», les délires poétiques d’on ne sait qui, déclenchés par quelque propos de pilier de bar. Ou dans le catéchisme d’« Ithaque », la voix du questionneur enchaînant, avec ou sans logique, ses demandes. Joyce avait failli achever son roman sur l’épisode d’« Ithaque » (XVII), en forme de catéchisme, un catéchisme passablement subverti, en ce qu’il n’est aucunement organisé en vue d’une apologétique, pas plus que d’une intrigue romanesque. On est tenté de dire que c’est pour éviter tout malentendu qu’il choisit, pour finir, de donner la parole à la jouissance de Molly Bloom, cette Molly qui, avant d’être Pénélope, chez Joyce s’éveille au monde, au quatrième épisode, sous les formes généreuses de l’enchanteresse Calypso, dans cette nouvelle Ogygie d’extrême Occident où elle ne parvient pas à garder son héros.
Nous sommes ici au foyer le plus vif de cette culture chaude magnifiquement décrite par Florence Dupont : « La vérité du monde n’est accessible aux hommes qu’à l’intérieur de leur réalité humaine, à travers les contingences de temps, de lieux et de personnes. Rien n’existe en deçà ni au-delà de l’accident. L’aède révèle donc aux hommes les connexions invisibles qui, dans l’événement, organisent la culture des hommes41. » Il ne s’agit pas d’une jouissance perverse, celle de la répétition-citation, mais celle de la littérature, écoutée en son état natif, celui de la conversation, dans le commerce des sujets humains des plus humbles aux plus ambitieux, des pubs à la Bibliothèque nationale, sans oublier les toilettes, ni les lits de repos ou d’ébats. Telle est la leçon d’Ulysse.
C’est bien pourquoi, le 16 juin 2004, s’est produit un événement culturel remarquable, qui devait surgir un jour ou l’autre : la célébration du centenaire d’Ulysse à travers le monde entier, de Dublin à Rio de Janeiro, par des personnes dont il n’est pas assuré qu’elles avaient toutes lu jusqu’au bout (ou n’avaient lu ou écouté que le bout, le monologue de Molly) cet ouvrage si souvent qualifié d’illisible ; il s’en fallait de beaucoup que toutes aient été des spécialistes, universitaires ou non, de cette œuvre. Pour la première fois, sans doute, était fêté l’anniversaire d’une journée hors Histoire, qui n’avait pas eu d’autre réalité que celle des Lettres, mais qui, en même temps, avait couleur d’universel : en témoigne, curieusement, le vocable créé par la vox populi pour la désigner : « Bloomsday », du nom de Léopold Bloom, le personnage le plus constamment présent au long de ses pages, qui consonne avec « Doomsday », le Jour du Jugement. Un leitmotiv de l’œuvre qui suivra, Finnegans Wake, sera la célèbre maxime de saint Augustin, Securus judicat orbis terrarum42. Ici, le détournement bienvenu du vocable ajoute une autre dimension, essentielle, celle de la jouissance, dont on sait depuis Aristote qu’elle « ajoute à l’acte, comme à la jeunesse sa fleur » : bloom.
Récrire, relire
L’acte en question est, tout uniment, l’acte d’écrire, envisagé cependant sous un angle spécifique. Le vocable « dublinois », ce point de départ de toute l’affaire, s’était révélé des plus équivoques, désignant un ensemble porteur d’un sens, symboliquement désignable, et en même temps un point de vue singulier sur celui-ci : il y avait dans l’air l’hypothèse que ce point de vue impliquait l’exclusion du sens, l’ab-sens. Joyce se trouva pris au cœur de cette aporie, à laquelle il est significatif que la logique moderne se soit intéressée. La conséquence pour lui, qui se dégagea progressivement, non point dans une théorie, mais au fil de sa pratique, par essais et erreurs, était qu’il convenait de manier l’écriture à partir de la lettre, de la littéralité, par définition déliée de tout sens.
Ce traitement n’avait rien de gratuit, l’oublier dénaturerait toute l’entreprise de Joyce. Son originalité, on l’a vu, tint à la rencontre, dans cette équivoque radicale, d’une expérience quasi mystique avec le moment singulier et datable d’une révélation amoureuse (la rencontre avec Nora du 16 juin 1904), porteuse de la même interrogation sur le sens, sur la possibilité même de formuler le rapport entre les sexes. Cet horizon d’impossible est celui que Joyce se met à explorer avec une rigueur croissante au long de l’écriture d’Ulysse, en prélude à Finnegans Wake.
Il n’est pas surprenant qu’en surgisse une œuvre résistant pareillement à la lecture : plutôt qu’un roman, un texte ; autrement dit, selon la tradition, la comparution d’un fragment d’écriture autorisant à relancer la parole. Car cette expérience rejoint celle même de l’auteur, dont tout le travail, toute l’élaboration fut fondée sur une opération de relecture de son propre texte. Cette relecture en effet vise un réel de la langue, en même temps que celui du sujet : un réel qui a été perdu, qui a échoué à faire sens dans la langue et a dû renoncer à dire le vrai, tout le vrai sur le vrai, ouvrant l’espace d’un insu lourd d’un autre savoir, confrontant le sujet à sa propre perte. Un texte qui reste en faction n’est jamais seul, jamais tout à fait orphelin, de lui-même au moins43.
Et c’est bien pourquoi l’acte d’écrire, ainsi mis en circulation, est littéralement à l’œuvre : à la disposition des lecteurs, qu’il accompagne plutôt qu’il ne dirige. Cet Ulysse-là est « l’instituteur du genre humain » de la tradition. Il est aussi ce Outis-Zeus, l’Absence en majesté, Personne-Dieu cher à Flaubert autant qu’à Joyce, pour chacun selon sa modalité propre, sans cesse se relisant, se biffant, surtout s’émendant à défaut de s’amender. Celui-là est le compagnon de route de tant d’écrivains. Chacun reading the book of himself, « lisant le livre de lui-même », « marchant à travers lui-même » (we walk through ourselves), ses joies et ses deuils. Lecture, relectures après rencontres, re-trouvailles.
C’est de ce côté-là qu’on pourra trouver la leçon d’Ulysse, si tant est qu’on souhaite en chercher une. C’est celle dont il avait très tôt posé un repère en faisant de la comédie une forme plus parfaite que la tragédie, dans la mesure où à sa réalisation s’ajoute le supplément de la joie44. L’humour est ici le maître-mot, en lequel se conjoignent le comique et le tragique, ainsi que Socrate le suggérait à la fin du Banquet45. Les héros d’Ulysse, Stephen, Bloom, Molly, sont traversés par le souvenir térébrant de la perte d’un être cher, mère, enfant. Mais ils ne sont pas réduits à cette douleur hors-sens, à laquelle cet autre hors-sens qu’est l’écriture vise à faire pièce. C’est un humoriste qui, de quelque manière, dans cet au-delà, préside à Ulysse, proposant au lecteur de reconnaître sa parenté avec l’humanité commune, dans les naufrages de l’existence individuelle comme dans ceux des idéaux portés par la culture. C’est en quoi le livre rejoint les leçons de Don Quichotte ou de Tristram Shandy, et annonce le rire de Finnegans Wake.
Jacques Aubert
NOTE SUR L’ÉDITION PAPIER
L’édition que nous présentons aujourd’hui constitue une sorte de synthèse de deux publications antérieures : elle se fonde à la fois sur la nouvelle traduction de l’œuvre, parue en 2004 dans la collection « Du monde entier » et reprise en 2010 en Folio, et l’appareil critique procuré dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1995.
Rappelons que cette seconde traduction se fonde sur le texte de l’édition originale (1922) telle qu’elle a été procurée par Jeri Johnson (Oxford World Classics), corrigé ultérieurement en partie par James Joyce et par les émendations proposées par Philip Gaskell et Clive Hart (dans « Ulysses ». A Review of Three Texts, The Princess Grace Irish Library, n° 4, Colin Smythe, Gerrards Cross, 1989). Les traducteurs ne s’étaient pas interdits d’incorporer, après débat, quelques rares émendations de l’édition procurée par Hans Walter Gabier (1985-1987), ou fondée sur l’édition en fac-similé du manuscrit dit Manuscrit Rosenbach, préparée par Harry Levin et Clive Driver (Octagon Books, Farrar, Straus and Giroux, New York, in association with the Philip H. & A.S. Rosenbach Foundation, Philadelphia, 1975). La typographie de la présente édition suit celle de l’édition originale de 1922.
Nous reprenons, sous une forme allégée, les notices et les notes de la Bibliothèque de la Pléiade, ainsi que les schémas explicatifs fournis par James Joyce à certains de ses correspondants (schémas Linati et Gorman, p. 1221-1230) et les plans du Dublin de 1904.
Nous avons tenu à conserver un index des noms de personnes et de lieux en vue d’éviter, dans la mesure du possible, les renvois internes d’une occurrence à une autre, sauf cas particuliers appelant un commentaire. Les effets de ces échos, parfois trompeurs, sont laissés en dernier ressort à la charge du lecteur. Notons, à cet égard, que ce dernier sera amené à constater combien l’auteur joue avec lui, avec sa mémoire, qu’il met souvent au défi, ou tente de mettre en défaut, avec, tout simplement, son intelligence d’un texte qui déploie subtilement les possibilités et les perspectives offertes par les métaphores, les allusions, les associations de mots et d’idées, et bien d’autres procédés rhétoriques ou stylistiques.
Jacques Aubert
NOTE SUR L’ÉDITION NUMÉRIQUE
Cette vignette a est placée, en tête de chacun des 18 chapitres d’Ulysse, afin de permettre une navigation aisée à l’intérieur de cet ebook. C’est un lien menant aux notices de la Pléiade, au cours de Vladimir Nabokov et à la lecture de Victor Lévy Beaulieu (VLB) dont est enrichie cette première édition numérique en français. A la fin de chacune des notices, la même vignette renvoie au début du chapitre concerné.
Par ailleurs, la saisie des notes de bas de page est améliorée par l’ajout à l’appel de note, généralement constituée par un chiffre trop petit, du mot qui précéde le chiffre de la note. Si le mot compte moins de quatre lettres les deux mots précédents le chiffre. Le retour de note à la