n’avait jamais fait une chose pareille / de demander son petit déjeuner au lit avec deux œufs / depuis l’hôtel des Armes de la Cité quand ça lui arrivait de faire semblant d’être souffrant au lit avec sa voix geignarde / jouant le grand jeu pour se rendre intéressant près de cette vieille tourte de Mme Riordan qu’il pensait être dans ses petits papiers et qu’elle ne nous a pas laissé un sou / tout en messes pour elle et son âme / ce qu’elle pouvait être pingre / embêtée d’allonger huit sous pour son alcool à brûler / me racontant toutes ses maladies / elle en faisait des discours sur la politique et les tremblements de terre et la fin du monde / payons-nous un peu de bon temps d’abord / et quel enfer serait le monde si toutes les femmes étaient de cette espèce-là à déblatérer contre les maillots de bains et les décolletés / que bien sûr personne n’aurait voulu la voir avec / je suppose qu’elle était pieuse parce qu’aucun homme n’aurait voulu la regarder deux fois / j’espère bien que je ne serai jamais comme ça / c’est étonnant qu’elle ne nous ait pas demandé de nous couvrir la figure / mais tout de même c’était une femme bien élevée / et ses radotages sur M. Riordan par-ci et M. Riordan par-là / je pense qu’il a été content d’en être débarrassé / et son chien qui sentait ma fourrure / et se faufilait pour se fourrer sous mes jupes surtout quand / d’ailleurs j’aime assez ça chez lui [Bloom] malgré tout / qu’il soit poli avec les vieilles dames comme ça et les domestiques et les mendiants aussi / il n’est pas fier / parti de rien », etc.
Les lecteurs se laissent impressionner à l’excès par le procédé du courant-de-pensée. Je voudrais avancer quelques remarques à ce sujet. D’abord, le procédé n’est ni plus « réaliste » ni plus « scientifique » qu’un autre. En fait, si au lieu de nous livrer en vrac toutes les pensées de Molly on nous en décrivait quelques-unes, leur expression frapperait le lecteur comme plus « réaliste », plus naturelle. Ce que je veux dire, c’est que le courant de conscience est une convention de style, car il est évident que nous ne pensons pas continuellement sous forme de mots – nous pensons également en images ; mais le passage des mots aux images ne peut être consigné sur un mode verbal continu que si l’on élimine la description, comme c’est le cas ici. Autre chose : certaines de nos réflexions vont et viennent, d’autres demeurent ; elles s’immobilisent en quelque sorte, amorphes et paresseuses, et il faut aux pensées et penselettes qui passent un certain temps pour contourner ces blocs de pensée. Simuler un enregistrement de la pensée présente l’inconvénient et de brouiller l’élément temps et d’accorder un rôle trop important à la typographie.
Ces pages de Joyce ont eu une influence formidable. Ce brouet typographique a nourri au berceau nombre de poètes mineurs ; le tout petit M. Cummings a pour parrain le prote du grand James Joyce. Il ne faut pas voir dans le courant de conscience tel qu’il est restitué par Joyce quelque chose de naturel. Il n’est une réalité que dans la mesure où il reflète l’activité mentale de Joyce. Dans ce monde, les gens pensent au moyen de mots, de phrases. Leurs associations d’idées sont principalement dictées par les nécessités structurelles du livre, par les objectifs et les plans de l’auteur. J’ajouterai également que s’il venait à l’idée d’un éditeur d’introduire des signes de ponctuation dans le texte, cela n’affecterait pas réellement ce que les rêveries de Molly peuvent avoir d’amusant et de musical.
Il y a une chose que Bloom a dite à Molly avant de s’endormir, une chose qui n’est pas mentionnée dans la scène au chevet du lit dans le chapitre précédent, une chose qui a beaucoup frappé Molly. Avant de s’endormir, Bloom lui a calmement demandé de lui apporter son petit déjeuner au lit le lendemain matin – avec deux œufs. À présent que l’infidélité est consommée, que le moment de crise est passé, Bloom, me semble-t-il, estime que le simple fait qu’il soit au courant de la situation, que, tacitement, il l’admette, et qu’il laisse sa femme poursuivre le lundi suivant sa sordide intrigue avec Boylan, lui permet, d’une certaine manière, de reprendre l’avantage, lui octroie un certain pouvoir sur Molly – il n’a donc plus à se préoccuper de son petit déjeuner à elle. C’est elle qui le lui apportera, au lit.
Le soliloque de Molly commence sur la surprise irritée que lui cause une telle requête et elle y revient plusieurs fois. Par exemple : « Et puis il s’avise de réclamer des œufs et du thé et du haddock Findon et des rôties chaudes et beurrées je pense que nous le verrons trôner fier comme Artaban et pomper dans son œuf avec le mauvais bout de sa cuiller où a-t-il pris cette habitude-là […]. » (Vous avez remarqué que Bloom tend à avoir toutes sortes de petites manies, de procédés très particuliers. Le soliloque de Molly nous apprend que lorsqu’elle était enceinte il a tenté de la traire dans son thé, et, bien entendu, la position dans laquelle il dort et autres petites habitudes comme de s’agenouiller à côté de son vase de nuit, sont bien à lui.) Molly renâcle devant cette requête de petit déjeuner au lit, et les œufs se transforment en œufs du jour : « … alors ce sera du thé et une rôtie pour lui beurrée des deux côtés et des œufs du jour je pense que moi je ne suis plus rien », et cela remonte à nouveau plus tard bouillonner dans son esprit : « et il veut que je descende traîner mes savates à la cuisine pour préparer le déjeuner de son altesse pendant qu’il dort entortillé comme une momie penses-tu mais m’as-tu jamais vue dans ce rôle là plus souvent ayez des attentions pour eux et ils vous traitent comme un paquet de linge sale […] ». Mais, pour une raison ou pour une autre, son esprit vire de bord, et Molly se dit : « J’aimerais avoir maintenant une grosse poire juteuse qui vous fond dans la bouche comme quand j’étais dans les envies et puis je lui flanquerai ses œufs dans son lit avec son thé dans la tasse à moustache qu’elle lui a donnée pour lui faire la bouche un peu plus grande sans doute il aimerait aussi ma bonne crème […] » et elle décide d’être très gentille avec lui et de l’amener à lui donner un chèque de deux livres.
Dans le courant de son soliloque, Molly fait la navette entre les images de différentes personnes, hommes et femmes, mais l’on remarquera tout de suite une chose, c’est que la somme de méditations rétrospectives qu’elle consacre à son récent amant Boylan est bien inférieure en quantité et en qualité aux pensées qu’elle consacre à son mari et à d’autres personnes. Voici une femme qui a connu, il y a quelques heures, une brutale mais plus ou moins satisfaisante expérience physique, et ses pensées sont occupées par un train-train d’évocations qui la ramènent constamment à son mari. Elle n’aime pas Boylan. Si elle aime quelqu’un, c’est Bloom.
Voyons rapidement ces pages bien remplies. Molly apprécie le respect qu’a Bloom pour les vieilles dames et sa politesse à l’égard des serveurs et des mendiants. Elle est au courant de la photo porno représentant un toréador et une pseudo-nonne espagnole, que Bloom conserve dans son bureau ; et elle le soupçonne aussi d’avoir griffonné une lettre d’amour. Elle médite sur ses faiblesses et n’accorde pas foi à un certain nombre des choses qu’il lui a racontées à propos de sa journée. Elle se rappelle de façon assez détaillée une ébauche d’intrigue que Bloom avait nouée avec une ancienne bonne : « comme avec cette souillon de Mary que nous avions à Ontario Terrace qui rembourrait son faux derrière pour l’exciter ça n’est déjà pas drôle de renifler sur lui l’odeur de toutes ces grues-là une fois ou deux je me suis doutée de quelque chose en le faisant venir près de moi quand j’avais trouvé un cheveu long sur son veston sans compter la fois que je suis arrivée dans la cuisine et qu’il prétendait qu’il venait de boire de l’eau 1 femme ça ne leur suffit pas c’était sa faute à lui il débauchait les bonnes et puis il a proposé qu’elle vienne manger à table le jour de Noël ma parole non merci pas de ça chez moi […] ». Un instant, ses pensées se tournent vers Boylan, la première fois qu’il lui a pressé la main, cela entremêlé de fragments de chansons, comme si souvent ses pensées, mais ensuite elle revient à Bloom. Des détails concernant les qualités à exiger d’un amant occupent son attention, et elle se rappelle un prêtre d’allure très virile. Elle paraît comparer les façons singulières de Bloom, les façons délicates d’un goy imaginaire (préparant le thème de Stephen) et les vêtements imprégnés de l’odeur d’encens du prêtre – elle semble comparer tout cela à la vulgarité des façons de Boylan : « Je me demande s’il a été content de moi une chose que je n’ai pas aimée c’est quand il m’a donné une claque par-derrière en partant quel manque de respect dans le corridor j’ai ri je ne suis pas un cheval ni un âne je pense… » Elle rêve, pauvre fille, de tendresse délicate. La liqueur forte que