en présentant Ulysse comme une sorte de grand corps symbolique13, justiciable d’une présentation dans divers tableaux à entrées multiples, tableaux qui parfois diffèrent. Un tel tableau avait été confié à Valéry Larbaud en vue de sa conférence de présentation du livre le 21 décembre 1921 ; un autre fut confié à Carlo Linati ; un autre à son premier biographe, Herbert Gorman ; un autre encore fut mis à profit par Stuart Gilbert14.
Voici en quels termes il présente les choses à Linati :
C’est l’épopée de deux races (israélite-irlandaise) en même temps que le cycle du corps humain et la petite histoire d’un jour (vie). Le caractère d’Ulysse m’a toujours fasciné, même lorsque j’étais enfant. Imaginez-vous qu’il y a quinze ans j’ai commencé de le dépeindre sous forme de nouvelle pour Dublinois ! […] C’est aussi une sorte d’encyclopédie. Mon intention est de transposer le mythe sub specie temporis nostri. Chaque aventure (c’est-à-dire chaque heure, chaque organe, chaque art intimement lié et en étroite corrélation avec le schéma structurel du tout) ne doit pas seulement conditionner, mais même créer sa propre technique. Chaque aventure, tout en étant composée de plusieurs personnes, n’en forme, pour ainsi dire, qu’une seule – comme Thomas d’Aquin le raconte des milices célestes15.
On remarquera que l’ordre des épisodes n’est pas celui de l’Odyssée. Surtout, la comparaison entre les différents tableaux est révélatrice, comme Daniel Ferrer l’a montré16, d’une « homérisation rétrospective » du texte : à partir de l’épisode des « Sirènes », Joyce s’engage dans l’écriture d’un autre livre, ou plus exactement dans fine autre écriture du livre, qui l’amène à jeter un regard nouveau sur les premiers épisodes (où la présence d’Homère était encore modeste) et à les réviser de façons sensible. Plus généralement, on avancera qu’Ulysse se place, dans le projet de Joyce, sous le signe de la transparence. Ce caractère diaphane, qui tient à son expérience, il l’interroge au tout début de l’épisode III, « Protée » : une transparence inséparable de l’opacité qui la borde, différente assurément, encore que parente, de celle que Marcel Proust décrivait comme l’attribut même de la beauté17.
L’écriture aux limites
Les fluctuations et les tâtonnements dans l’écriture d’Ulysse sont révélateurs des limites, des butées que Joyce avait déjà rencontrées, à une autre occasion : lorsqu’il s’était efforcé de conférer à son recueil de poésie, Musique de chambre, une dimension symbolique, celle d’un voyage de l’âme. Il avait eu alors conscience d’échouer à donner un sens à un événement qui se trouvait aux confins du sens. Tel était maintenant, une fois encore, l’enjeu. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre une remarque, ou un aveu, qui revient souvent chez lui : la défaillance, qui confine à la carence, de l’imagination. Une lettre adressée à Ezra Pound au moment même où il commence à travailler à Ulysse, en avril 1917, est révélatrice : « J’ai pensé tout le jour à ce que je pourrais faire ou écrire [pour les lecteurs de Pound]. Peut-être y a-t-il quelque chose mais il faudrait le trouver. J’ai malheureusement très peu d’imagination […] Je suis un écrivain très fatigant pour moi-même au moins. Je suis épuisé avant la fin. Je me demande si vous aimerez l’ouvrage que j’écris ? Je le fais, comme dirait Aristote, par des moyens différents suivant les diverses parties. Chose étrange, j’ai pas mal écrit dernièrement malgré ma maladie18. » Un an plus tard, il s’explique en des termes assez comparables à sa mécène Harriet Shaw Weaver : « Il est impossible de dire ce que j’ai définitivement écrit du livre. Plusieurs autres épisodes foutre « Hadès »] ont été écrit une seconde fois, mais cela ne signifie rien, car après avoir longtemps laissé intacte la seconde ébauche de la “Télémachie”, j’ai passé environ deux cents heures à en écrire la version finale. J’ai malheureusement peu d’imagination19 »
L’épiphanie et son fond insondable
Cette coexistence chez Joyce de l’absence d’imagination et d’une épuisante urgence à écrire, qui prend chez lui la forme d’une exigence de formulation symbolique rigoureuse, est effectivement des plus étranges. Pour le lecteur du Portrait de l’artiste en jeune homme, en tout cas, elle illustre, et en quelque sorte généralise, le procédé décrit à propos de l’épiphanie, dont l’éclat signale la quidditas, l’essence de l’objet révélé : « L’artiste perçoit cette suprême qualité au moment où son imagination conçoit l’image esthétique20. » L’image n’est pas première, elle se dégage en fait d’on ne sait trop quoi, d’un tohu-bohu, certes intérieur, mais qui touche au réel des objets du monde : un réel qui, loin d’être équivalent à la réalité commune, en est la limite sans cesse repoussée au fil des ratages. L’éblouissement épiphanique se paie d’une opacité du sens.
Toujours est-il que l’opération suivante, nous dit-il, consistera à traiter, à médiatiser cette image selon trois modes hiérarchisés : lyrique, épique et finalement dramatique. Restait à élaborer ce moment où « la forme épique la plus simple émerge de la littérature lyrique lorsque l’artiste s’attarde et insiste sur lui-même comme sur le centre d’un événement épique […]. La personnalité de l’artiste, d’abord cri, cadence, ou état d’âme, puis récit fluide et miroitant, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence […]. L’artiste, comme le Dieu de la création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence, indifférent, en train de se limer les ongles21 ».
Cri, cadence, état dame : Joyce ne cesse d’insister sur un nouage primordial, dans la sublimation en cause, de la voix, de la psyché, en un événement de corps qui, à la fois témoigne de sa défection, et constitue son avènement dans la poésie, dans le jeu de ses lettres sonores : « La forme lyrique est, de fait, le plus simple vêtement verbal d’un instant d’émotion, un cri rythmique, pareil à ceux qui jadis excitaient l’homme tirant sur l’aviron ou roulant des pierres vers le haut d’une pente. » Dans ces pages du Portrait de l’artiste en jeune homme, Joyce, reprenant et ravaudant le manuscrit de Stephen le Héros, parvenait à dessiner un portrait de l’artiste, non plus dans sa vérité supposée, celle de la représentation et des énoncés qui peuvent le porter (« Stephen Dedalus le Héros »), celle surtout de l’idéologie qui prétendait l’imposer22, mais tel qu’il se vit, témoignant d’un savoir aux limites de l’insu, et porté par sa pure énonciation, dans laquelle, grâce à laquelle, il disparaît. Joyce n’aura de cesse d’explorer et d’approfondir cet extraordinaire équivoque qui s’imposait à lui comme sa vocation propre d’écrivain, d’homme de lettres.
De cette expérience il s’est employé à en déployer lui-même les implications dès son petit « Portrait de l’artiste » de janvier 1904, où il marque d’emblée son refus de toute identité fondée sur les catégories a priori de l’expérience, au profit d’une posture singulière « affichant à tous venant des manières énigmatiques destinées à couvrir une crise », en appelant à un imaginaire aux résonances explicitement mystiques, débouchant sur une invocation à la Femme digne du Cantique des Cantiques. On sait que ce texte fut refusé par les représentants mêmes de la Renaissance irlandaise, le rejetant dans un exil du monde de l’art irlandais qu’il rappellera dans Ulysse23. Sans doute y percevaient-ils avec terreur quelque chose de l’Ungrund, du sans-fond des mystiques.
On comprend qu’il convient de prendre terriblement au sérieux ce que Joyce nous dit de son manque d’imagination, au moment même où il se dépeint en proie à une frénésie d’écriture. Plutôt que d’imagination, il conviendrait de parler de cet élément de la structure psychique qu’est l’imaginaire : c’est là que se situerait la faille, la défaillance du rapport de ce sujet au monde. Jacques Lacan le rappelle : « L’homme est capté par l’image de son corps […]. Son monde, si tant est que le mot ait un sens, son Umwelt, ce qu’il y a autour de lui, il le corporéifie, il le fait chose à l’image de son corps24. » C’est bien pourquoi Joyce tourne tant autour de l’image du créateur, quand il s’aventure dans l’esthétique. Et tout se passe comme si, dans Ulysse, prenant les choses par leur envers, insistant à la cantonade sur les réseaux de correspondances, physiologiques aussi bien que culturelles, il s’appuyait sur l’Umwelt dublinois, son Umwelt à lui, pour faire pièce à une défaillance existentielle radicale.
D’un Dublin l’autre : lecture et relecture
C’est bien pourquoi il importe de ne pas négliger la référence à Dublin. Répondant à une question d’Adolf Hoffmeister portant sur la continuité entre Ulysse et Finnegans Wake, Joyce insiste d’une façon extraordinairement frappante : « Mon œuvre, à partir de Dubliners, se développe en ligne droite. Elle est presque indivisible, à cela près que l’échelle de l’expressivité et de la technique scripturale s’élève de façon un peu abrupte […]. La différence tient au développement et à cela seul. Toute mon œuvre est en permanence in progress25. » « Expressivité, technique scripturale » : on pensera que Joyce en dit trop, ou pas assez, sur ses tâtonnements. Tentons pourtant de le suivre à la trace, à partir, bien sûr, de ce Dublin qui fut, sa vie durant, l’unique objet de ses pensées, être obsédant et paradoxalement énigmatique, dont Ulysse va constituer l’autopsie plus encore que l’anatomie.
C’est qu’il se considéra très tôt, non comme un Dublinois parmi d’autres, mais comme le témoin privilégié de la capitale de l’Irlande, qu’il pensait avoir percée à jour, dans ses meilleurs et dans ses pires aspects. Joyce avait commencé à le marteler à l’éditeur Grant Richards : cet épithète, « dublinois », disait-il, a un sens substantiel (on aimerait pouvoir dire substantif), dont il découvrit lui-même l’empan au fil de la composition des