à la fois, est une étape vers la création du cosmos de la simultanéité contradictoire de Finnegans Wake, comme il est une reprise des ambivalences constitutives des personnages d’Exils.
Molly, Vierge profane (née le jour de la fête de la Vierge, elle chante l’Ave Maria de Gounod ou le Stabat Mater), chante par la sexualité et le désir toute la Nature. Elle donne un corps érotique au tissage de Dana évoqué par Stephen. Son côté « nature » apparaît dans son langage. Molly commet des fautes d’orthographe, son vocabulaire est imprécis, sa grammaire est celle du langage parlé ; pourtant elle ne devient jamais vulgaire. Les ajouts sur le manuscrit montrent que Joyce voulait lui donner une voix populaire sans quelle soit ordurière, même si son expression de la sexualité ne connaît guère d’interdit. Une addition au manuscrit Rosenbach était 18 carrot gold, aussitôt corrigé en 16 carat gold. Selon cette révision, qui n’a pas été reportée dans le texte définitif, Molly pense correctement « carat » et non « carotte », et le chiffre passe de 18 à 16 pour renforcer le jeu sur les multiples de 4 et de 8. En effet, Molly, née le 8 septembre 1870, s’est mariée le 8 octobre 1888, et donc en juin 1904, elle a passé seize années avec Leopold Bloom. L’heure de l’épisode est le 8 couché, symbole de l’infini, mais aussi représentation iconique de ce tissage qui passe par un point central, celui qui clôt la quatrième phrase dans le manuscrit Rosenbach.
Si cet épisode récapitule presque tous les éléments déjà connus de la vie commune de Molly et de Leopold Bloom, il ajoute à ces révisions constantes du texte par lui-même la perspective d’un autre lieu, d’une autre scène, avec les souvenirs de Gibraltar. C’est l’unique moment où l’on voit Joyce construire un lieu sans l’avoir connu personnellement : il doit tous les détails sur Gibraltar à des guides, cartes et ouvrages historiques qu’il se faisait envoyer en grand nombre par ses amis en 1921. Semblable en cela à Paris pour Stephen, Gibraltar apporte une touche d’exotisme avec la juxtaposition d’un vocabulaire espagnol et d’une nouvelle identité donnée à la protagoniste. Molly se révèle être en fait plus « juive » que son mari, même si tous la prennent pour une bonne Irlandaise et Bloom pour un vrai juif. Par-delà l’anecdote du lit du vieux Cohen, qui met à mal toutes les velléités de récupération identitaire ou religieuse, Joyce a su exploiter les accidents de l’histoire qui firent de Gibraltar un lieu d’accueil aux Juifs sépharades. Il faut aussi l’intertexte des multiples chansons populaires et airs d’opéra et d’opérette que fredonne sans cesse Molly pour arriver à la superbe fusion entre le promontoire de Howth et le Rocher de Gibraltar qui clôt le livre. Molly y mêle en un même élan lyrique les souvenirs de ses premières amours et la demande en mariage par Bloom. Est-ce la promesse d’un nouveau départ pour le couple, ou bien faut-il n’y voir qu’un retour de la navette du tisserand ? Le livre s’achève sur l’image de Molly et Leopold dormant tête-bêche, représentant les figures de l’art et de la nature, du masculin et du féminin aussi, qui s’entrecroisent et s’entretissent mutuellement.
C’est pourtant Molly seule qui permet que s’incarne l’infini textuel dans le ruban de Moebius du chapitre, ce huit couché par lequel le féminin se fait texte. Pénélope tissait le suaire d’un beau-père qui n’était pas encore mort, et qui, comme le suggérait Samuel Butler dans son commentaire de l’Odyssée5, s’était retiré à la campagne pour ne pas voir les excès de sa bru avec les prétendants. Molly trame sa vie avec ses souvenirs et ses désirs, fabriquant « tout contre » son mari (et aussi avec son amant tout récent) cette toile de mots qui, sans présager d’aucune décision future, reconnaît à Leopold une place à ses côtés. Son hymne profane et religieux à la nature se conclut en une incantation orgasmique – le rythme des dernières pages mimant un rapport sexuel enfin possible grâce au verbe – qui chante la positivité des fleurs et des flux (flows et flowers). Cela l’amène à assumer pleinement son nom floral, à l’écrire et à le signer. Molly retisse son nom de femme mariée, faisant entendre dans Bloom la navette du loom (métier à tisser). Sa ruse, plus forte, plus ancienne, plus cosmique que la ruse d’Ulysse, débouche sur un épithalame final qui ajoute le paraphe d’un « Oui » féminin et majuscule au texte tout entier, confirmant ainsi que la définition du « plus grand bonheur sur la terre » (p. 1164) n’est autre que « répondre affirmativement ».
J. -M.R.
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La lecture de VLB (2006)
L’Odyssée d’Homère. Les prétendants assassinés, Ulysse juge les cinquante servantes de Pénélope et en trouve douze qui, avec les prétendants, l’ont trompée. Il ordonne qu’on les emmène dans la cour attenante au château et qu’on leur transperce le corps d’un coup de glaive sacré. Mélantheus, le chevrier d’Ulysse, n’échappe pas à sa vindicte. Pour avoir raillé à son retour le héros aux mille Tours, Mélantheus va mourir d’une mort atroce : On lui trancha d’abord d’un bronze sans pitié le nez et les oreilles, puis son membre arraché fut jeté, tout sanglant, à disputer aux chiens et, d’un cœur furieux, on lui coupa enfin les mains et les pieds.
Curieusement, Homère oublie une étape dans le grand ménage qu’Ulysse entreprend dans son château, faisant passer à grande eau soufrée planchers, plafonds et murs pour que ça brille et sente bon, comme c’était avant son départ pour Troie et son errance en mer. Souillé du sang des prétendants, Ulysse devrait se baigner car l’exige ainsi le rituel comme on l’a vu tout au long de l’Odyssée –, c’est en prenant un bain que le héros se lave de ses fautes, c’est en prenant un bain que le héros peut affronter et dominer la nouvelle réalité qu’il a fondée en faisant couler le sang. Pourtant, Ulysse enfile ses vêtements de roi sans mettre le bout du pied dans l’eau. Et c’est ainsi qu’il accueille Pénélope qui s’assoit peut-être pour cette raison à l’écart, et qui reste silencieuse, les yeux baissés, s’attirant les foudres de Télémaque l’accusant d’être une cruelle et méchante mère : Ah ! Ton cœur est toujours plus dur que le rocher ! lui dit-il sans qu’Ulysse lui ordonne de se taire, l’incitant tout simplement à aller prendre un bain ! Se rendant enfin compte que lui-même en a bien besoin, il plante là Pénélope et va se laver, étonné à son retour dans la grande salle du château que sa femme ne soit pas plus accorte envers lui ; au lieu de se rapprocher, Pénélope s’éloigne encore davantage, ce qui fait dire à Ulysse : Est-il un autre cœur defemme plus sec, aussi fermé ? S’éloigner de l’époux quand, après vingt années de longs maux et d’épreuves, il revient au pays ! J’irai dormir tout seul, car en place de cœur, tu n’as que du fer !
De bien drôles de retrouvailles. Pour ce couple dont Homère nous a dit pendant quatre cents pages jusqu’à quel point il s’aimait ! Et les choses sont loin de s’améliorer quand Ulysse apprend de la bouche de Pénélope que leur lit a changé d’emplacement pendant son absence : Qui donc l’a orienté autrement ? demande aussitôt Ulysse, ajoutant : Le plus habile n’aurait pas réussi sans le secours d’un dieu. La façon de ce lit, c’était mon grand secret. Je voudrais donc savoir, femme, si notre lit est toujours en sa place ou si, pour le tirer ailleurs, on a coupé le tronc de l’olivier ? Pénélope rassure Ulysse, elle ne l’a pas trompé une seule fois durant sa longue absence. Si Ulysse ne demande pas mieux que de la croire, lui qui a couché avec toute venante durant sa voyagerie sans jamais en éprouver la moindre honte, le lecteur n’est pas obligé de faire comme lui et de donner à Pénélope le bon Dieu sans confession. Cette dureté de cœur que lui reproche Télémaque, d’où peut-elle bien venir ? Du simple fait que Pénélope n’a joué que de la quenouille devant son métier à tisser ? Jeune et fort belle, a-t-elle toujours repoussé tous les prétendants ? Ça serait plutôt exceptionnel si on en juge par la mythologie et l’histoire grecques où même Zeus est fait cocu. Mais qu’importe ! Ulysse est là, Pénélope aussi, et les deux, allongés, se baisent, puis se racontent, Pénélope ses mésaventures et Ulysse ses bonaventures, glissant, heureux mortel, sur toutes ces femmes à qui il n’a pas su dire non et qui, pour une bonne part, sont responsables de l’éternisation de sa dérivance en mer. Tout est bien qui finit bien.
L’Ulysse de James Joyce. S’inspirant des lettres qu’écrivait Nora Barnacle en faisant fi de la ponctuation et en se jouant des structures syntaxiques et grammaticales, Joyce, en son ultime chapitre d’Ulysse, donne la parole à Molly, la grasse et lascive femme de Léopold Bloom, étendue dans le lit près de Bloom qui dort, essayant d’en faire autant, mais n’y parvenant pas et, se redressant, ses genoux sous le menton, le regardant en train de ronfler et de lâcher des vesses par intervalles, ce corps maigrichon de Juif huileux, avaricieux, qui rentre à la maison aux petites heures du matin, qui sent à plein nez les odeurs troubles des femmes qu’il a cherché à séduire et sans doute en les payant y est-il arrivé, mais s’en défendant par-devers Molly : n’ai rencontré que des hommes, n’ai parlé qu’à des hommes, n’ai tenu les bras qu’à des hommes ! Tous menteurs