page de texte est simplifié lui aussi car tout le texte de chacune des quelques 2400 notes de cette édition constitue un lien vers le texte de Joyce. Chaque note se termine ainsi par cette flèche : Ainsi dans cette note de test, ceci est un appel de note1 pour tester ce système. Bien évidemment, pour des raisons de lisibilité, les liens ne sont désormais plus soulignés et restent en noir. Comme dans l’édition papier.
Nous avons enrichi ce texte des leçons données par Vladimir Nabokov à l’université Parnell en 1948 et reprises en volume dans la collection Bouquins aux éditions Robert Laffont ainsi que de la lecture de Victor-Lévy Beaulieu, dans son beau livre James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots paru aux éditions du Boréal au Canada. Cette e-dition est susceptible d’enrichissements ultérieurs tels que les lettres de Joyce concernant sont travail sur Ulysse.
L’ATELIER PANIK
LISTE DES TRADUCTEURS
I
Télémaque (Jacques Aubert)
Nestor (Michel Cusin)
Protée (Pascal Bataillard)
II
Calypso (Marie-Danièle Vers)
Les Lotophages (Pascal Bataillard)
Hadès (Patrick Drevet)
Éole (Bernard Hoepffner)
Les Lestrygons (Tiphaine Samoyault)
Charybde et Scylla (Sylvie Doizelet)
Les Rochers Errants (Jacques Aubert)
Les Sirènes (Tiphaine Samoyault)
Le Cyclope (Tiphaine Samoyault)
Nausicaa (Patrick Drevet)
Les Bœufs du Soleil (Auguste Morel, avec Stuart Gilbert et Valéry Larbaud)
Circé (Bernard Hoepffner)
III
Eumée (Pascal Bataillard)
Ithaque (Bernard Hoepffner)
Pénélope (Tiphaine Samoyault)
I
LA TÉLÉMACHIE
a
E
n majesté, dodu, Buck Mulligan1 émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait doucement derrière l’homme une robe de chambre jaune dénouée à la taille. Élevant haut le bol, il entonna :
— Introibo ad altare Dei2.
À l’arrêt, son regard plongea dans le sombre escalier en colimaçon et il enjoignit d’un ton canaille :
— Allez, monte, Kinch3. Allez, monte, espèce d’affreux jésuite4.
Solennel, il s’avança et grimpa sur la banquette de tir circulaire. S’étant retourné, il bénit par trois fois, grave, la tour, le pays environnant et les montagnes en cours d’éveil. Puis, apercevant Stephen Dedalus, il se pencha vers lui et dessina dans l’air des croix rapides, roucoulant du gosier et hochant la tête. Stephen Dedalus, mécontent et ensommeillé, s’appuya sur le haut des marches et regarda froidement ce visage qui le bénissait, tout en longueur chevaline, roucoulant et secoué de hochements et la chevelure blonde, indemne de tonsure, qui avait du chêne clair le grain et la nuance.
Buck Mulligan jeta un rapide coup d’œil sous le miroir avant de recouvrir le bol vivement.
— Au paddock, fit-il, sévère.
Il ajouta sur un ton de prédicateur :
— Car ceci, ô mes bienaimés, est l’authentique Christine : corps et sang et âme et tout le pataquès5. Piano, la musique, je vous prie. Fermez les yeux, messieurs. Un instant. J’ai un petit problème avec ces globules blancs. Silence dans les rangs.
Il leva un regard scrutateur de côté puis émit un long lent coup de sifflet d’appel avant de s’arrêter un instant, plongé dans le ravissement, ses dents blanches régulières brillant çà et là d’un éclat d’or. Chrysostomos6. Deux coups de sifflet aigus et puissants répondirent, traversant le calme.
— Merci, mon vieux, s’écria-t-il avec entrain. Ça fera parfaitement l’affaire. Sois gentil, coupe le courant.
Il sauta lestement de la banquette de tir et, grave, regarda celui qui l’observait, enveloppant ses jambes des plis épars de sa robe de chambre. Le visage joufflu et ombré, les bajoues ovales et maussades rappelaient un de ces prélats protecteurs des arts au moyen âge. Un sourire agréable s’esquissa sur ses lèvres.
— Quelle dérision7, fit-il gaiement. Ton nom absurde, un Grec ancien.
Il braquait son index, amical et facétieux, et se dirigea vers le parapet, riant tout seul. Stephen Dedalus se leva, le suivit à mi-chemin d’un air las et s’assit au bord de la banquette de tir, continuant à l’observer tandis qu’il calait son miroir sur le parapet, plongeait le blaireau dans le bol et savonnait joues et cou.
Gaie, la voix de Buck poursuivait :
— Mon nom aussi est absurde : Malachie Mulligan, deux dactyles. Mais il a une consonance hellénique8, pas vrai ? Leste et solaire comme un vrai bouc. Il faut qu’on aille à Athènes. Viendras-tu si j’arrive à faire cracher vingt livres à la tante ?
Il mit de côté le blaireau et, riant aux anges, s’écria :
— Viendra-t-il ? Ce maigrichon de jésuite.
S’interrompant, il commença à se raser avec application.
— Dis-moi, Mulligan, dit Stephen tranquillement9.
— Oui, mon amour ?
— Combien de temps Haines va-t-il rester dans cette tour ?
Buck Mulligan laissa voir une joue rasée par-dessus son épaule droite.
— Bon dieu, quel horrible bonhomme, non ? lança-t-il franchement. Un lourdaud saxon10. Il trouve que tu n’es pas un gentleman. Bon dieu, ces foutus Anglais. Pleins à craquer de fric et de bouffe. Parce qu’il sort d’Oxford. Tu sais, Dedalus, toi, tu as les vraies manières d’Oxford. Il n’arrive pas à te déchiffrer. Ah, le nom que je t’ai trouvé est le meilleur : Kinch, la fine lame.
Il se rasait le menton avec circonspection.
— Il a passé la nuit à délirer à propos d’une panthère noire, dit Stephen. Où est son étui à fusil ?
— Un pauvre cinglé, dit Mulligan. Est-ce que tu as eu la trouille ?
— Oui, dit Stephen énergiquement et l’air de plus en plus effrayé. Là dans le noir, alors qu’un homme que je ne connais pas délire et gémit tout seul, parlant d’abattre une panthère noire. Tu as sauvé des hommes de la noyade. Mais moi je ne suis pas un héros. S’il reste ici je m’en vais.
Buck Mulligan fronça les sourcils devant la mousse ramassée par son rasoir. Il sauta de son perchoir et se mit à fouiller hâtivement les poches de son pantalon.
— Merde et merde ! s’écria-t-il d’une voix grasse.
Il s’approcha de la banquette de tir et dit, plongeant la main dans la poche de poitrine de Stephen :
— File-moi donc ton tire-jus, que j’essuie mon rasoir.
Stephen se laissant faire, Buck Mulligan sortit un mouchoir sale et tout chiffonné qu’il tint par un coin pour l’édification des foules. Il essuya la lame de rasoir avec soin. Puis, contemplant le mouchoir, dit :
— Le tire-jus du barde11. Une nouvelle couleur artiste pour nos poètes irlandais : vert-morve. On peut presque la déguster, pas vrai ?
Il monta à nouveau au parapet et contempla les lointains de la baie de Dublin, sa chevelure blonde, chêneclair, légèrement agitée par le vent.
— Bon dieu, fit-il tranquillement. Est-ce que la mer n’est pas, comme le dit Algy12, une mère grande et douce ? La mer vert-morve13. La mer serre-burettes. Epi oinopa ponton14. Ah, Dedalus, les Grecs. Il faut que je t’apprenne. Il faut que tu les lises dans l’original15. Thalatta16 ! Thalatta ! C’est notre grande et douce mère. Viens voir.
Stephen se leva et s’approcha du parapet. S’y appuyant, il plongea le regard sur l’eau et regarda le paquebot-poste qui doublait l’embouchure du port de Kingstown17.
— Notre mère toute-puissante18, dit Buck Mulligan.
Brusquement le regard inquisiteur de ses yeux gris, quittant la mer, se tourna vers le visage de Stephen.
— La tante pense que tu as tué ta mère, dit-il. C’est pour ça qu’elle ne veut absolument pas que je te fréquente.
— Quelqu’un l’a tuée, fit Stephen sombrement.
— Tu aurais pu te mettre à genoux, sacrebleu, Kinch, quand ta mère mourante te l’a demandé, fit Buck Mulligan. Je suis hyperboréen19 tout comme toi. Mais quand on pense que ta mère t’a supplié dans son dernier souffle de t’agenouiller et de prier pour elle. Et que tu as refusé. Tu as quelque chose de sinistre…
Il s’interrompit et étala à nouveau légèrement de la mousse sur son autre joue. Un sourire tolérant lui retroussa les lèvres.
— Mais quel charmant cabot, murmura-t-il à part lui. Kinch, le plus charmant cabot de toute la bande20.
Il se rasait à traits unis, avec soin, silencieux, sérieux.
Stephen, un coude posé sur les aspérités du granit, appuya sa paume contre son front et contempla le bord effrangé de sa manche de veste noire et lustrée. Une souffrance, qui n’était pas encore souffrance d’amour, lui rongeait le cœur. Silencieusement, elle était venue à lui en rêve après sa mort, son corps dévasté flottant dans ses vêtements mortuaires de bure, d’où émanait une odeur de cire et de bois de rose, son haleine, qui s’était penchée sur lui, muette, pleine de reproches, une faible odeur de cendres mouillées. À travers le bord élimé de la manchette il apercevait cette mer saluée comme une grande et douce mère par la voix repue qui se faisait entendre à son côté. Le cercle de la baie et de l’horizon contenait toute une masse liquide d’un vert terne. Un bol de porcelaine blanche était resté près de son lit de mort, qui avait recueilli la bile verte et glaireuse arrachée à son foie pourrissant dans des accès bruyants de vomissements ponctués de gémissements.
Buck Mulligan essuya à nouveau sa lame de rasoir.
— Ah, pauvre corniaud21, fit-il d’une voix bienveillante. Il faut que je te donne une chemise et quelques tire-jus. Le bénard de seconde main, ça va ?
— Il me va assez bien, répondit Stephen.
Buck Mulligan attaqua le creux au-dessous de sa lèvre inférieure.
— Quelle dérision, fit-il d’un ton satisfait, on devrait plutôt dire de seconde jambe. Dieu sait quel poivrot vérolé s’en est débarrassé. J’en ai un très joli, avec passepoil, gris. Tu auras l’air sensass avec. Je ne plaisante pas, Kinch. Tu as sacrément belle allure quand tu t’habilles.
— Merci, dit Stephen. Je ne peux pas le porter s’il est gris.
— Il ne peut pas le porter, raconta Buck Mulligan à son visage dans le miroir. L’étiquette, c’est l’étiquette. Il tue sa mère, mais il ne peut pas porter des pantalons gris.
Il ferma son rasoir avec soin et palpa sa peau lisse à petits coups caressants.
Stephen détourna son regard de la mer vers le visage