de Bannon en tenue d’explorateur, culottes de croisé et brodequins de cuir de vache tanné, contrastait vivement avec l’élégance primevère et les façons citadines de Malachie Rolland St Jean Mullingan. Enfin à l’autre bout de la table était le jeune poète qui venait se délasser de ses travaux pédagogiques et de ses investigations métaphysiques dans l’atmosphère accueillante d’un entretien socratique, tandis qu’à ses côtés avaient trouvé place le pronostiqueur inconsidéré qui venait en droite ligne de l’hippodrome et ce vigilant voyageur souillé par la poussière de la route et du combat et taché de la boue d’un déshonneur indélébile, mais dans le cœur ferme et constant duquel nul appât, nul péril, nulle menace, nulle dégradation ne put jamais effacer l’image de cette beauté voluptueuse que le crayon inspiré de Lafayette enlumina pour des âges à venir. »
L’enfant de Mme Purefoy est né. Stephen suggère qu’ils aillent tous chez Burke, un bar. La manière dont est rendu le tintamarre dans le bar en question me paraît refléter par avance le style grotesque, boursouflé, haché, imitatif et bourré de calembours de Finnegan’s Wake (1939), le dernier roman de l’auteur et l’un des plus grands loupés de la littérature.
Style : pour citer le Fabulous Voyager (1947) de M. Richard M. Kain, « le style de ce chapitre est une série de parodies de la prose anglaise depuis la période anglo-saxonne jusqu’à l’argot moderneA […].
« Pour ce qu’elles valent, voici les principales parodies que l’on a pu identifier : littérature anglo-saxonne, Mandeville, Malory, la prose élisabéthaine, Browne, Bunyan, Pepys, Sterne, le roman “gothique”, Charles Lamb, Coleridge, Macaulay, Dickens (l’une des plus réussies), Newman, Ruskin, Carlyle, argot moderne, style oratoire évangéliste.
« Tandis que les jeunes étudiants en médecine s’en vont tous boire aux frais de Stephen, la prose s’effrite en des sons brisés, des échos, des moitiés de mots, […] une façon de rendre la stupeur de l’ivresse. »
a
Notes de Jacques Aubert
1. Dans sa lettre du 20 mars 1920 à son ami Frank Budgen, écrite au moment le plus intense de sa composition de l’épisode.
2. Samuel Beckett, « Dante… Bruno. Vico… Joyce », Our Exagmination Round His Factification For Incamination of Work in Progress, Shakespeare & Company, 1929, p. 8.
3. Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t.I, p. 758.
Notes sur la lecture de Nabokov
A. V. N. ajoute : « Et ce n’est pas une réussite. » (NdFB)
XV. CIRCÉ
Notice Gallimard (2013)
Dans l’Odyssée, la magicienne Circé change en bêtes les compagnons d’Ulysse. Dans l’Ulysse de Joyce, l’épisode de « Circé » correspond également à une profonde transformation. Il inaugure en effet cette troisième manière que Michael Groden a appelée le « dernier style1 », avec lequel la machinerie d’Ulysse en vient à se retourner sur elle-même et à s’alimenter de sa propre substance.
L’écriture de ce chapitre, commencé à Trieste et achevé à Paris, fut particulièrement laborieuse. Les délais successifs que Joyce se donnait pour l’achever, tout au long de l’année 1920, furent dépassés à de nombreuses reprises, comme si lui-même n’avait que très progressivement pris conscience de la nature et de l’ampleur de son entreprise. Il est vrai que le volume de l’épisode ne cessa de croître, jusqu’à représenter près d’un tiers du livre en nombre de pages. Mais c’était surtout la nouveauté et la complexité de la technique mise en œuvre qui l’obligèrent à réécrire l’ensemble jusqu’à neuf fois, « du premier au dernier mot2 ».
À vrai dire, cette complexité technique n’apparaît pas immédiatement aux yeux du lecteur. Après l’extrême confusion des derniers paragraphes des « Bœufs du Soleil », c’est plutôt une impression de relative limpidité qui prévaut. Le style revient à l’anglais courant3. La continuité événementielle n’est pas difficile à rétablir : une heure s’est écoulée depuis la fin du chapitre précédent, pendant laquelle Stephen s’est querellé avec Mulligan et Haines. Ceux-ci l’ont abandonné à la gare de Westland Row pour rentrer sans lui à la tour Martello. Stephen et Lynch ont alors pris un train pour le quartier des bordels. Bloom, inquiet de l’état d’ébriété dans lequel il voyait le jeune homme pour qui il ressent une sollicitude paternelle, a entrepris de le suivre, mais s’est trompé de train. Il arrive donc dans le quartier réservé avec un peu de retard. À l’autre extrémité de l’épisode, on observe que la continuité s’établit également sans difficulté : de nombreux événements de « Circé », majeurs ou mineurs, laissent des traces repérables dans les chapitres ultérieurs. Ainsi, au début d’« Eumée », nous vérifions que Stephen est bien sous la protection de Bloom, ou que le bouton de culotte perdu par celui-ci est toujours manquant. Les correspondances avec l’Odyssée ne posent guère de problèmes particuliers : en mettant en parallèle la débauche ou la prostitution avec les maléfices de la magicienne qui change les compagnons d’Ulysse en pourceaux, Joyce ne fait que reprendre un très ancien topos moralisateur. Ce qui est véritablement déroutant pour le lecteur, c’est le statut incertain des événements, des personnages et des objets qu’il rencontre dans cet épisode.
Soudain, après plusieurs centaines de pages narratives, au quinzième chapitre de ce qui, malgré quelques excentricités, demeurait un roman, nous voyons surgir un dispositif typographique qui est celui du théâtre. Une véritable scène s’ouvre soudain, sur laquelle se joue une représentation qui parodie tour à tour différentes formes dramatiques, mystère médiéval, tragédie shakespearienne, drame irlandais et surtout revue de music-hall, pantomime et théâtre populaire à grand spectacle avec profusion de costumes et de décors à transformation. Mais l’objectivité et l’extériorité qu’implique la forme dramatique sont très vite mises à mal, infiltrées par des notations subjectives.
Les plus troublantes de ces manifestations intempestives constituent de véritables hallucinations. Ainsi Bloom et Stephen voient tour à tour apparaître leurs parents décédés (p. 707-709, 807-815, 898-901). Ces spectres surgissent en scène au côté des autres personnages, apparemment sur le même plan qu’eux. Toutefois, ils ne sont pas visibles par tous. On peut donc essayer de faire le partage entre ce qui appartient à la réalité fictionnelle (ce qui est censé s’être réellement passé dans le quartier des bordels de Dublin, le soir du 16 juin 1904) et ce qui relève de la fantasmagorie. Joyce lui-même ne dédaignait pas ce type de distinction, puisqu’il précisait à Harriet Weaver que la chasse à l’homme des pages 905-908 était « imaginaire ». On dira la même chose des pages 731-758, qui culminent avec le procès de Bloom, de l’« épisode messianique » des pages 762-790, de la scène de transformation sexuelle (p. 832-864), du cocufiage de Bloom (p. 876-881), de la résurrection et de la messe noire (p. 922-924). Toutefois, l’imbrication des deux plans est si forte qu’on est souvent bien en peine de décider où s’arrêtent ces « hallucinations » et surtout à qui précisément les attribuer. Même quand elles se rattachent explicitement au passé de Stephen ou de Bloom et semblent pouvoir faire l’objet d’une explication psychologique, il n’en reste pas moins que nous, lecteurs, sommes victimes des mêmes hantises et partageons les hallucinations.
C’est en effet notre passé de lecteur qui est avant tout mis à contribution. Il est remarquable que, dans le schéma de Gilbert et Gorman, l’hallucination figure dans la colonne des « Techniques4 ». Il s’agit d’un mécanisme textuel, voire rhétorique, plus que d’un mécanisme psychologique. Il repose sur une reprise systématique, un véritable ressassement des épisodes antérieurs, qui font retour par petites bouffées et viennent envahir l’univers du nouvel épisode et se mêler étroitement à sa substance.
Par exemple, au cours de la conversation de Bloom avec Mme Breen, le jugement gastronomique porté par Bloom (« Il y a là-bas un formidable endroit pour les pieds de cochon », p. 719) fait surgir Richie Goulding, qui avait vanté dans l’épisode XI, « Les Sirènes », « le meilleur rapport qualité prix de Dublin » (p. 441). Goulding reprend sous forme tronquée des phrases qu’il avait proférées au cours du déjeuner pris avec Bloom à l’hôtel Ormond, dans ce même épisode XI. Il est pourvu d’attributs qui lui avaient été associés à cette occasion, mais aussi à travers les réminiscences de Bloom (les chapeaux de femme superposés sont évoqués dans l’épisode VI, « Hadès », p. 175) et même lors de la visite que Stephen imagine rendre à sa famille dans l’épisode III, « Protée » (p. 100) (le hareng virtuel offert par Goulding et les pilules). À cela vient s’ajouter, par association, Pat, le garçon qui avait servi le déjeuner, avec ses propres caractéristiques emblématiques. Puis tout disparaît et la conversation reprend comme si de rien n’était.
L’exemple le plus frappant est celui de l’« Être Sans Nom » au « visage sans traits » qui apparaît à la page 751. Il se laisse assez facilement identifier. Son ton, son attitude, les propos qu’il tient, son juron favori, Gob (traduit ici par « morbleu » et dans « Le Cyclope » par « putain »), nous permettent de le reconnaître : il s’agit du narrateur de (la moitié de) l’épisode du « Cyclope », le recouvreur de créances (voir p. 483). Il est clair qu’il apparaît ici non pas en tant que personnage, mais en tant que procédé littéraire. Comment, en effet, ce pilier de bar, que rien ne distinguait de ses compagnons de beuverie ici énumérés, pourrait-il être sans nom et sans visage ? C’est nous, lecteurs, qui ne lui connaissons ni nom ni visage, puisqu’il était le narrateur de l’unique épisode dans lequel il a figuré jusqu’ici, et il eût été invraisemblable qu’il se décrivît lui-même ou prononçât son propre nom. Si ce passage de « Circé » représentait, comme on le pense souvent, une hallucination de Bloom, il devrait nous révéler le visage que celui-ci a