nouvelles de Dublinois. Certes, celles-ci furent au départ une commande d’un directeur de journal local à l’affût de tranches de vie. Mais, à cette époque, Joyce craignait plus que tout d’être considéré comme le « Zola irlandais ». Il était, bien plutôt, dans la mouvance de Claude Bernard et de ce qu’il désignait comme « l’esprit vivisectif » : il se voulait tout à la fois acteur et observateur, désireux d’être absolument fidèle à ce qu’il avait vu et entendu, afin d’en présenter le tableau comme en miroir à ses concitoyens, dans le dessein de les amender, car ce qu’il voyait et entendait ne lui plaisait pas. Tout cela avait à voir avec une sémiologie médicale, avec une symptomatologie, et le jeune Joyce, carabin manqué d’abord à Dublin, puis à Paris, avait foi en l’efficace de l’acte d’écrire, faisant de la plume à la fois un scalpel et un bistouri, comme Stephen Dedalus le souligne dès les premières pages d’Ulysse.
Les Dublinois souffraient selon lui de paralysie, et maints traits de leur parole, frappée de diverses formes d’aphasie, le montraient bien26 : en quoi sa démarche se situait dans l’ordre actif du symbolique, du langage tel qu’il a vocation à se déployer dans la parole plutôt que dans les images du réalisme. C’est assurément ce qu’il s’emploie à mettre en scène dès la première nouvelle de Dublinois. D’entrée, le jeune héros, comme tous les enfants, s’interroge sur le sens de certains mots. Mais les creux, les silences du texte qui suivra, manifestent la connivence manipulatrice du groupe, désireux d’occulter le « péché » du prêtre, que seule la « maladie » avait pu conduire à rire en confession : peut-être même, qui sait, de la confession, et à travers elle de la Parole articulée sur la Faute ? Le scandale, l’horreur était là, et Joyce n’a pas besoin de l’expliciter : les proches du prêtre en saisirent derechef les insondables implications. Les interrogatoires pseudo-théologiques auxquels le prêtre déchu soumet par la suite l’enfant ne sont qu’une autre forme de perversion de la parole, dont les nouvelles suivantes vont monnayer les manipulations, à l’aune de petites existences. Joyce y est attentif aux inflexions de voix, aux tics, aux répétitions, aux malentendus et méprises de diverses sortes : il y interroge la jouissance à l’œuvre au-delà des désirs manifestés. Mais il ne tire pas encore les conséquences de cette analyse pour son écriture. C’est précisément qu’il restait dans une contradiction essentielle : il avait traité ses concitoyens en objets d’étude, en s’exemptant de leur monde.
Et pourtant quelque chose s’esquisse avec la dernière nouvelle. Il avait peiné à trouver la ponctuation finale du recueil : avec « Les Morts », Dublinois se conclut en paradoxe : sur un fond de convivialité, la constatation de l’échec des rapports entre les sexes dans le cadre social (Miss Ivors-Gabriel), annonce en apparence le ratage personnel entre Gretta et Gabriel. Mais la déhiscence est autrement plus profonde : le manque ressenti de rapports « authentiques » entre les sexes dans le réel vient confirmer ce que le symptôme des ratés de la langue n’avait cessé de démontrer. La neige immaculée recouvrant l’Irlande est une production moins métaphorique que métonymique ; elle vient offrir au héros, qui se rêve auteur, comme en une reprise amplifiée des intermittences de la parole, le défi absolu d’une image de la littérature comme telle, « précautionneuse déposition du mot sur la blancheur d’un papier », tout en lui laissant la charge, écrasante et décourageante, de cet acte par lequel traiter les restes d’une telle épuration.
Dans Stephen le Héros, après avoir signalé sa dette au premier lexicographe de la langue anglaise, Skeat, Joyce, à travers le personnage de Stephen Dedalus, s’explique longuement sur le déchiffrement de Dublin auquel il se livre. Il se constitue un thésaurus du parler dublinois, à base de fragments recueillis « au hasard, dans les boutiques, sur les affiches, sur les lèvres de la foule […] Il se les répétait tant et tant qu’à la fin ils perdaient pour lui leur signification immédiate et se transformaient en paroles admirables27 » Mais le plus remarquable est la phase qu’il décrit ensuite, celle où « il se construisait une maison de silence », et où « il lui arrivait tout à coup d’entendre un ordre lui enjoignant de partir, de demeurer seul, une voix qui faisait vibrer jusqu’au tympan de son oreille. » Et Stephen de s’en aller « roder dans les rues, solitaire, entretenant par des jaculations la ferveur de son espérance », après quoi « avec une gravité ferme et décidée, il assemblait des mots et des phrases qui n’avaient pas de sens ».
On relèvera l’extraordinaire équivoque de sa position, qu’il qualifie d’ailleurs d’énigmatique : « Dublinois » est un vocable éminemment porteur de sens, et en même temps son commerce avec la ville et ses habitants le conduit à élaborer un discours qu’il qualifie lui-même de hors-sens : on est même tenté, étant donné le contexte qu’il a pris la peine de nous décrire, de parler d’ab-sens28. Pour revenir à la gestation d’Ulysse, on comprend mieux une confidence faite alors à sa mécène Harriet Shaw Weaver : « Vous avez déjà une preuve de mon intense stupidité. Voici un exemple de mon inanité. Je n’ai pas lu d’œuvre littéraire depuis plusieurs années. Ma tête est pleine de cailloux, de gravats, d’allumettes brisées et de bouts de verre ramassés un peu partout29. » Deux ans plus tôt, dans le même esprit, pour justifier la lenteur de sa composition, il avait expliqué à la même correspondante que « les éléments nécessaires ne fusionneront, fuse, qu’après une coexistence prolongée », et parle encore de son écriture comme d’« un jet de sable décapant30 ».
Là se trouvait la jouissance à la source de sa vocation, qu’il avait tenté dans sa jeunesse de théoriser en un traité (avorté). Et l’on sait que ce projet d’une esthétique échoua précisément sur son impossible mise en formule à coups d’emprunts aux Pères de l’Église, faute d’avoir distingué entre le plaisir, signe du désir, et la jouissance, qui est en fait son impossible au-delà. On a compris que, pour lui, la difficulté majeure tenait à la défaillance, au sein du fonctionnement symbolique du sujet, de la fonction constructive de l’imaginaire. Et c’est bien pourquoi le chemin qui conduisit au monument Ulysse fut balisé, dans une curieuse hâte, par plusieurs textes peu ou prou à l’enseigne du fantasme, au premier chef Giacomo Joyce dont il met au propre le manuscrit dans ces années, et Exils31 sur lequel il travaillait depuis au moins 1913. Pourquoi également des événements, des rencontres de son existence personnelle jouèrent un rôle décisif dans cette édification.
Hospitalités
L’un des événements les plus notables fut en 1906-1907 le séjour à Rome, où il échoua à stabiliser son existence, mais où, en revanche, il fut amené à reconsidérer son rapport à Dublin : il avait injustement jugé, disait-il, cette ville caractérisée par son hospitalité. Certes, dans les deux villes régnaient deux puissances, l’une un Empire temporel, l’autre un Empire qui régnait sur les âmes, l’Église catholique. Mais dans Ulysse, ce ne sont que de pâles reflets de ces puissances : l’idéologie britannique et la pompe ridicule du Vice-Roi, et d’autre part un personnage « bénin » et bénisseur, le P. Conmee. Est mis au-devant de la scène, au contraire, l’Autre, l’étranger absolu, l’Absent, qui prend la figure du Juif.
Cette évolution s’éclaire à la lumière de la vie politique italienne d’alors et des débats autour du socialisme, avec en particulier les écrits de Guglielmo Ferrero, auquel Joyce, nous le savons, s’était intéressé (en particulier à son Europa giovane32). Transplanté de Trieste à Rome, Joyce se trouva dans une situation d’immigré qui pouvait faire penser à celle des Juifs à Dublin : « Au centre de la chrétienté, le Juif était encore un étranger, en dépit de la présence d’une communauté juive importante et fort ancienne, qui n’avait quitté les limites du ghetto que depuis relativement peu de temps. La question juive, qui avait été au premier chef une question religieuse, était en train de devenir une question politique : les Juifs représentaient les forces de progrès qui, en 1907, devaient bientôt donner à Rome un maire juif, Ernesto Nathan33 ». On comprend mieux, dans ce contexte, l’effacement de Stephen Dedalus (et l’on sait maintenant que les premiers épisodes d’Ulysse sont des pages tombées de Stephen le Héros lors de la mue qui devait en faire le Portrait de l’artiste en jeune homme) et l’apparition sur la scène de Bloom et de sa famille34. Il n’est pas surprenant qu’à cette époque Joyce se soit attaché à mieux connaître la culture juive, et en particulier son rapport à l’écrit, à la lettre, et à la lecture, culture portée également par ses amis psychanalystes de Trieste. Il rencontrait là maint trait de son expérience la plus intime, en même temps que des échos de son héritage chrétien.
Cette rencontre survenait donc en un moment de remaniement décisif des perspectives. Dublinois avait conclu sur un échec à dire le vrai sur le vrai du sujet écrivant : à la fois sur la société où il est né, et sur l’écrivain qui désire en témoigner en s’y impliquant par l’écriture : au plus vif de sa jouissance. Son créateur, Stephen Dedalus (c’est ainsi que Joyce signa ses premiers textes, et même certaines correspondances), ne pouvait plus posséder une stature héroïque, il était plutôt un pauvre hère, limité dans son savoir sur le monde et sur les êtres, et limité, du même coup, dans sa capacité à en rendre compte.
C’est ici que la question du nom prend