pu longuement contempler quelques heures plus tôt dans le bar de Barney Kiernan et le nom qu’il ne peut pas ignorer. Ce qui est mis en cause par le resurgissement hallucinatoire d’éléments provenant des chapitres antérieurs, c’est bien notre propre mémoire de lecteur.
Il faut se laisser porter par ce flot de réminiscences textuelles.
La méthode rétrograde est la seule qui permette de pénétrer au cœur de « Circé », car on est devant ce texte comme devant un miroir : on découvre qu’on y figure déjà, mais on ne peut s’y enfoncer qu’à condition de s’en éloigner à reculons.
D.F.
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La lecture de VLB (2006)
L’Odyssée d’Homère. Alors qu’apparaît l’aurore aux doigts de roses, Ulysse le Vigilant aperçoit une île que la mer couronne à l’infini ; malgré l’avis de ses compagnons, il va y aborder, partageant son équipage en deux nations pour mieux explorer le pays qui a l’air d’être un continent. Ulysse et sa bande vont revenir bredouilles au noir vaisseau ; mais Euryloque et son clan, tout au fond d’un val, vont découvrir la maison de Circé et, tout autour, changés en lions et en loups de montagne, les hommes qu’en les droguant elle a ensorcelés. Les loups et les lions font bon accueil aux voyageurs ; du porche de la maison, on entend Circé chanter à belle voix et tisser au métier une toile divine. Aussitôt, on se met à crier, impatients qu’on est de voir apparaître la Déesse aux belles boucles. Si belle, Circé ! Comment et pourquoi refuser son invitation à entrer chez elle, dans ce château béni des dieux ? Plus avisé qu’Ulysse le serait en pareille circonstance, Euryloque ne suit pas ses hommes, préférant retourner au bateau pour prévenir l’autre nation de la découverte de Circé.
Ne perd pas son temps, la Déesse aux belles boucles. Sitôt les hommes entrés, elle les drogue et, les menant à la baguette, les conduit à sa porcherie où elle les transforme en cochons.
Les voilà enfermés. Ils pleuraient et Circé leur jetait à manger faines, glands et cornouilles, la pâture ordinaire aux cochons qui se vautrent.
Mis au courant par Euryloque, Ulysse s’appareille de son arc et de son grand glaive en bronze à clous d’argent, puis prend le large vers la maison de Circé. Chemin faisant, Hermès lui refile, pas cher, l’herbe de vie, formidable antidote aux poisons de Circé. Mais lui recommande, le Messager des Dieux : Aussitôt que, du bout de sa longue baguette, Circé t’aura frappé, toi, tire ton glaive à pointe et, lui sautant dessus, fais mine de l’occire. Tremblante, elle voudra te mener à son lit ; ce n’est pas le moment de refuser sa couche ! Elle seule a pouvoir de délivrer tes gens et de te reconduire.
Ainsi fait Ulysse, ce qui redonne aux pourceaux leurs corps d’hommes et permet à Ulysse de forniquer tout son content avec la déesse aux belles boucles. À dire vrai, Circé n’a pas que de belles boucles si on en juge par le fait qu’Ulysse vivra toute une année chez elle, à ne faire rien d’autre qu’à la baiser et qu’à se faire baiser par elle. Pas un seul moment, il ne pensera à sa femme Pénélope. Il a enfin tout ce qu’il a toujours désiré : du bon vin, de la bonne nourriture et une femme libre, libidineuse et libertine. Pourquoi n’en profiterait-il pas, de tout son vit dressé comme glaive grand en bronze à clous d’argent, sur un lit de glands, glatissant de jouissance ? Un membre viril, voilà bien Ulysse dans toute sa vérité.
L’Ulysse de James Joyce. Le jour est tout en allé désormais et la nuit, voracieuse et ténébrieuse, s’installe. En compagnie de Lynch, Stephen Dédalus, par Mabbot street, entre dans le quartier des bordels de Dublin. On se croirait en Cour des Miracles chez Charles Dickens. Tous les mal formés d’Irlande y vivent dans des maisons de carton dont les portes béent. Deux soldats portant tuniques sang de bœuf déambulent comme s’ils étaient sur un bateau tant ça tangue sous leurs pieds. Des parents rachitiques se querellent, des ivrognes cuvent leur vin, accotés à des poubelles, une naine se balance sur une corde tendue, un gnome fouille dans les ordures, un marmot cagneux se traîne sur le côté, deux sergents de ville font la garde. Littéralement, on est dans la porcherie de Circé, parmi les détritus humains, les viandes avariées, la vermine rampante ou, quand elle se tient sur ses deux jambes comme les soldats Carr et Compton, ne cessent de lancer à tout moment des bordées de pets malodorants.
Lynch et Dédalus sont ivres et traversent la Mabbot street en chantant en latin des cantiques de la Fête-Dieu, qu’ils dénaturent, question de les adapter à l’esprit des lieux : Des serpents de brouillard montent de la rivière et rampent lentement. Des égouts, des fissures, des fosses d’aisance et des tas d’immondices, de tous côtés, des exhalaisons lourdes. C’est dans cette fétidité qu’apparaît Bloom. Sortant de chez le charcutier et dans chaque main tenant un paquet : Un pied de cochon tiède et un pied de mouton froid. Les deux symboles du Juif errant : ce qu’il ne doit pas manger à moins de vouloir devenir pourceau et ce qu’il doit manger s’il veut qu’on lui rachète ses péchés et lui redonne son innocence. Ne plus être Juif, la seule race élue de Dieu ou le rester, ce qui ne peut faire de soi qu’une victime propitiatoire. Avec son pied de cochon et son pied de mouton, dans une Irlande dont les troupeaux sont décimés par la maladie du pied et du museau, voilà bien par quoi est interpellé Bloom en sortant de la charcuterie de Mabott street. La pomme de terre que, depuis le matin, il a toujours dans sa poche, ne lui sera pas de grand secours : dans son génome, elle transporte les mauvais gènes de la maladie de la tubercule qui, jadis, a apporté la famine et fait de l’Irlande une nation famélique, saignée à blanc par l’émigration. Malgré lui, Bloom est donc le porteur de tout ce par quoi est déchiré son pays : renoncer à la pomme de terre ou s’en contenter, manger de l’agneau et conforter en soi l’idée de victimisation ou gruger le pied fourchu de porc, en assumant les conséquences qui viendront de l’explosion de tous les champs de la conscience, qui feront de la victime un victimaire. Malgré lui encore, la transformation de son être est en train de se faire. C’est ce que Joyce nous apprend quand il écrit : Bloom avec sa main-pied de cochon et sa main-pied de mouton palpe montre, gousset, poche à calepin, poche à porte-monnaie, douceurs du péché, pomme de terre, savon. Ne lui sont plus d’aucun secours tous ces talismans qu’il transporte, ils ne suffiront pas à empêcher la complète métamorphose, celle de l’agneau blanc en pourceau noir. Plus on s’approche du cœur de Mabbot street, là où les gigantesques Portes de l’Enfer grincent sur leurs gonds rouillés, et plus la réalité se contorsionne : Sous un porche, une femme debout, penchée en avant, les jambes écartées, pisse comme une vache. Devant un débit aux volets clos, un groupe de badauds écoute une histoire que le contremaître au museau écrasé leur corne avec des plaisanteries rauques, et deux soûlards sans bras luttent, flic flac, grognent, combat tronqué de troncs. Encore quelques pas et le chien-loup qui suit Bloom se met devant lui, se vautre sur le dos avec des contorsions obscènes et des pattes éloquentes, toute sa longue langue noire dehors. Bloom a peur et lui abandonne pied de porc et de mouton, dans un fond de cour qui sent la pisse. Les hommes de police le reluquent, et Bloom s’en défait en leur présentant sa carte au nom d’Henry Fleury. Mais il a consommé tellement d’alcool qu’il imagine qu’on l’a arrêté et que, traduit devant les tribunaux, il doit répondre, tel le Christ, à tous ceux-là qui n’ont que mépris pour lui. Je suis un incompris. On veut faire de moi un bouc émissaire, alors que j’ai été un loyal soldat dans l’armée de Sa Majesté de Grande-Bretagne, contribuant ainsi à pacifier la chigneuse Irlande. Du quartier des bordels, on sort des basses cours pour témoigner contre Bloom : c’est un plagiaire, un faussaire et un obsédé sexuel qui, par deux fois, a voulu fourrager avec ses mains sous mes vêtements, jure Mary Driscoll. Il a contemplé mes deux pommes et m’a fait des propositions inconvenantes, surenchérit la cantatrice Yelverton Barryl. Il me suppliait de souiller le lit conjugal et de commettre l’adultère dans le plus bref délai possible, ajoute Mme Bellingham dite la Vénus aux fourrures. La suit à la barre Mme Mervyn Talboys qui prétend avoir reçu de Bloom une photo obscène et une lettre cochonne dans laquelle il la conjurait de salir le papier en déféquant dessus, puis de le châtier, lui le maniaque, en l’enfourchant, le montant et le cravachant de la manière la plus vicieuse possible.
Le jury, dans lequel se trouve Stephen Dédalus, condamne Bloom à la pendaison. S’amène le bourreau dans son costume couleur sang de bœuf. Une prostituée sauve Bloom, ce qui le convainc de devenir politicien. Son programme : la liberté par le socialisme qui rendra indépendante l’Irlande. Du coup, on croit que Bloom est la réincarnation de Parnell : voilà le fameux Bloom, le plus grand réformateur du monde. Chapeaux bas ! On le nomme empereur-président. On lui présente les franchises de la cité et les clés de Dublin. À la prostituée qui lui a sauvé la vie et qui l’a aidé en lui caressant les amourettes à