec la même question nuit après nuit pendant des années, la maintenant dans le domaine de la conversation et cherchant sans relâche ses applications dans la vie quotidienne, sous un jour humoristique ou sérieux, sans jamais se presser, sans jamais fléchir et sans tirer un avantage injuste des faits. À un moment donné, Jack, se levant pour ainsi dire du trépied, peut se montrer plus libéralement équitable envers ceux avec qui il n’est pas d’accord ; mais la substance même de ses pensées va jusqu’à l’insulte ; tandis que Athelred, plus lent à inventer des excuses, est encore plus lent à condamner, et, assis sur le maelström du monde, vacillant mais toujours impartial, il continue fidèlement à se débattre avec ses doutes.
Ces deux derniers causeurs traitent beaucoup de bonne conduite et de religion vues à “la lumière crue” de la prose. Indirectement et presque contre son gré, les mêmes éléments apparaissent de temps en temps dans le verbe inquiet et poétique d’Opalstein. Ses connaissances éclectiques et exotiques, ses sympathies entières quoique rarement accordées, son débit abondant, subtil et clair le mettent au rang des meilleurs causeurs ; il se montre peut-être tel avec certains, mais pas tout à fait avec moi – proxime accessit, dirais-je. Il chante les louanges de la terre et des arts, des fleurs et des bijoux, du vin et de la musique, comme s’il donnait une sérénade au clair de lune, au son léger d’une guitare ; même la sagesse sort de sa bouche comme une musique ; personne n’est