serait mon nom Bloom […] vous êtes ébloumissante disait souvent Josie après que nous étions mariés […] ». Nouveau retour à Gibraltar, à ses poivriers et à ses peupliers blancs, et à Mulvey et à Gardner.
Un autre train siffle. Elle songe à Bloom et à Boylan, à Boylan et à Bloom, à la tournée qu’elle va faire, puis ses pensées retournent vers Gibraltar. Elle se dit qu’il doit être à présent plus de quatre heures, mais on saura quelques lignes plus loin qu’il n’est que passé deux heures. On parle du chat, puis du poisson – Molly aime beaucoup le poisson. Elle se souvient d’un pique-nique avec son mari, puis elle pense à sa fille Milly et aux deux gifles magistrales qu’elle lui a administrées sur l’oreille parce qu’elle s’était montrée insolente. Elle visualise Bloom amenant Stephen Dedalus dans la cuisine, et bientôt s’aperçoit que ses règles ont commencé. Elle sort du lit aux grincements métalliques, et la répétition du mot « doucement » une demi-douzaine de fois se réfère au fait qu’elle craint que l’objet sur lequel elle est accroupie ne se brise sous elle – tout cela parfaitement inutile. Nous apprenons que Bloom, lui, se met à genoux à côté du vase de nuit au lieu de s’asseoir dessus ; un dernier « doucement » et elle se remet au lit. Nouvelles pensées à propos de Bloom, puis de l’enterrement de Dignam auquel il a assisté. Ceci nous mène à Simon Dedalus et à sa jolie voix, puis à Stephen Dedalus, auquel Bloom lui a raconté avoir montré sa photo. Rudy aurait onze ans aujourd’hui. Elle essaie d’imaginer Stephen qu’elle a connu petit garçon. Elle songe à la poésie – ce qu’elle entend par poésie – et imagine une liaison avec le jeune Stephen, ce qui, par contraste, nous ramène à la vulgarité de Boylan et aux ébats amoureux de l’après-midi. Son mari est couché en rond, les pieds là où devrait être sa tête. Il aime se coucher comme ça : « Ô enlève-moi un peu ta grande carcasse de là pour l’amour de Dieu », songe Molly. Stephen, orphelin de mère, revient à ses pensées « ce serait amusant s’il restait demeurer avec nous pourquoi pas il y a la chambre en haut qui est vide et le lit de Molly dans la chambre sur le jardin il pourrait faire ses écritures et ses études sur la table qui y est pour ce que lui [Bloom] il y gribouille et s’il [Stephen] désire dans son lit le matin comme moi puisqu’il fait le déjeuner pour 1 il peut aussi bien le faire pour 2 je pense je ne vais pas prendre n’importe quel pensionnaire pour lui faire plaisir parce qu’il a loué un caravansérail comme celui-là j’adorerais causer longuement avec quelqu’un de cultivé et de bien élevé il faudrait que j’achète une paire de jolies pantoufles rouges comme celles que vendaient les Turcs avec leur fez [le double rêve de Bloom et de Stephen ! ou jaunes et un déshabillé du matin un peu transparent dont j’ai tellement besoin […] ».
Le petit déjeuner de Bloom, qu’elle doit lui préparer, continue à hanter ses pensées au milieu du carrousel de ses sujets familiers – Bloom et les choses qu’il ne sait pas, Stephen (la vulgaire sexualité de Boylan désormais sur la touche), et Mulvey, et Gibraltar ; au long de la dernière litanie de la romanesque Molly avant qu’elle ne s’assoupisse à son tour : « le quart quelle heure pas de ce monde je me figure qu’ils sont en train de se lever en Chine et peignent leur queue pour la journée bon bientôt ce seront les Sœurs qui vont sonner l’angélus elles n’ont personne qui entre déranger leur sommeil excepté un prêtre ou deux pour leur office de nuit le réveil des gens d’à côté au premier cocorico qui carillonne à se fracasser le caisson voyons si je vais pouvoir me rendormir 1 2 3 4 5 […] il vaudrait mieux baisser cette lampe et essayer encore pour pouvoir me lever de bonne heure j’irai chez Lambe là-bas du côté de Findlaters et je leur dirai de nous envoyer quelques fleurs pour mettre un peu partout ici si par hasard il l’amène demain je veux dire aujourd’hui non non le Vendredi est un mauvais jour il faut d’abord que j’arrange un peu la maison la poussière a l’air de pousser ici pendant que je dors et puis nous pourrons faire de la musique et fumer des cigarettes je peux l’accompagner d’abord il faut que je nettoie les touches du piano avec du lait qu’est-ce que je mettrai porterai-je une rose blanche […] bien entendu une jolie plante pour le milieu de la table j’aurai ça à meilleur marché chez voyons où est-ce que je les ai vues il n’y a pas longtemps j’aime les fleurs j’aimerais que la maison nage dans les roses Dieu du ciel il n’y a rien de tel que la nature les montagnes sauvages et puis la mer et les vagues qui galopent et puis la belle campagne avec des champs d’avoine et de blé et toutes sortes de choses et tous les beaux bestiaux qui se promènent ça vous réjouirait le cœur de voir des fleuves et des lacs et des fleurs de toutes les espèces de formes de parfums et de couleurs qui poussent partout même dans le fossé des primevères et des violettes c’est la nature quand à ceux qui disent qu’il n’y a pas de Dieu je n’en donnerais pas gros de toute leur science […] ils pourraient aussi bien essayer d’empêcher que le soleil se lève demain matin c’est pour vous que le soleil brille comme il me disait le jour où nous étions couchés dans les rhododendrons à la pointe de Howth avec son complet de tweed gris et son chapeau de paille le jour où je l’ai amené à me parler mariage oui d’abord je lui ai passé le morceau de gâteau au cumin que j’avais dans la bouche et c’était une année bissextile comme cette fois-ci […] il a dit que j’étais une fleur de la montagne oui c’est bien ça que nous sommes des fleurs tout le corps d’une femme oui pour une seule fois il a dit quelque chose de vrai et c’est pour vous que le soleil brille aujourd’hui oui c’est pour ça qu’il m’a plu parce que je voyais qu’il comprenait ou qu’il sentait ce que c’est qu’une femme et je savais que je pourrais toujours en faire ce que je voudrais et je lui ai donné tout le plaisir que j’ai pu pour l’amener à me demander de dire oui et d’abord je ne voulais pas répondre je ne faisais que regarder la mer et le ciel je pensais à tant de choses qu’il ne savait pas à Mulvey et M. Stanhope et Hester et à père et au vieux capitaine Groves […] et la sentinelle devant la maison du gouverneur avec la machine autour de son casque blanc pauvre bougre à moitié grillé et les petites Espagnoles qui riaient avec leurs châles et leurs grands peignes […] et les pauvres bourricots qui trébuchaient à moitié endormis et les types vagues dans leurs manteaux qui formaient sur les marches à l’ombre et les grandes roues des chariots pour les taureaux et le vieux château vieux de centaines de siècles oui et ces beaux Arabes tout en blanc avec des turbans qui sont comme des rois qui vous demandent de vous asseoir dans leur petite boutique de rien et Ronda et les vieilles fenêtres des posadas de deux yeux de feu derrière le treillage pour que son amoureux embrasse les barreaux et les cafés entrouverts la nuit et les castagnettes et la nuit que nous avons manqué le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa lanterne et Ô cet effrayant torrent tout au fond Ô et la mer la mer écarlate quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles andalouses ou en mettrai-je une rouge oui et comme il m’a embrassée sous le mur mauresque je me suis dit après tout aussi bien lui qu’un autre et alors je lui ai demandé avec mes yeux de demander encore oui et alors il m’a demandé si je voulais oui dire oui ma fleur de la montagne et d’abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l’ai attiré sur moi pour qu’il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme fou et oui j’ai dit oui je veux bien Oui. » Oui. Bloom demain matin aura son petit déjeuner au lit.
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Notes de Jean-Michel Rabaté
1. Lettre à Budgen du 28 février 1921, op. cit.
2. Lettre à Miss Weaver du 8 février 1922, Lettres, op. cit., t. I, p. 212.
3. Lettre à Frank Budgen du 16 août 1921, Lettres, op. cit., 1.1, p. 198. Joyce commet une erreur de grammaire sur le genre de Fleisch, qui est neutre, parce qu’il inverse la phrase de Méphisto dans le Faust de Goethe : « Ich bin der Geist, der stets verneint » (Je suis l’esprit qui toujours nie). Il fait dire à Pénélope : « Je suis la chair qui dit toujours