ne jamais oublier, même en songe ! Aucun des prétendants n’arrivera à bander l’arc suffisamment pour que la flèche transperce les haches bronzées. L’arc est l’apanage du Père, elle ne se tend bien que par lui et ne projette sa Semence dans l’espace, la seule légitime, que si le symbole de la plus haute autorité s’y bande dans tous ses muscles. Les douze haches enfoncées, Ulysse peut donc s’en prendre aux prétendants et, avec l’aide de Télémaque, les massacrer sans pitié. Symboliquement, Télémaque tue Amphinomos en lui plantant sa lance dans le dos, signe qu’il ne peut encore s’égaler au Père seul qualifié pour attaquer de face ses ennemis et les vaincre. Ne sera sauvé de l’hécatombe que Phémios, le barde, puisqu’il faut bien que quelqu’un porte témoignage : être père, c’est d’abord assurer la pérennité de sa mémoire. Ainsi songe Ulysse en regardant les prétendants assassinés : Tous étaient couchés dans la boue et le sang : sous ses yeux, quelle foule ! On eût dit des poissons qu’en un creux de la rive les pêcheurs ont tirés de la mer écumante ; aux mailles du filet, sur les sables, leur tas bâille vers l’onde amère, et les feux du soleil leur enlèvent le souffle. C’est ainsi qu’en un tas, gisaient les prétendants.
L’Ulysse de James Joyce. Il est étonnant de constater que Joyce, pour rendre compte de l’épisode le plus lyrique de l’Odyssée, et le plus chargé d’émotions, ait adopté la formule question-réponse tel qu’on le faisait dans le petit catéchisme irlandais et québécois au début du XXe siècle. On se croirait au beau mitan de l’univers de saint Thomas d’Aquin qui ne nomme ni ne décrit les choses, mais les appréhende dans l’abstraction, dans un style qui, pour être beaucoup travaillé, n’en demeure pas moins économe de ses moyens, la métaphore étant considérée comme une faiblesse dans l’ordre de la pensée et l’hyperbole comme un manque dans le jugement.
Malgré toutes les apparences, Joyce est un écrivain prude, dans le sens victorien du mot : tant qu’on prétend décrire la réalité telle qu’elle se manifeste à soi, il n’y a aucune limite à ce qui peut être dit, puisqu’on se considère comme un simple scribe, mais lorsqu’on plonge creux dans son inconscient, on ne décrit plus, on prend parti et ce peut être contre soi. Ainsi Bloom et Dédalus m’apparaissent-ils tandis que le pont du chemin de fer traversé, ils marchent vers le 7 Eccles street. La question fondamentale qui est posée dans ce chapitre par Joyce n’est pas celle du Père à la recherche d’un Fils car ce Fils, Bloom l’a déjà trouvé en faisant la rencontre de Dédalus. Ce qui grouille sous 1’épiderme est d’une toute autre nature : si Bloom est en mesure de devenir le père spirituel de Dédalus, en a-t-il seulement le désir, et ce désir-là se nourrit-il de pureté ou est-il à la merci du malpropre qui, par escousses et secousses, corrompt son esprit ? Quand sa fille Milly est partie de la maison, était-ce simplement pour continuer de faire sa vie ailleurs ou parce qu’il ne la regardait plus en tant que son enfant, mais comme une jeune proie destinée à apaiser ses faims lubriques ? Si Bloom faisait pour ainsi dire ménage avec Dédalus, est-ce que ses fantasmes libidineux resteraient larvaires ou latents, ou bien occuperaient-ils tout l’espace et toute la profondeur de son désir ?
Rendu là dans son autobiographie totalisante, Joyce est en déséquilibre d’écriture ; même saint Thomas d’Aquin ne peut pas l’aider vraiment à traverser de l’autre côté du miroir. Aussi longtemps que Joyce a écrit sur les perversions sexuelles, il ne se faisait pas problème avec ses problèmes qui étaient ceux d’un homme hétérosexuel à la puissante virilité, peu importe quelle penchât du côté du sadisme ou du côté du masochisme, puisque les rapports sexuels restaient traditionnels : c’étaient ceux d’un homme par rapport à ceux d’une femme. En invitant Dédalus chez lui, Bloom bouleverse l’ordre des choses et doit se poser la question : Suis-je homosexuel ou ne le suis-je pas ?
L’utilisation de la méthode du petit catéchisme irlandais et québécois, par questions et réponses, permet à Joyce de jouer à fond son rôle de Dieu Tout-Puissant de l’écriture et de ne pas paraître prendre parti dans le combat intérieur qui déchire Bloom. Quant à Dédalus, oublions-le : il n’a véritablement aucune substance dans ce chapitre d’Ulysse, il n’y joue que le rôle d’une utilité de théâtre, il est tel qu’on l’a trouvé au chapitre premier de la saga, fermé sur lui-même, comme une huître, taciturne, méprisant et railleur. Tout le temps qu’il passe avec Bloom, il ne prend les devants dans quoi que ce soit, muré dans un silence dont il ne sort que parce qu’on l’y oblige. Comme Télémaque, il joue la carte de la jeunesse et sur ses aspirations hautement littéraires pour rester sur son quant-à-soi, forçant ainsi Bloom à se creuser les méninges pour faire, chez lui comme chez Dédalus, la part des choses. Si Ulysse s’impose à son retour à Ithaque, c’est grâce à sa formidable force physique dont il ne s’est pas servi depuis la guerre de Troie, ayant fait le pari que la simulation et la ruse auraient plus d’impact chez les peuples barbares, doués eux aussi, d’une nature hors du commun. Aussi longtemps qu’il a erré sur les mers, Ulysse a refoulé creux en lui la violence brutale qui est le fond de sa nature. Une fois à Ithaque, il lui redonne tout son allant et jouit, tout comme Télémaque d’ailleurs, de la cruauté qui en est la conséquence directe. Vu dans cette perspective, Bloom est l’envers d’Ulysse : il est pacifiste parce que la violence le terrorise, il est socialiste parce qu’il est un Juif errant, aussi bien dire de race déchue, il aurait été fait pour devenir, tel un Albert Einstein, un grand scientifique, car n’ayant pas de territoire à occuper, son royaume n’est pas de ce monde, mais là où naît et prolifère la pensée quand elle se dresse sur ses ergots de coq pour comprendre l’Universmonde et, grâce à l’invention scientifique, le changer. En se rendant chez lui en compagnie de Dédalus, Bloom se conçoit comme un ingénieur qui travaille tout à la fois dans l’immensément petit (l’individu comme grain de sable dans cette énorme fourmilière qu’est le monde) et dans l’infiniment grand (le cosmos dans ses myriades d’amas galactiques, de formes spiralloïdes et cannibales). Pour Bloom, l’Univers n’a pas de sens et n’en a pas besoin : il est. L’arbreciel d’étoiles lourd d’humides fruits bleunuit. Qu’importe si cet arbreciel-là est édifié sur l’incertitude du vide ? Ça ne l’empêche pas d’exister et ça n’empêche pas l’homme d’être conscient de son existence. L’Utopie n’est pas un manque, mais le trop-plein de la création.
Que manque-t-il à Bloom pour passer de l’incomplétude de son hétérosexualité à la plénitude que serait pour lui l’assumation de sa latente homosexualité ? Rien d’autre que l’idée de générosité. Bloom en est dépourvu, de générosité. C’est ce que symbolise la statue de Narcisse trônant sur la table chez lui, au beau milieu, prend soin de préciser Joyce pour qu’on n’ait aucun doute sur son importance. Même quand il regarde autrui, Narcisse ne fait que se contempler, si entiché de sa candeur, de sa nudité, de sa pose, de sa tranquillité, de sa jeunesse, de sa grâce, de son sexe que l’hétérosexualité et l’homosexualité n’ont plus aucune pertinence, l’androgyne occupant désormais toute la place, à la fois entité et non-entité : portée par quiconque, étrangère à Tous, Tout le monde, Personne.
Comme Ulysse, le divin héros aux mille Tours, qui fut à la fois tout le monde et personne, Bloom est Identité et Non-Identité, Vouloir et Non-Vouloir, Pouvoir et Non-Pouvoir et, tel le pendule, oscille vers l’un puis vers l’autre, emporté malgré lui par un mouvement sur lequel il ne peut rien et que Joyce décrit ainsi : Une décevante équation entre un exode et un retour dans le temps à travers l’espace réversible. Résultat ? Le mondeciel et l’hommeciel sont des mobiles de formes illusoires immobilisés dans l’espace, remobilisés dans l’air ; un passé qui a peut-être cessé d’exister en tant que présent avant que ses futurs spectateurs soient entrés dans la réalité de la présente existence.
Ainsi Joyce applique-t-il en littérature les théories de la relativité restreinte et de la relativité générale d’Einstein ; et tout ce qui empêche Bloom d’éclater en milliards de particules élémentaires pour réensemencer le cosmos, c’est la loi de la gravité qui protège de l’essaimement Tout le monde et Personne. Conséquences pour Bloom dans le quotidien de sa vie : il laisse Dédalus s’en aller dans le petit matin après lui avoir proposé de prendre chambre, attenante à la sienne et à celle de Molly. Si Dédalus refuse de rester, c’est qu’on a aussi affaire à un androgyne. L’union du Père et du Fils n’aura pas lieu, le Père sera toujours manquant et le Fils marqué, le Fils manquant et le Père marqué.
Dédalus en allé, ne reste plus à Bloom qu’à se déshabiller et qu’à se coucher en tête-bêche dans ce lit où Molly semble dormir. Le demi-sommeil, qui surprend aussitôt Bloom comme un fil d’argent, l’emporte au pays de Bouvard et de Pécuchet, car il rêve comme eux de vivre à la campagne, au royaume de l’Utopie totalisante où ses talents d’ingénieur et d’inventeur lui permettraient de créer la Bloomjérusalem nouvelle, libre et libertaire. Bloom sait qu’il est couché en lieu et place de Dache Boylan qui, tout l’après-midi, a forniqué tel le prétendant en titre de Pénélope, avec Molly. Mais un androgyne cocufié, quelle importance