le citoyen. Nous faisions du commerce avec l’Espagne, avec les Français et avec les Flamands195 quand ces bâtards suçaient encore leur mère, la bière espagnole à Galway196, les vins courant sur les cours d’eau couleur de vin.
— On reverra ça, dit Joe.
— Avec l’aide de la sainte mère de Dieu on reverra ça, dit le citoyen en se tapant les cuisses. Nos ports déserts se rempliront à nouveau, Queenstown, Kinsale, Galway, Blacksod Bay, Ventry dans le royaume de Kerry, Killybegs, le troisième port du monde197 avec sa flotte et ses mâts aux armes des Lynch de Galway, des O’Reilly de Cavan et des O’Kennedy198 de Dublin, du temps où le comte de Desmond199 pouvait conclure un traité avec l’empereur Charles Quint en personne. On reverra ça, dit-il, quand on apercevra le premier cuirassé irlandais fendre les flots avec notre pavillon en proue, pas celui d’Henri Tudor avec vos harpes200, non, mais le plus ancien pavillon qui ait traversé les mers, le pavillon de la province de Desmond et Thomond, trois couronnes sur champ d’azur, les trois fils de Milesius201.
Puis il s’envoya une dernière lampée de bière, saperlipopette. Rien que du vent et de la pisse, comme un chat de tannerie. Les vaches ont de longues cornes dans le Connacht202. Il risquerait pas sa peau à aller débiter ses âneries aux foules de Shanagolden203 où il ose pas montrer son nez rapport aux Molly Maguires204 qui le recherchent pour le transformer en gruyère parce qu’il a mis la main sur le bien d’un exproprié.
— Ouais, bien envoyé, fait John Wyse. Qu’est-ce que tu prends ?
— Un cocktail Empereur205, dit Lenehan, c’est de circonstance.
— Un demi whisky, Terry, fait John Wyse, et une Allsop206. Terry ! Tu dors ou quoi ?
— Oui, monsieur, répond Terry. Un baby et une Allsop. Entendu, monsieur.
Avec Alf le nez dans ce sale torchon à la recherche de détails croustillants au lieu de s’occuper de la clientèle. Une image qui montre un match à coups de tête, ils essayent de se défoncer le crâne, l’un se précipitant sur l’autre la tête baissée comme un taureau sur une barrière. Une autre : Bête brûlée à Omaha, Géorgie207. Une bande de coureurs des bois208 avec leurs chapeaux de cow-boy qui sont tous à tirer sur un bamboula pendu à un arbre, la langue pendante avec un feu de joie sous ses pieds. Putain, ils devraient le noyer encore en plus, et l’électrocuter et puis le crucifier pour être sûrs de leur affaire.
— Mais la marine invincible qui tient l’ennemi à distance209, qu’est-ce que vous en faites ? demande Ned.
— Je vais vous le dire, répond le citoyen. C’est l’enfer sur terre. Lisez donc ce que révèlent les journaux sur les pratiques punitives dans les bateaux-écoles de Portsmouth210. Le type qui raconte ça il signe Un Écœuré.
Alors il se met à nous parler des châtiments corporels et de tout l’équipage de marins, d’officiers et de contre-amiraux en rangs avec leurs bicornes, le pasteur avec sa bible protestante qui est là pour assister à la punition et le jeune gars qu’ils amènent, qui appelle sa maman et qu’ils attachent sur la culasse d’un canon.
— Douze coups cul sec211, fait le citoyen, comme l’appelait cette vieille canaille de John Beresford212 mais aujourd’hui ces bon dieu d’Angliches appellent ça déculottée sur la culasse.
Alors John Wyse :
— Coutume devant laquelle il est plus honorable de résister que de se déculotter.
Et il a continué en racontant que le maître d’armes arrive avec sa longue canne, prend son élan et il te flagelle le putain de derrière du pauvre gars jusqu’à ce qu’il hurle mille morts.
— Voilà ce qu’elle est notre glorieuse marine britannique, dit le citoyen, elle qui régente le monde. Des types qui ne seront jamais esclaves, qu’ils disent, avec la seule chambre héréditaire213 qui existe à la surface du globe et toutes leurs terres entre les mains d’une douzaine de gros porcs et de barons de pacotille. Voilà le grand empire dont ils sont si fiers, un empire de bêtes de somme et de serfs qu’on fouette.
— Sur lequel jamais le soleil ne se lève, ajoute Joe.
— Et le plus tragique, dit le citoyen, c’est qu’ils y croient. Ils y croient ces malheureux Yahoos214.
Ils croient au père fouettard tout puissant, créateur de l’enfer sur la terre et en Jack le marin, fils de la gâchette, conçu du malsain esprit, né de la verge marine, qui a souffert sous douze coups cul sec, fut scarifié, étrillé et écorché vif, il a hurlé que c’était l’enfer, le troisième jour il s’est levé, il a quitté son pieu, il a mis le cap au port, s’est assis sur son derrière en attendant de revenir trimer parmi les vivants comme un mort215.
— Pourtant, dit Bloom, la discipline n’est-elle pas la même partout ? Je veux dire est-ce que ce ne serait pas la même chose ici si vous opposiez la force à la force216 ?
Je vous l’avais bien dit. Aussi sûr que je vais finir ma bière, sur son lit de mort il continuerait à vous soutenir mordicus que mourir c’est vivre.
— Nous opposerons la force à la force, dit le citoyen. Nous avons notre grande Irlande au-delà des mers217. Ils ont été chassés de leurs maisons et de leurs foyers lors de l’année noire de 47218. Leurs chaumières et leurs huttes au bord de la route ont été mises à bas à coups de bélier et le Times s’est frotté les mains en racontant à ces poules mouillées de Saxons qu’il y aurait bientôt aussi peu d’irlandais en Irlande que de peaux-rouges en Amérique219. Même le grand Turc nous a envoyé des piastres220. Mais les Saxissions ont essayé d’affamer la nation chez elle alors que notre terre regorgeait de blé, que ces hyènes d’Anglais ont tout raflé pour le vendre à Rio de Janeiro221. Ouaip, ils ont chassé les paysans en masse. Il y en a vingt mille qui sont morts dans des bateaux-cercueils222. Mais ceux qui ont atteint la terre de la liberté se souviennent de la terre de la servitude223. Et ils reviendront et en vengeurs ils seront un peu là, ils sont pas des lâches, les fils de Granuaile224, les champions de Kathleen ni Houlihan.
— C’est tout à fait vrai, dit Bloom. Ce que je voulais dire, c’est…
— Ça fait longtemps qu’on l’attend ce jourlà, citoyen, fait Ned. Depuis que la Pauvre vieille nous a annoncé que les Français avaient pris la mer et débarquaient à Killala225.
— Ouais, dit John Wyse. Alors qu’ils nous avaient reniés, nous avons combattu pour les Stuarts contre les partisans de Guillaume III et ils nous ont trahis. Souvenez-vous de Limerick et de la pierre du traité violé. Nous avons versé le meilleur de notre sang pour la France et l’Espagne, nous les oies sauvages. Fontenoy, hein ? Et Sarsfield, et O’Donnell, duc de Tétouan en Espagne, et Ulysse Browne de Camus, qui était maréchal dans l’armée de Marie-Thérèse226. Mais qu’est-ce qu’on en a récolté ?
— Les Français ! s’exclame le citoyen. Une bande de maîtres à danser ! Vous savez de quoi je parle ? Ce qu’ils ont fait pour l’Irlande ça ne vaut pas un pet de lapin. En ce moment ils doivent être à la soirée de Thomas Power227 en train de manigancer une Entente cordiale avec la perfide Albion. Foutre le feu à l’Europe comme ils ont toujours fait.
— Conspuez les Français, fait Lenehan en attrapant sa bière.
— Quant aux Prouchiens et aux Hanofriens, dit Joe, on n’en peut plus de ces bouffeurs de saucisses de merde sur le trône depuis Georges l’Électeur jusqu’au petit boche228 et sa vieille pute qu’est morte.
Il y avait vraiment de quoi se marrer, nom de dieu, avec sa sortie sur la vieille qui papillotait de l’œil, ivre morte dans son palais royal tous les soirs que Dieu fait, la vieille Victoria avec ses litres de gnôle et son cocher229 qui se ramassait le tas pour le rouler dans le lit avec elle qui lui lirait les favoris en lui chantant des bribes de vieilles chansons genre Ehren sur le Rhin ou viens là où c’qu’on picole pour moins cher230.
— Enfin, dit J.J., maintenant nous avons Édouard le pacifique.
— À d’autres, fait le citoyen. Plus de vérole qu’un vrai rôle ce gars-là. Édouard de Guelph-Wettin231.
— Et qu’est-ce que vous en pensez, demande Joe, de nos saints farceurs, les prêtres et les évêques d’Irlande qui lui ont décoré sa chambre à Maynooth aux couleurs des écuries de Sa Majesté satanique en collant tous les portraits des chevaux que ses jockeys ont montés232. Le comte de Dublin233, pas moins.
— Ils auraient dû coller toutes les femmes que lui-même a montées, fait le petit Alf.
Et J.J. :
— Nosseigneurs ont dû y renoncer faute d’espace.
— Vous en reprendrez un autre, citoyen ? demande Joe.
— Oui, monsieur, volontiers, il dit.
— Et vous ? demande Joe.
— Bien aimable à vous, Joe, je dis. Puisse votre ombre ne jamais diminuer234.
— Remets nous la même, fait Joe.
Bloom était en grande conversation avec John Wyse et il avait l’air tout excité avec sa tronche brunasombretcouleurdeboue et ses espèces d’yeux qui riboulaient.
— Persécutions, dit-il, l’histoire du monde en est pleine. Elle entretient la haine des nations contre les nations.
— Mais savez-vous ce que c’est qu’une nation ? demande John Wyse.
— Oui, répond Bloom.
— Alors ? demande John Wyse.
— Une nation ? fait Bloom. Une nation c’est les mêmes gens qui vivent au même endroit.
— Putain, dit Ned en riant, alors moi je suis une nation puisque je vis au même endroit depuis cinq ans.
Évidemment, tout le monde se fiche de Bloom et lui, il essaye de se dépêtrer :
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