endiablé qui enivre et étourdit. Ici, ce n’est pas seulement un homme qui se soulage dans un cri, dans un sarcasme et dans une grimace, mais un être qui décharge ses entrailles de ses ressentiments, avec une force, une véhémence qui sincèrement fait frissonner. Tout le bluff génial du détail ne peut masquer l’hypersensibilité de ce tempérament, la violence vibrante, trépidante, bouillonnante et presque épileptique avec laquelle cet homme crache son livre à la face du monde.
Portrait : souvent, pendant les pauses de répit que je m’accordais en lisant son ouvrage, je me suis remémoré le visage de James Joyce. Il convient à son œuvre. Une figure de fanatique, pâle, maladive, une voix faible mais sans douceur, un regard tragique qui fuit, ironique, derrière des lunettes de myope. Un être tourmenté, mais de fer, opiniâtre, inflexible, un puritain à rebours, un descendant de quakers, un homme qui se laisserait brûler pour ses croyances, pour qui sa haine, ses blasphèmes sont aussi sacrés que pour ses ancêtres leur foi religieuse. Un homme qui a vécu longtemps dans l’ombre, toujours pour lui-même, renfermé, méconnu, enseveli en quelque sorte sous la cendre du temps et qui n’en est que plus brûlant. Onze années de professorat à l’école Berlitz, le plus barbare des bagnes de l’esprit, vingt-cinq ans d’exil et de privations ont donné à son art tant d’âpreté et de mordant. Il y a quelque chose de grand dans son visage, beaucoup de grandeur dans son œuvre, un dévouement d’un héroïsme prodigieux, incommensurable au service de l’esprit, du verbe, mais le génie essentiel de Joyce réside dans la haine et ne se donne libre cours que dans l’ironie, que dans une étincelante, douloureuse, torturante danse du scalp spirituelle, dans l’ardente volupté de faire du mal, de dépouiller, de blesser, dans un plaisir de Torquemada d’une inquisition de l’âme. Parler d’Homère à propos de Joyce, c’est faire une comparaison aussi boiteuse que la tour de Pise. Mais il y a quelque chose des massifs amoncellements de haine de Dante chez ce fanatique Irlandais.
L’art de Joyce : il n’est ni architectonique, ni plastique mais réside uniquement dans les mots. Là, il est un véritable magicien, un mezzofanti de la langue, je crois qu’il parle dix ou douze langues et il a puisé dans la sienne une syntaxe toute nouvelle et un vocabulaire luxuriant. Il a la maîtrise de son clavier tout entier, depuis l’expression métaphysique la plus subtile jusqu’ aux propos orduriers de la clocharde. Il débite des pages entières de lexique, mitraille d’un feu nourri d’attributs le terrain des concepts, fait de la voltige avec une bravoure stupéfiante sur tous les trapèzes de la syntaxe, et trouve le moyen, dans le dernier chapitre, d’écrire une phrase, qui, je crois, dépasse soixante lignes (son énorme bouquin de quinze cents pages n’est d’ailleurs que le récit d’une seule journée). Tous les instruments, voyelles et consonnes de toutes les langues, se mêlent dans son orchestre, termes techniques de toutes les sciences, dialectes et jargons ; l’anglais devient ici un espéranto paneuropéen. Ce génial acrobate se balance d’une extrémité à l’autre à la vitesse de l’éclair, danse entre les épées qui s’entrechoquent et saute par-dessus les abîmes de l’inexpressible. Déjà l’œuvre philologique témoignerait à elle seule du génie de cet homme : dans l’histoire de la prose anglaise moderne, James Joyce ouvre un chapitre spécial dont il est à la fois le commencement et la fin.
Conclusion : un aérolithe tombé au milieu de notre littérature, une sublimité, une exception fantastique, unique, l’héroïque expérience d’un être foncièrement individualiste, d’un génie qui se suffit à lui-même. Absolument rien d’Homère, dont l’art repose dans la pureté des lignes alors que ce film sur les enfers de l’esprit fascine l’âme par son rythme trépidant. Ce n’est pas non plus un Dostoïevsky, bien qu’il soit déjà plus près de lui par l’imagination des visions et l’excédante surabondance. En réalité, toute tentative pour comparer cet unique essai manquera toujours son but, l’isolement profond de James Joyce ne souffre aucun rapprochement avec ce qui existe, ne s’assimile pas et pour cette raison ne lui suscitera aucun successeur. Un être météorique d’une force primordiale et sombre, une œuvre météorique à la Paracelse, unissant, comme les écrits du magicien moyenâgeux, mais modernisée, les éléments poétiques à un humbug métaphysique, le mysticisme à la mystification, la science la plus stupéfiante à une plaisanterie féroce. Une œuvre qui a plus fait pour la langue que pour le monde. Il n’en demeure pas moins que ce livre, une curiosité géniale, restera comme un bloc erratique, sans lien fertilisateur avec le milieu. Et avec le temps, lorsqu’elle l’aura flairé suffisamment, l’humanité concevra peut-être à l’égard de ce bloc le respect qu’elle porte à tout ce qui est sibyllin. En attendant, saluons cette production puissamment volontaire et tentatrice !
Souvenirs et rencontres
Éd. Bernard Grasset, 1951
NOTES
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Notes de la préface
1. Joyce, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t.I, p. 1076-1084.
2. Préface à Les lauriers sont coupés d’Édouard Dujardin (Éditions Messein, 1924), Bibliothèque 10/18,1968, p. 9.
3. Voir notamment les lettres à Harriet Shaw Weaver des 25 novembre 1921 (inédite) et 19 novembre 1923.
4. C’est ainsi qu’en 1930 il fera obstacle à la publication dans Bifur de la traduction par Samuel Beckett et Alfred Péron d’un fragment de Work in Progress, « Anna Livia Plurabelle », pour le réserver à la N.R.F.
5. Titre de la première section de l’épisode.
6. Dans sa précieuse étude « Monologues antérieurs », Ulysse à l’article, Joyce aux marges du roman, Tusson, Du Lérot Éditeur, 1991.
7. Michael Groden, « Ulysses » in Progress, Princeton, Princeton University Press, 1977, p. 54.
8. Voir par exemple Seconde Odyssée. Ulysse de Tennyson à Borges, textes réunis, commentés et en partie traduits par Évanghélia Stead, Paris, Éditions Jérôme Millon, 2009.
9. Voir les travaux de Michel Raimond (La Crise du roman, José Corti, 1966) et de Michel Décaudin {La crise des valeurs symbolistes, Privat, 1960).
10. Une « fécondation croisée », diraient sans doute certains critiques anglo-saxons, pour simplifier des rencontres autrement riches, comme celle décrite, par exemple, par Jean-Yves Tadié dans Le Lac inconnu. Entre Proust et Freud (Gallimard, 2012).
11. « Ulysses, Order and Myth », Dial, LXXV, nov. 1923, p. 480-483. Voir également Florence Dupont, L’Invention de la littérature, Paris, La Découverte, 1994, p. 23 : « La signification d’un mythe ne tient pas à l’histoire racontée […]. Il la tiendra […du champ culturel, partiel, où cette histoire est appliquée, cette fois-là. »
12. Œuvres, op. cit., t.I, p. 511 sq.
13. Cet échafaudage n’était pas destiné aux yeux des lecteurs, et il se refusa même toujours à désigner, ailleurs que dans ses lettres, les épisodes par leur titre supposé.
14. Dans James Joyce’s Ulysses. A Study, 1930 ; New York, Knopf, 1952. Voir les schémas Linati et Gorman, p. 1221-1230. Il nous a été donné d’en rencontrer un autre, relié dans l’exemplaire d’un collectionneur…
15. Lettre (écrite en italien) du 21 septembre 1920, dans Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 910-911.
16. « Ulysses de James Joyce : un homérisme secondaire », dans Révolutions homériques, textes réunis par Glenn W. Most, Larry F. Norman et Sophie Rabau, Scuola Normale Superiore, Pise, Edizioni Délia Normale, 2009.
17. Proust, lettre à Anna de Noailles, 1904.
18. Œuvres, op. cit., t. II, p. 869.
19. Lettre du 18 mai 1918, ibid., p. 874.
20. Œuvres, op. cit., t.I, p. 740.
21. Ibid., p. 742.
22. Sur sa liquidation de cette idéologie très victorienne, voir la lettre à son frère Stanislaus du 7 février 1905, dans Œuvres, op. cit., t. I, p. 1151-1152.
23. En particulier lorsque est évoqué devant Stephen Dedalus une soirée littéraire à laquelle il n’est pas convié.
24. Conférence inédite, « Le symptôme », prononcée à Genève dans un cercle analytique, en octobre 1975.
25. Les deux récits des rencontres entre Joyce et l’écrivain tchèque Hoffmeister en 1930 ont été publiés par ce dernier en tchèque en 1961 et traduits en français dans Visages écrits et dessinés, trad. François Kerel, Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1963.
26. Ce type d’analyse était alors fort en vogue, depuis le Dégénérescence de Max Nordau (1892).
27. Œuvres, op. cit., t. I, p. 345-346.
28. Pour reprendre un terme auquel Hervé Castanet a donné ses lettres de noblesse : « L’ab-sens désigne le sexe » : Le non-rapport sexuel et ses suppléances, Éd. Himéros, 2010.
29. Lettre du 24 juin 1921, Œuvres, t. II, p. 937.
30. Lettre du 20 juillet 1919, ibid., p. 889.
31. Nous reprenons le titre choisi avec pertinence par Jean-Michel Déprats dans la nouvelle traduction qu’il a procurée, avec la précieuse édition de Jean-Michel Rabaté, pour la collection Folio théâtre (2012).
32. On lira avec profit Joyce in Rome. The Genesis of « Ulysses », éd. Giorgio Melchiori, Rome, Bulzoni Editore, 1984.
33. Joyce in Rome, op. cit., p. 40.
34. En fait, dès 1906, Joyce avait envisagé une nouvelle pour Dublinois tournant autour d’un compatriote juif, M. Hunter, dont on disait l’épouse infidèle (carte postale à Stanislaus, 30 septembre 1906 ; lettres au même du 30 novembre et du 3 décembre de la même année). En pleine composition d’Ulysse, le 14 octobre 1921, il se renseignera à nouveau sur lui auprès de sa tante.
35. Œuvres, op. cit., t. I, p. 800.
36. Ibid., p. 1764.
37. Voir la belle analyse de Jean-Michel Rabaté dans sa préface à l’édition de la pièce (Folio théâtre), à laquelle nous empruntons la citation attribuée à Joyce (p. 29).
38. En dépit des apparences, on voit que les