menacés que nous sommes par la faim et l’hospice. Et, compte tenu de certaines limites pratiques, il s’agit d’une des vérités les plus incontestables de tout le Corpus Moral. Examinez un moment, je vous en conjure, l’un de vos affairés. Il sème la hâte et récolte l’indigestion ; il fait fructifier une grande quantité d’activités, et ne reçoit en fait d’intérêts qu’une forte dose d’aliénation mentale. Ou bien il fuit farouchement la société de ses semblables et vit en reclus dans un galetas, en pantoufles et avec un encrier de plomb pour toute compagnie. Ou bien il fréquente les gens en coup de vent et avec amertume, dans un spasme de tout son système nerveux, pour décharger sa bile avant de retourner travailler. Peu me chaut qu’il travaille bien ou beaucoup, cet homme est une plaie pour les autres. S’il était mort, ils ne s’en porteraient que mieux. Il leur serait plus facile de se passer de ses services au Bureau des Circonlocutions que de tolérer son esprit grincheux. Il empoisonne la vie à la source. Mieux vaut être saigné à blanc par un neveu insolent que tourmenté quotidiennement par un oncle grognon.
Et, au nom du Ciel, pourquoi tant d’agitation ? Pour quelle raison se croient-ils obligés de gâcher leur vie et celle des autres ? Qu’un homme publie trois ou trente-trois articles par an, qu’il finisse ou non son grand tableau allégorique, le monde n’en a cure. Les rangs de la vie sont bien serrés. Et même s’il tombe mille personnes, d’autres sont toujours prêtes à s’engouffrer dans la brèche. Lorsqu’on disait à Jeanne d’Arc qu’elle ferait mieux de rester à la maison pour se consacrer à des tâches féminines, elle répondait qu’il ne manquait pas de jeunes filles pour broder et aller au lavoir. Il en va de même de vos dons, que vous croyez si rares ! Alors que la Nature “se soucie si peu de la vie individuelle [5]”, pourquoi nous berçons-nous de l’illusion que la nôtre est si importante ? Supposez que Shakespeare ait été assommé par quelque nuit sans lune dans la chasse réservée de Sir Thomas Lucy[6], le monde n’en aurait pas moins suivi son train, tant bien que mal, la cruche serait allée au puits, la faux au blé et l’étudiant à ses livres, et personne n’aurait souffert de cette perte. Il n’y a pas tant d’œuvres au monde, à y bien regarder, qui valent une livre de tabac aux yeux d’un pauvre. Une telle réflexion a de quoi nous dégriser de nos vanités terrestres les plus orgueilleuses. Même un marchand de tabac ne doit pas, à la réflexion, trouver grand motif à gloriole dans cette phrase, car même si le tabac est un admirable sédatif, les qualités nécessaires pour le vendre ne sont ni rares ni précieuses en elles-mêmes. Hélas, trois fois hélas ! Prenez la chose comme vous voudrez, mais il n’existe pas d’individu dont les services soient indispensables. Adas n’était qu’un homme en proie à un interminable cauchemar ! Et pourtant vous voyez des marchands qui, à force de labeur, amassent une grande fortune, pour faire aussitôt banqueroute, des écrivailleurs qui écrivent leurs petits articles jusqu’à ce que leur humeur devienne insupportable à tout leur entourage, comme si Pharaon avait employé Israël à construire une aiguille au lieu d’une pyramide. Et bien des jeunes gens s’épuisent à la tâche et sont emportés dans un corbillard orné de plumes blanches. Ne croiriez-vous pas que ces gens se sont entendu murmurer à l’oreille, par le maître de cérémonies, la promesse d’une destinée fabuleuse ? Et que cette petite boule tempérée sur laquelle ils jouent leurs farces est le centre et le pivot de l’univers ? Pourtant, il n’en est rien. Les desseins pour lesquels ils ont sacrifié leur précieuse jeunesse ne sont peut-être, pour autant qu’ils sachent, que chimères ou méfaits. La gloire et les richesses qu’ils briguent ne viendront peut-être jamais, ou leur importeront peu en définitive. Et ils sont, tout comme le monde qu’ils habitent, si insignifiants que l’esprit se glace à cette seule pensée.
Causeries et Causeurs
Monsieur, nous avons bien causé. (Johnson)
Nous devons répondre de chaque parole en l’air
comme de chaque silence stérile. (Franklin)
il n’est pas de plus légitime ambition que celle de vouloir exceller dans l’art de la conversation ; être agréable, gai, avoir la langue déliée, le propos clair et bienvenu ; mentionner un fait, une pensée ou une anecdote toujours à propos, quel que soit le sujet de la conversation ; et je ne parle pas seulement de passer agréablement le temps en compagnie de proches, mais aussi de tenir notre rôle dans ce grand congrès international en séance perpétuelle qui dénonce le premier les torts publics, corrige le premier les erreurs publiques, et qui, jour après jour, incline le cours de l’opinion en direction du vrai. Aucune mesure qui ne soit soumise au Parlement sans avoir été au préalable longuement débattue par le grand jury des bavards ; aucun livre qui ne soit écrit sans avoir été composé en grande partie avec leur aide. La littérature, dans plus d’une de ses branches, n’est rien d’autre que l’ombre d’une bonne conversation ; mais cette imitation n’est qu’un pâle reflet de l’original en matière de vie, de liberté et d’influence. Il faut toujours être deux pour discuter, deux personnes qui prennent et donnent, comparent leurs expériences et s’accordent sur leurs conclusions. La parole est fluide, hésitante, perpétuellement “en cours d’amélioration” ; les mots écrits, eux, restent figés, se transforment en idoles, même pour l’écrivain, deviennent des dogmes creux et rigides, et fixent les erreurs criantes comme des mouches dans l’ambre de la vérité. Et je garde l’essentiel pour la fin : alors que la littérature, bâillonnée dans du coton, ne peut que traiter d’une infime partie de l’existence humaine, la parole est libre comme l’air et peut se permettre d’appeler un chat un chat. La parole ne possède aucune des impunités glaciales de la chaire. Elle ne saurait devenir, quand bien même elle le voudrait, purement esthétique ou purement classique comme la littérature. Une plaisanterie fuse, un mensonge solennel se perd dans un éclat de rire, et la parole s’élance hors de la routine quotidienne, dans les champs infinis de la nature, joyeuse et réjouissante comme de jeunes garçons à la sortie de l’école. La parole seule nous permet de connaître notre époque et de nous connaître nous-mêmes. Bref, le premier devoir d’un homme, c’est de parler ; voilà sa tâche principale dans l’existence ; et la conversation, qui est l’échange harmonieux entre deux personnes ou plus, est de loin le plus accessible des plaisirs. Elle ne coûte rien ; elle rapporte beaucoup ; elle parfait notre éducation, noue et entretient nos amitiés, s’apprécie à tout âge et dans à peu près tous les états de santé.
Le piment de la vie, c’est la lutte ; même les relations les plus chaleureuses impliquent une forme de compétition ; et si nous ne voulons pas passer à côté de tout ce que l’existence peut nous apporter de bon, il nous faut sans cesse affronter quelqu’un, les yeux dans les yeux, et combattre corps à corps, que nous soyons amis ou ennemis. Et c’est encore par la force physique et la puissance du tempérament ou de l’intelligence que nous atteignons des plaisirs dignes de ce nom. Les hommes et les femmes s’affrontent dans des joutes amoureuses comme des hypnotiseurs rivaux ; les gens actifs et adroits se lancent des défis dans les sports physiques ; et les sédentaires s’assoient pour faire une partie d’échecs ou converser. Tous les plaisirs calmes et pacifiques sont, dans la même mesure, solitaires et égoïstes ; et tout lien durable entre individus est inspiré ou renforcé par un élément de compétition. La relation la moins enracinée dans le domaine concret est indubitablement celle, tout éthérée, de l’amitié ; et c’est la raison pour laquelle, je suppose, les discussions agréables surviennent le plus souvent entre amis. La conversation est, en effet, à la fois la scène et l’instrument de l’amitié. Elle seule permet aux amis de mesurer leurs forces et de jouir de cet affrontement cordial de personnalités qui est la jauge des relations et tout le plaisir de l’existence.
Une bonne discussion ne se trouve pas sur commande. Les humeurs doivent d’abord s’accorder en une sorte d’ouverture ou de prologue ; l’heure, la compagnie et les circonstances doivent être adaptées ; puis, au moment propice, le sujet, proie de deux esprits échauffés, doit bondir comme un cerf hors du couvert. Non que le causeur ait en rien l’orgueil du chasseur, bien qu’il possède toute son ardeur et même plus. Le véritable artiste suit le cours de la conversation, tel un pêcheur les méandres d’un cours d’eau, sans s’attarder là où il est resté bredouille. Il s’en remet implicitement au hasard ; et sa récompense, c’est une variété perpétuelle, un plaisir perpétuel, et ces perspectives changeantes de la vérité qui sont le sel de toute éducation. Un “sujet” n’a rien de sacré, rien qui nous obligerait à nous y tenir au-delà de notre désir. De fait, les sujets de conversation sont en nombre réduit, et plus de la moitié de ceux qui en valent la peine se réduisent à ces trois propositions : je suis moi, vous êtes vous, et il existe d’autres gens dont on sait vaguement qu’ils ne nous ressemblent pas tout à fait. Quelle que soit la teneur de la discussion, la moitié du temps elle reste consacrée à ces vérités éternelles. Le thème est donné, chacun joue de soi-même comme d’un instrument ; s’affirme et se justifie ; se creuse la tête pour