livraient aux jeux innocents de leur jeune âge et, oublieux du présent effroyable, ils riaient de bon cœur l’un et l’autre, tous les spectateurs, y compris le vénérable pasteur, s’associant à leur allégresse. Cette assemblée monstre tanguait tout simplement de joie. Mais bientôt ils furent submergés de douleur et ils joignirent leurs mains pour la dernière fois. Un flot de larmes jaillit à nouveau de leurs conduits lacrymaux et l’immense concours de peuple, touché au plus profond, éclata en sanglots déchirants, et le vénérable prébendier lui-même n’était pas le moins affecté. Des hommes virils, des gardiens de la paix et de joviaux géants de la police royale d’Irlande faisaient un usage non dissimulé de leur mouchoir et il n’est pas exagéré de dire que dans cette multitude sans précédent pas un œil n’était sec. Un coup de théâtre des plus romantiques se produisit lorsqu’un beau jeune homme frais émoulu d’Oxford, bien connu pour sa courtoisie envers le sexe faible, s’avança en présentant sa carte de visite, son relevé bancaire et son arbre généalogique, demanda sa main à la jeune infortunée, la priant de désigner elle-même la date du mariage, et qu’il fut agréé sur le champ91. Pas une dame parmi les spectateurs qui ne reçût en cette occasion un souvenir de bon goût, broche en forme de crâne et de tibias croisés, attention si appropriée et si généreuse qu’elle souleva une nouvelle explosion d’émotion : et quand le galant Oxonien (porteur, soit dit en passant, d’un des noms les plus illustres de l’histoire d’Albion) introduisit le doigt de sa rougissante fiancée dans une précieuse bague de fiançailles sertie d’émeraudes formant trèfle à quatre feuilles, l’excitation fut à son comble. Non, même le sévère commandant de la gendarmerie, le lieutenant-colonel Tomkin-Maxwell ffrenchmullan Tomlinson, qui présidait en cette douloureuse circonstance, lui qui avait pourtant sans fléchir projeté un nombre considérable de Cipayes de la bouche de ses canons92, ne pouvait à présent réprimer ses émotions. De son gantelet de fer il essuya une larme furtive93 et des citoyens privilégiés qui se trouvaient être dans son entourage immédiat l’entendirent murmurer d’une voix entrecoupée :
— Vingt dieux c’est pas n’importe quoi que cette poulette. Vingt dieux qu’elle me donnerait envie de chialer direct quand je la vois pour qu’elle me fait penser à ma vieille peau que c’est qu’elle m’attend là-bas du côté de Limehouse94.
Alors le citoyen il se met à parler de la langue irlandaise, de la réunion du conseil municipal et tout et tout et puis des anglos de merde95 qui peuvent même pas parler leur propre langue et Joe qui s’en mêle parce qu’il avait tapé une livre à quelqu’un et Bloom qui part à bavasser avec son mégot à deux balles qu’il avait soutiré à Joe avec son petit couplet sur la ligue gaélique et sur la ligue contre les tournées de boissons et sur l’alcoolisme96, la malédiction de l’Irlande. La ligue contre les tournées ça c’est à sa mesure. Putain il vous laisserait lui tapisser la gueule de toutes les boissons imaginables mais le bon Dieu le rappellerait avant que vous ayez pu renifler sa tournée. Et puis un soir j’y suis allé avec un pote à une de leurs soirées musicales, chants et danses comme quoi elle pouvait y aller sur une botte de foin, elle pouvait y aller s’allonger ma Maureen, y avait là un type avec une cocarde bleue97 de la ligue anti qui en faisait des tonnes en irlandais et toute une armée de blondes qui circulaient avec des boissons sans alcool qui vendaient des médailles, des oranges, de la limonade et quelques vieux gâteaux rances, une putain de belle fête, je t’en foutrais. L’Irlande sobre c’est l’Irlande libre98. Alors y a un vieux type qui se met à souffler dans sa cornemuse et toutes les pétasses à trépigner sur l’air dont est morte la vieille vache99. Avec un ou deux pilotes du ciel100 pour monter la garde que personne allait basculer les nanas, un coup en dessous de la ceinture.
Alors et ainsi de suite, comme je disais, le vieux chien quand il voit que la boîte elle est vide il se met à renifler la souris autour de Joe et moi. Je te le dresserais, moi, par la douceur, si c’était mon chien. Lui donnerais un de ces bons coups de pied bien placés de temps en temps, là où ça le rendrait pas aveugle.
— La trouille qu’il te morde ? fait le citoyen en ricanant.
— Non, je fais. Mais il pourrait prendre ma jambe pour un réverbère.
Alors il rappelle son vieux chien.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Garry ? il lui fait.
Et il se met à le tirer à l’agacer et à lui parler en irlandais et le vieux tueur à gronder et à faire sa partie comme dans un duo d’opéra. Un concert pareil j’avais jamais entendu qu’ils faisaient tous les deux. Quelqu’un qui aurait rien de mieux à faire il devrait écrire une lettre pro bono publico101 aux journaux pour qu’on oblige à mettre une muselière à un chien de sa race. Grondant, grognant et ses yeux injectés de sang tellement il avait le gosier sec et l’hydrophobie qui lui dégoulinait de la gueule.
Tous ceux qu’intéresse la transmission de la culture humaine102 aux animaux inférieurs (et ils sont légion) se doivent de ne pas ignorer les extraordinaires manifestations de cynanthropie du célèbre setter irlandais chien-loup à poil rouge anciennement connu sous le sobriquet de Garryowen et récemment rebaptisé par tout un cercle d’amis et de connaissances Owen Garry103. Ces manifestations, résultat d’années de dressage par la douceur et d’un régime soigneusement étudié, comprennent, entre autres démonstrations, la déclamation poétique. Celui qui est actuellement notre plus grand spécialiste de phonétique (nous ne dirons pas son nom, même sous la torture !) n’a pas ménagé ses efforts et ses recherches pour gloser et comparer les vers déclamés et il leur a trouvé une ressemblance frappante (c’est nous qui soulignons) avec les poèmes de nos anciens bardes celtes. Nous ne parlons pas tant ici de ces délicieuses romances qu’un auteur qui se dissimule derrière le charmant pseudonyme de Douce Petite Branche104 a rendues familières au monde des amateurs de livres mais bien plutôt (ainsi que le souligne un intervenant déconadologue dans une communication passionnante publiée dans un journal du soir) de la note plus âpre et plus personnelle que l’on trouve dans les effusions satiriques d’un Raftery ou d’un Donald MacConsidine105 pour ne rien dire d’un poète lyrique encore plus moderne qui retient en ce moment l’attention du public. Nous joignons ci-dessous un exemple, transposé en anglais par un éminent universitaire dont nous ne pouvons dévoiler l’identité pour le moment, mais nous sommes sûrs que nos lecteurs verront dans les références topographiques plus qu’une simple indication. La prosodie de l’original canin, qui n’est pas sans rappeler la difficulté des règles allitératives et isosyllabiques de l’englyn gallois106, est infiniment plus complexe mais nous pensons que nos lecteurs seront d’accord pour trouver que l’esprit du texte a été bien rendu. Peut-être faudrait-il ajouter que les effets se trouvent notablement accrus si l’on récite les vers d’Owen relativement lentement et indistinctement afin de suggérer une rancune contenue.
Que la malédiction soit sur toi107
Barney Kiernan, qu’elle soit sur toi sept fois
Être sans loi qui me mets aux abois
Sans une gorgée d’eau pour me donner la foi
Tant et si bien que j’en ai mal au foie
Qu’après Lowry je ferai n’importe quoi
L’ami Lowry du musichall le roi108
Afin qu’il me recueille sous son toit.
Alors il a dit à Terry d’apporter de l’eau pour le chien et il l’a lapée bon Dieu, on aurait pu l’entendre un kilomètre à la ronde. Et Joe lui a demandé au citoyen s’il revoulait quelque chose.
— Je remettrais bien ça, a chara, mon bon, pour te prouver qu’y a pas de mal.
Bon Dieu il est pas aussi couillon qu’il en a l’air. Se culant d’un pub à l’autre, à toi l’honneur, avec le cabot du vieux Giltrap et s’en mettant plein le cornet aux frais des contribuables et des grands électeurs. La fête pour l’homme et la bête. Et Joe il me fait :
— Est-ce que tu mettrais pas en perce une autre pinte ?
— Est-ce qu’un nanard sait cager ? je réponds.
— La même chose, Terry, fait Joe. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas quelque chose de rafraîchissant ? il demande.
— Merci, non, répond Bloom. En réalité, je venais seulement voir Martin Cunningham, vous comprenez, rapport à l’assurance de ce pauvre Dignam. Martin m’avait demandé de me rendre à la maison du mort. Il se passe que lui, je veux dire Dignam, n’avait pas avisé la compagnie d’assurances de l’hypothèque sur sa police et aux termes de la loi, le créancier ne peut récupérer cet argent109.
— Tonnerre de Dieu, fait Joe en rigolant, c’est un coup à terrasser le vieux Shylock110. Alors la femme elle s’en met plein les poches, hein ?
— C’est en effet le problème, dit Bloom, les courtisans de la femme.
— Quels courtisans ? fait Joe.
— Je veux dire les courtiers de la femme111, fait Bloom.
Et le voilà parti à se mélanger les pinceaux avec sa dette hypothécaire aux termes de la loi comme le président de la cour qui rend jugement au tribunal et au bénéfice de la femme et qu’un fidéicommis à été institué mais que par ailleurs Dignam devait l’argent au prêteur Bridgeman et si maintenant la femme ou la veuve conteste le droit du créancier et il était pas loin de m’embrouiller la tête avec ses hypothéqueries et avec ses aux termes de la loi. Il a eu un sacré pot de ne pas avoir été lui sous le