par le sang des poux écrasés sur les chemises des enfants.
En rêve, silencieusement, elle était venue à lui, son corps dévasté flottant dans ses derniers vêtements d’où émanait une odeur de cire et de bois de rose, son haleine, penchée au-dessus de lui, avec ses paroles muettes41, secrètes, une faible odeur de cendres mouillées.
Ses yeux vitreux, fixes, surgis de la mort pour secouer, plier mon âme. Sur moi seul. Le cierge funèbre éclairant son agonie. Lumière funèbre, spectrale sur le visage torturé. Sa respiration bruyante, rauque, râlant d’horreur, tandis que tous priaient à genoux. Ses yeux braqués sur moi pour m’abattre. Liliata rutilantium te confessorum turma circumdet : iubilantium te virginum chorus excipiat42.
Goule ! Mâcheuse de cadavres !
Non, mère. Laisse-moi être et laisse-moi vivre.
— Ohé, Kinch.
La voix de Buck Mulligan chantait en bas dans la tour. Se faisant plus proche, elle monta dans l’escalier, appelant à nouveau. Stephen, laissé tremblant par le cri jailli de son âme, entendait la course des chauds rayons de soleil43 et, dans l’air derrière lui, des paroles amicales.
— Dedalus, descends, comme le bon petit diable44 que tu es. Le petit déjeuner est prêt. Haines fait ses excuses pour nous avoir réveillés la nuit dernière. Tout va bien.
— J’arrive, dit Stephen en se tournant.
— Oui, pour l’amour de Dieu, dit Buck Mulligan. Par amour pour moi et pour tous.
Sa tête disparut et réapparut.
— Je lui ai parlé de ton symbole de l’art irlandais. Il dit que c’est très astucieux. Tape-le d’une livre, hein ? Je veux dire une guinée45.
— On me paie ce matin, fit Stephen.
— Ton école à la con ? dit Buck Mulligan. Combien ? Quatre livres ? Prêtes-en une.
— Si tu en as besoin, dit Stephen.
— Quatre resplendissants souverains, s’écria Buck Mulligan ravi. On va se pinter de première, à en époustoufler les druides pur jus. Quatre omnipotents souverains.
Levant les bras au ciel, il descendit lourdement les marches de pierre, chantant faux avec un accent cockney :
Ah, c’qu’on va s’marrer, non ?
À s’enfiler whisky, bière et canons
Pour le couronnement,
Ah, oui, le couronnement !
Ah, c’qu’on va s’marrer
Pour le couronnement46 !
Un chaud soleil moirait la mer. Le bol à raser en nickel brillait, oublié, sur le parapet. Pourquoi le descendrais-je ? Ou alors le laisser là toute la journée, amitié oubliée ?
Il alla vers lui, le tint un instant dans ses mains, éprouvant sa fraîcheur, sentant l’odeur de la mousse poisseuse, baveuse, dans laquelle le blaireau était planté.
C’est ainsi que je portais la navette d’encens jadis à Clongowes47. Je suis un autre maintenant et pourtant le même. Un servant également. Un serviteur de servant48.
Sous le dôme lugubre de la salle de séjour, la forme robedechambrée de Buck Mulligan s’affairait énergiquement autour du foyer, tour à tour cachant et révélant sa lueur jaune. Deux traits de la douce lumière du jour traversaient le sol dallé, tombant des hautes barbacanes : et au point de rencontre de leurs rayons la fumée du charbon et celle de la graisse frite flottaient en un nuage tournoyant.
— On va s’asphyxier, dit Buck Mulligan. Haines, ouvre cette porte, veux-tu ?
Stephen déposa le bol sur le coffre. Une haute silhouette se leva du hamac où elle était assise, alla vers la sortie et ouvrit les portes intérieures.
— As-tu la clé49 ? demanda une voix.
— C’est Dedalus qui l’a, dit Buck Mulligan. Putain, je suffoque.
Il hurla sans lever les yeux du feu :
— Kinch !
— Elle est dans la serrure, dit Stephen en s’avançant.
La clé racla, grinçante, par deux fois, et, la lourde porte une fois entr’ouverte, une lumière et un air éclatant, bienvenus, pénétrèrent dans les lieux. Haines, planté à l’entrée, regardait au dehors. Stephen hala jusqu’à la table sa valise posée sur un côté et s’assit pour attendre. Buck Mulligan fit sauter la friture sur le plat à côté de lui. Puis il porta le plat et une grosse théière sur la table, les posa lourdement et eut un soupir de soulagement.
— Je fonds, fit-il, comme disait la bougie lorsque… Mais chut ! Pas un mot de plus sur ce sujet ! Kinch, réveille-toi. Pain, beurre, miel. Haines, rentre. La bouffe est prête. Bénissez-nous, Seigneur, ainsi que ces dons que vous nous accordez. Où est le sucre ? Oh, merde, il n’y a pas de lait.
Stephen alla chercher la miche de pain et le pot de miel et le rafraîchissoir à beurre dans le placard. Buck Mulligan s’assit, en pétard tout à coup.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? dit-il. Je lui ai dit de venir après huit heures.
— On peut le boire noir, fit Stephen soiffeusement. Il y a un citron dans le placard.
— Ah, va au diable avec tes marottes parisiennes, dit Buck Mulligan. Je veux du lait de Sandycove.
Haines, qui était sur le pas de la porte, rentra et dit tranquillement :
— La femme monte avec le lait.
— Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, s’écria Buck Mulligan en sautant de sa chaise. Assieds-toi. Sers le thé, là. Le sucre est dans le sac. Voilà, je peux pas passer mon temps à trifouiller ces œufs à la con.
Il sabra dans les œufs au bacon sur le plat et les flanqua sur les trois assiettes en disant :
— In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti.
Haines s’assit pour verser le thé.
— Je vous donne deux morceaux à chacun, dit-il. Mais, dis donc, Mulligan, tu fais du thé sacrément fort, hein ?
Buck Mulligan, occupé à tailler d’épaisses tranches dans la miche, dit d’une voix pateline de vieille femme :
— Quand j’faisions du thé, j’faisions du thé, comme disait la vieille Mère Grogan50. Et quand j’faisions de l’eau, j’faisions de l’eau.
— Bon Dieu, pour du thé, c’est du thé, dit Haines.
Buck Mulligan continuait à tailler, et toujours patelin :
— C’est ce que je fais, madame Cahill, qu’elle dit. Ma Doué, m’dame, fait Mme Cahill, Dieu veuille qu’vous les fassiez pas dans l’même pot.
D’un coup de pointe il présenta à ses compagnons de popote tour à tour une épaisse tranche de pain empalée sur son couteau.
— Voilà le peuple, fit-il avec grand sérieux, qu’il faut pour ton livre, Haines. Cinq lignes de texte et dix pages de notes sur le peuple et les dieux-poissons de Dundrum. Imprimé par les Sœurs de l’Étrange en l’année du Grand Vent51.
Il se tourna vers Stephen et lui demanda d’une voix intriguée, exquise, haussant les sourcils :
— Vous souvient-il, mon frère, si l’on parle du pot à thé et à eau de la Mère Grogan dans le Mabinogion52, ou bien est-ce dans les Upanishads53 ?
— J’en doute, fit Stephen avec gravité.
— Ah oui vraiment ? fit Buck Mulligan sur le même ton. Vos raisons, je vous prie ?
— À ce qu’il me semble, dit Stephen tout en mangeant, il n’a existé ni dans, ni hors du Mabinogion. La Mère Grogan, on peut le penser, était une parente de Mary Ann.
Le visage de Buck Mulligan sourit de ravissement.
— Délicieux, fit-il d’une voix douce et précieuse, montrant ses dents blanches et clignant des yeux, enjoué. Vous estimez que c’est le cas ? Tout à fait délicieux !
Puis, assombrissant subitement tous ses traits, il brama d’une voix de crécelle enrouée tout en taillant à nouveau vigoureusement la miche :
— Car la vieille Mary Ann,
Qui n’est pas une dame,
Mais, troussant ses jupons…
S’empiffrant d’œufs au bacon, il jouait des mandibules et bourdonnait.
L’entrée fut assombrie par l’arrivée d’une forme.
— Le lait, monsieur.
— Entrez, m’dame, dit Mulligan. Kinch, prends le pot.
Une vieille femme s’avança et se tint au côté de Stephen.
— C’est une bien belle journée, monsieur, dit-elle. Que Dieu en soit loué.
— Qui donc ? dit Mulligan en lui jetant un coup d’œil. Ah, oui, assurément.
Se penchant en arrière, Stephen prit le pot au lait dans le placard.
— Les insulaires, fit Mulligan négligemment à l’adresse de Haines, parlent fréquemment du collecteur de prépuces.
— Quelle quantité, monsieur ? demanda la vieille femme.
— Deux pintes, dit Stephen.
Il l’observa tandis qu’elle versait dans la mesure et de là dans le pot un lait blanc et riche, pas le sien. Vieilles mamelles rabougries. Elle versa encore une mesure et la bonne mesure. Vieille et secrète, elle était entrée, venue d’un monde du matin, peut-être messagère54. Elle chantait la louange de ce lait si bon, le versant. Accroupie près d’une vache patiente au lever du jour dans la prairie luxuriante, sorcière sur son tabouret de champignon vénéneux, ses doigts ridés affairés aux trayons gicleurs. Elles mugissaient autour de celle qu’elles connaissaient, bétail tout effleuré de rosée. Fleur du troupeau et pauvre vieille, des noms à elle donnés dans les temps anciens55. Vieillarde errante, humble forme revêtue par une immortelle au service de son conquérant et de son joyeux séducteur56, leur concubine à tous deux, messagère du matin secret. Pour le service ou pour la remontrance, il n’aurait su le dire : mais dédaignait de mendier sa faveur.
— Certes, certes, m’dame, fit Buck en versant le lait dans leur tasse.
— Goûtez-le, monsieur, dit-elle.
Il but à son injonction.
— Si seulement on pouvait se nourrir sainement comme ça, lui dit-il à voix assez haute, le pays ne serait pas plein de dents pourries et de tripes pourries. À vivre dans un marécage, à manger de la cochonnerie, et les rues pavées de poussière, de crottin de cheval et de crachats de tuberculeux.
— Êtes-vous étudiant en médecine, monsieur ? demanda la vieille femme.
— C’est cela même, m’dame, répondit Buck Mulligan.
— Ah ben, voyez-vous ça, dit-elle.
Stephen écoutait dans un silence méprisant. Elle incline sa vieille tête devant une voix qui lui parle haut, son rebouteux, son guérisseur : de moi elle fait peu de cas. Devant la voix qui confessera et oindra pour le tombeau tout ce qui reste d’elle, sauf