dessus et Bloom avec ses Comprenez-vous ? et ses en revanche. Ce qui est sûr, à ce qu’on m’a assuré, c’est que le débile allait depuis chez Power, le caviste, par là-bas dans Cope street et qu’il revenait chez lui en cabriolet, les jambes en coton, cinq fois par semaine, après avoir éclusé tous les échantillons de cette foutue taule. Tu parles d’un phénomène !
— À la mémoire des morts, fait le citoyen en levant sa pinte et en foudroyant Bloom du regard.
— Ouais ouais, fait Joe.
— Vous n’avez pas saisi ce que je voulais dire, dit Bloom. Ce que je veux dire c’est que…
— Sinn Fein ! Nous-mêmes ! fait le citoyen. Sinn fein amhain ! Nous-mêmes seuls ! Nos vrais amis sont à nos côtés et nos vrais ennemis sont en face72.
Le dernier adieu fut émouvant au-delà de toute expression73. De tous les beffrois proches ou lointains le glas funèbre ne cessait de sonner tandis que dans tous les mornes alentours montait l’avertissement sinistre roulé par une centaine de tambours voilés, ponctué par le grondement sourd des canons. Les roulements d’un tonnerre assourdissant et les zébrures de l’éclair qui illuminaient cette scène terrifiante prouvaient que l’artillerie céleste avait prêté sa pompe divine à ce spectacle déjà si plein d’épouvante. Les cieux irrités déversaient de leurs écluses une pluie torrentielle sur les têtes nues de la foule assemblée qui comprenait, selon l’approximation la plus basse, cinq mille personnes. Un détachement de la police métropolitaine de Dublin, sous le haut commandement du Commissaire divisionnaire en personne, assurait l’ordre parmi cette affluence continue que l’harmonie cuivres et hanches de York street74 faisait patienter en jouant admirablement, sur leurs instruments drapés de noir, l’incomparable mélodie rendue chère à notre cœur depuis le berceau par la muse plaintive de Speranza75. Des trains de plaisir affrétés spécialement et des chars à bancs capitonnés avaient été prévus pour le confort de nos cousins de la campagne qui étaient venus en nombre. Les fameux chanteurs des rues de Dublin, L-n-h-n et M-ll-g-n, soulevèrent l’hilarité générale en chantant La Veille de la mort de Larry76 avec la gaieté communicative qu’on leur connaît. Nos deux inimitables lurons ont fait des affaires monstres en vendant leur feuillet parmi les amateurs de comédie et quiconque a un petit faible pour le véritable humour irlandais sans vulgarité ne saurait leur reprocher leurs pennies durement gagnés. Les petits garçons et les petites filles de l’Hôpital des Enfants Trouvés se pressaient aux fenêtres pour mieux voir la scène et ils s’émerveillaient de cette surprise supplémentaire à la fête et il faut remercier les Petites Sœurs des Pauvres d’avoir eu l’excellente idée d’offrir ce plaisir innocent et instructif à de pauvres enfants sans père ni mère. Les invités du vice-roi, parmi lesquels figuraient beaucoup de dames très en vue, furent conduits par Leurs Excellences aux meilleures places de la tribune officielle tandis que la pittoresque délégation étrangère plus connue sous le nom des Amis de l’île d’Émeraude77 fut installée dans une tribune située juste en face. Cette délégation, qui était venue au grand complet, comprenait le Commandant Bacibaci Beninobenone78 (le doyen de l’assemblée, à demi paralysé et qu’il fallut hisser sur son siège à l’aide d’une puissante grue à vapeur), Monsieur Pierrepaul Petitépatant, le Grandtruc Vladinmire Mouchardeposcheff, l’architruc Leopold Rodolphe de Baindequeue de Périnée, la Comtesse Marha Virágo Kisászony Putâpesthi, Hiram Y. Bombanst, Comte Athanatos Karamelopoulos. Ali Baba Bakchich Rahat Loukoum Effendi, Señor Hidalgo Caballero Don Pecadillo y Palabras y Paternoster de la Malora de la Malaria, Hokopoko Harakiri, Hi Han Chang, Olaf Kobberkeddelsen, Mitif Trik van Tromps, Merlin Pan Paddy whisky, Canmare Prhklstr Kratchninabritchchisitch, Herr Hurhausdirektorpräsident Hans Chuechli-Steuerli, du Lycéenationalmuséesanatoriumet suspendsoriumordinai-remaîtredeconférencesd’histoiregénéraleprofesseurspé-cialdocteur Paixtriste Tousensemble. Tous les représentants sans exception s’exprimèrent dans les termes les plus fermes et les plus hétérogènes possibles sur la barbarie sans nom dont on leur avait demandé d’être les témoins. Il s’ensuivit une dispute très vive (à laquelle tous prirent part) au sein de l’A.D.L.I.D.E.79 sur la question de savoir si la date de naissance exacte du saint patron de l’Irlande était le huit ou le neuf mars80. Dans le cours de la discussion, des boulets de canons, des cimeterres, des boomerangs, des tromblons, des boules puantes, des hachoirs, des parapluies, des lance-pierres, des coups-de-poing américains, des sacs de sable, des gueuses de fonte furent mis à contribution et les coups furent échangés avec libéralité. L’agent MacFadden, le bébé policier, sommé par courrier spécial de revenir de Booterstown81, rétablit l’ordre en un rien de temps et rapide comme l’éclair proposa le dix-septième jour du mois comme solution également acceptable pour les deux parties opposées. La suggestion de cet homme d’esprit de deux mètres cinquante gagna aussitôt tous les suffrages et fut unanimement approuvée. L’agent MacFadden fut chaleureusement félicité par tous les membres de l’A.D.L.I.D.E, parmi lesquels plusieurs saignaient abondamment. Après que le Commandant Beninobenone eut été extrait de dessous son fauteuil présidentiel, son conseiller juridique, Avvocato Pagamimi82, expliqua que les divers objets dissimulés dans ses trente-deux poches avaient été soustraits par lui pendant la bagarre des poches de ses collègues plus jeunes dans l’espoir de les ramener à la raison. Les objets (qui comprenaient plusieurs centaines de montres en or et en argent, pour hommes et pour femmes) furent rapidement restitués à leurs légitimes propriétaires et la concorde régna à nouveau sans partage.
Avec calme et modestie, Rumbold monta sur l’échafaud en jaquette impeccable avec à la boutonnière sa fleur préférée le Gladiolus Cruentus83. Il prévint de sa présence avec cette légère toux rumboldiennne que tant de gens ont essayé d’imiter (mais sans succès) – brève, méticuleuse et qui en outre n’appartenait qu’à lui. L’arrivée de ce bourreau de renommée internationale fut saluée par une tempête d’acclamations venant de la foule immense, les dames de la tribune vice-royale enthousiastes agitaient leur mouchoir tandis que plus excités encore les représentants étrangers vociféraient leur joie dans un pot-pourri de cris, hoch, banzai, eljen, zivio, chinchin, polla kronia, hiphip, vive, Allah, parmi lesquels le sonore evviva84 du représentant de la patrie du bel canto (un double fa aigu qui rappelait ces notes délicieusement perçantes avec lesquelles l’eunuque Catalani85 ensorcelait nos arrière-arrière-grand-mères) se repérait facilement. Il était dix-sept heures tapantes. Le signal de la prière fut aussitôt donné par mégaphone et en un instant toutes les têtes furent découvertes, le sombrero patriarcal du Commendatore, propriété de sa famille depuis la révolution de Rienzi86, lui étant ôté par son médecin particulier, le docteur Pippi. Le savant prélat qui administrait les derniers réconforts de la sainte religion au héros martyr sur le point de payer de la peine de mort, animé d’un esprit très chrétien s’agenouilla dans une flaque d’eau, sa soutane remontée sur sa tête chenue, et il adressa de ferventes prières et des supplications devant le trône de miséricorde. Tout contre le billot se tenait la sinistre silhouette de l’exécuteur, le visage dissimulé sous une marmite à large bord percée de deux ouvertures circulaires qui laissaient échapper les éclairs fulminants de ses yeux. En attendant le signal fatal, il appréciait le tranchant de son arme effroyable en le repassant sur son avant-bras musclé ou en décapitant à toute volée un troupeau de moutons qui lui avait été fourni par les admirateurs de son ministère cruel mais indispensable. À côté de lui, sur une jolie table en acajou, étaient disposés, bien en ordre, le couteau à découper, le nécessaire à éviscérer, composé d’instruments en acier finement trempé (fournis spécialement par la célèbre coutellerie de MM. John Round et fils, Sheffield), un poêlon de terre cuite destiné à recevoir le duodénum, le côlon, l’intestin grêle, l’appendice, etc., une fois extraits avec succès et deux pots à lait bien pratiques pour recueillir le très précieux sang87 de la victime très précieuse. L’intendant de l’asile mixte pour chiens et chats avait pour mission d’apporter ces vaisselles une fois remplies à cette institution philanthropique. Un excellent petit repas composé d’œufs au bacon, d’un steak à l’oignon cuit à la perfection, de délicieux petits pains chauds et d’un thé revigorant avait été généreusement fourni par les autorités pour la sustentation du personnage central de la tragédie qui montrait un état d’esprit capital au moment des derniers préparatifs, manifestait le plus vif intérêt pour le complet déroulement des opérations et qui, avec une abnégation fort rare de nos jours, s’éleva noblement à la hauteur de cet instant solennel et exprima comme vœu ultime (qu’on exauça aussitôt) que son repas soit divisé en parts aliquotes et réparti entre les membres de l’Association pour le soin des malades et des infirmes à domicile88, en témoignage de son estime et de sa considération. Le nec et non plus ultra de l’émotion fut atteint lorsque sa fiancée, celle qu’il avait entre toutes choisie, se fraya en rougissant un chemin à travers les rangs serrés de l’assistance et se jeta sur le torse puissant de celui qui était si près d’être précipité dans l’éternité pour elle. Le héros suivait les formes de son corps souple de jeunesaule en une amoureuse étreinte et murmurait tendrement, Sheila, ma Sheila89. D’être ainsi appelée par son prénom la faisait redoubler de baisers passionnés sur toutes les parties de son corps qu’elle pouvait embrasser et qu’offrait à son ardeur la tenue réglementaire du prisonnier. Tandis qu’ils mêlaient les torrents salés de leurs larmes, elle lui jura qu’elle chérirait toujours sa mémoire, que jamais elle n’oublierait son héros chéri marchant à la mort une chanson aux lèvres comme s’il ne faisait que se rendre au parc Clonturk pour un match de hurley90. Elle rappelait à son souvenir les jours heureux de leur commune enfance bénie sur les rives d’Anna Liffey quand ils se