accepter son destin de libérateur, Bloom fait le don de sa patate noircie. Seul l’homme au mackintosh ne suit pas la parade et accuse Bloom, en train de faire construire la Bloomusalem (qui a la forme d’un gigantesque rognon de porc), d’être un usurpateur dont le vrai métier est celui d’incendiaire. Mais on a tellement besoin d’un héros dans Mabbot street que l’homme au mackintosh est obligé de décamper pour ne pas être lynché. Bloom triomphe, il va enfin pouvoir appliquer dans son intégralité le programme électoral de son parti pris : Je préconise la réforme de la moralité civique et les dix commandements purs et simples. À chacun sa lampe d’Aladin. Tous unis, Juifs, Musulmans et Gentils. Un hectare et une vache pour les enfants de la nature. Corbillards torpédos grand luxe. Travail manuel obligatoire. Les Parcs ouverts au public jour et nuit, lave-vaisselle électriques, tuberculose, aliénation mentale, guerre et mendicité interdites. Amnistie générale, carnaval hebdomadaire avec les libertés du masque, gratifications à tous, la fraternité universelle assurée par l’espéranto. Plus de patriotisme de cafés, tapeurs et monteurs de coup hydropique. L’argent à tous, l’amour libre, l’église laïque libre dans l’État libre et laïque.
Quand, emportées par l’hystérie bloomesque, les plus belles femmes de Dublin se mettent à se suicider, s’ouvrant les veines, faisant grève de la faim, se jetant sous les rouleaux à vapeur ou se noyant dans la grande cuve de la Brasserie Guinness, les antibloomistes montent au front et dénoncent le bouc puant, le démon de lubricité, celui qui n’a d’égal que le taureau blanc de l’Apocalypse. Preuve de sa trahison irlandaise ? C’est un androgyne qui va mettre au monde quatre paires de jumeaux, pour moitié blancs et pour moitié jaunes ! Ce n’est plus de l’hystérie, mais de la folie furieuse. Tout est insanité, dit Bloom. Le patriotisme, pleurer les morts, la musique, l’avenir de la race. Que sont l’homme et la femme ? Un simple bouchon et une simple bouteille. Aussi bien sombrer dans une ultime démence. Mais réapparaît Zoé, la vieille putain qui fait pour Bloom fonction de la déesse Circé. L’entraîne dans un bordel où joue du piano Stephen Dédalus. Apparaît à Bloom le spectre de son père sous ce déguisement de l’homme au mackintosh, et l’accuse encore d’avoir trahi l’Irlande comme le lubrique et québécois abbé Chiniquy a trahi l’Église de Rome, porc parmi les cochons, boucs parmi les bouquins, taureau parmi les gémissantes génisses qu’il sodomise et dont il mange les excréments. On aura beau exciser Bloom pour en faire une femme afin qu’il puisse se faire sodomiser à son tour, on ne peut rien contre sa lubricité puisqu’il prend plaisir à tout acte dit contre nature. Même la fornication avec les bêtes qui l’obligent à boire leur urine fétide ne viendra pas à bout de ses fantasmes. Bloom finira-t-il comme le divin Marquis de Sade dans sa cellule de la Bastille où il écrivait sur les murs avec la merde qu’il conchiait furieusement ?
Cette fois-ci, ce n’est pas Circé qui sauvera Bloom, mais Dédalus prenant sur ses épaules, en sa tête et en son cœur, la morbide destinée de Bloom en Juif errant et porc devenu totalement. Le Juif a banni la viande de porc de sa nourriture parce qu’on ne doit pas manger ce qu’on est, on ne peut pas se cannibaliser soi-même. En enfreignant toutes les règles du judaïsme, Bloom devient l’envers de sa race, son triomphe et sa perdition. Littéralement, il est un cochon de Juif, ce qui est bien l’absurde porté à son point d’extrême limite. Et si Dédalus s’intéresse autant à Bloom, c’est qu’il n’a pas beaucoup de lard sur les côtes et qu’il lui faut les engraisser pour pouvoir à son tour devenir, en lieu et place de Bloom, la quintessence du Juif errant. Retournement, détournement, le chrétien se décochonnant pour apparaître Juif et le Juif s’encochonnant pour paraître homme enfin dans tous ses heurs, mal heurs et bons heurs.
Faire sortir Bloom du quartier des bordels ne peut toutefois se réaliser sans que Dédalus n’en paie le prix. Devenu le Juif errant en place de Bloom, le soldat Carr l’assaille brutalement et, le frappant en pleine figure, l’envoie paître dans la fange. Lui tendant la main pour que Dédalus se redresse, Bloom reconnaît enfin en lui son fils Rudy mort prématurément dans sa onzième année. On peut donc sortir de l’enfer dantesque pour rentrer enfin à la maison en se contentant de mettre, à deux, un pied devant l’autre. Simple plaisir de l’amitié déambulante après ce voyage au fond de la mer-mère vert-pituite de l’inconscient. Ouf ! Quelle équipée se fut et avec quel équipage ! Un pied de porc et un pied de mouton posés, croisés, sur la pierre de destinée irlandaise, en l’occurrence une vieille patate noircie. Virevolte dans l’air, parmi la ténèbre, le grand chaudron celtique viré à l’envers. Une pluie bienfaisante puisque malgré tout l’espoir veille et surveille même dans le plus profond de la nuit. Bloom n’aura connu aucun des plaisirs d’amour qui ont bonifié le temps qu’Ulysse a passé avec Circé, mais la faute n’en est ni à Homère ni à Ulysse ni à Bloom. C’est Joyce qui en a décidé ainsi, privilégiant la cochonnerie fantastique aux ébats, somme toute fort ordinaires, qui ont comblé Ulysse dans l’île de la sensualité romantique. Dans son Ulysse, voilà bien le chapitre le plus ardu à lire et peut-être le moins satisfaisant : sur et entre toutes les lignes, Joyce y est omniprésent, c’est de lui qu’il parle, avec si peu de distance et un cynisme si évident que même malgré soi, on a la tentation de se métamorphoser en Charybde et Scylla pour recracher dans la mer d’écriture un fiel vert-pituite en pleine décomposition et putréfaction.
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La lecture de Nabokov
Je ne connais aucun commentateur qui ait correctement compris ce chapitre. J’écarte complètement et radicalement pour ma part l’interprétation psychanalytique, n’ayant personnellement aucune attache avec l’école freudienne, ses mythes d’emprunt, ses parapluies miteux et ses sombres escaliers dérobés. Voir dans ce chapitre les réactions produites par l’ivresse ou par la luxure sur le subconscient de Bloom est impossible pour les raisons suivantes :
1. Bloom est parfaitement sobre et pour le moment impuissant.
2. Un certain nombre d’événements, de personnages et de faits qui apparaissent sous forme de visions dans ce chapitre ne peuvent pas être connus de Bloom.
Je propose de considérer ce chapitre 12 comme une hallucination de l’auteur, une amusante distorsion de ses divers thèmes ; le livre lui-même rêve et a des visionsA, ce chapitre n’est qu’une exagération, une évolution cauchemardesque de ses personnages, objets et thèmes.
Heure : Entre 11 heures et minuit.
Lieu : L’entrée par Mabbot street du quartier des bordels, dans Dublin Est, au nord de la Liffey, près des docks, exactement un mile à l’ouest d’Eccles street.
Style : Une comédie-cauchemar, ayant une dette implicite envers une œuvre de Flaubert, la Tentation de saint Antoine, écrite une cinquantaine d’années auparavant.
Action : L’action peut se diviser en cinq scènes.
Scène 1. Principaux personnages : deux soldats anglais, Carr et Compton, qui attaqueront Stephen plus tard, dans la scène 5. Il y a une racoleuse qui personnifie l’innocente Cissy Caffrey du chapitre 10, et il y a Stephen et son ami, l’étudiant en médecine Lynch. Les deux soldats de deuxième classe, déjà, dès cette première scène, apostrophent Stephen : « Place au pasteur ! » « Hé, le pasteur ! » Stephen, portant le deuil de sa mère, a l’air d’un prêtre (Stephen et Bloom sont tous deux en noir). Une autre prostituée ressemble à Edy Boardman. Les jumeaux Caffrey apparaissent également : des gamins des rues, des fantasmes ressemblant aux jumeaux, grimpant aux réverbères. Il faut remarquer que ces associations de pensées ne se produisent pas dans l’esprit de Bloom, car, s’il a remarqué Cissy et Edy sur la plage, il est absent de cette première scène, alors que Stephen, qui est présent, ne peut pas connaître Cissy et Edy. Le seul événement réel dans celle première scène est le fait que Stephen et Lynch se dirigent vers une maison mal famée du quartier des bordels, après que les autres, au nombre desquels Mulligan, se sont dispersés.
Scène 2. Bloom apparaît sur une scène représentant une rue en oblique, avec des lampes à arc ; il s’inquiète pour Stephen et il le suit. Le début de la scène est la description d’une entrée réelle : essoufflé d’avoir couru derrière Stephen, Bloom achète effectivement un pied de cochon et un pied de mouton chez le charcutier Othousen, et manque effectivement de se faire accrocher par une voiture à sable. Puis apparaissent ses défunts parents – et cette fois il s’agit d’une hallucination de l’auteur, et de Bloom. Plusieurs autres femmes que Bloom connaît, y compris Molly et Mme Breen, et Gertie, font également une apparition dans cette scène, de même que le savon au citron, des mouettes et divers autres personnages épisodiques, jusqu’à Beaufoy, l’auteur de la nouvelle primée dans Pêle-Mêle. Il y a aussi des allusions religieuses. On se rappellera que le père de Bloom était un juif hongrois converti au protestantisme, alors que la mère de Bloom était irlandaise. Bloom, né protestant, a été baptisé catholique par la suite. Il est également, soit dit en passant, franc-maçon.
Scène 3. Bloom atteint la maison mal famée. Zoé, jeune prostituée en fourreau saphir, le rencontre à la porte dans Lower Tyrone street (endroit qui n’existe plus). Bientôt, dans l’hallucination de l’auteur, Bloom, le plus grand réformateur du monde (allusion à l’intérêt que manifeste Bloom pour diverses réformes municipales), est couronné empereur par les citoyens de Dublin à qui il explique ses projets visant