été tuées. Ulysse et ses compagnons ne sont, à dire vrai, que des pilleurs et des charognards pour lesquels toute civilisation autre que la leur n’est que barbarie, croyance et superstition à éliminer. On peut donc s’approprier les biens des autres peuples, les gaspiller comme font Ulysse et ses compagnons avec les Vaches du Soleil, car pourquoi toutes les manger quand quelques-unes auraient suffi à calmer les appétits les plus féroces, et pourquoi ne pas en avoir demandé la permission avant, sinon parce qu’on agit en impérialistes pour qui l’étranger n’est qu’une marchandise à consommer ? Si Ulysse est toujours un héros dans tout l’Occident, c’est qu’il préfigure tous ces génocides qu’Athènes, Rome, Berlin, Londres, Madrid, Lisbonne et Paris commettront dans le sillage de l’Odyssée au nom des droits de l’Empire à voler, violer, torturer, mutiler et tuer rien que pour l’assouvissement de ses égoïstes plaisirs. De quoi comprendre qu’Ulysse ait été et soit toujours leur champion à tous.
L’Ulysse de James Joyce. Chez Homère, les Vaches sacrées du Soleil ne semblent pas très fécondes, puisque ni taures ni taurillons ne pacagent avec elles. Chez Joyce, c’est le contraire, les Vaches sacrées et fertiles étant de tout temps, avec la truie dévoreuse de ses petits, les deux symboles fondamentaux, l’un de la richesse matérielle de l’Irlande, l’autre de sa pauvreté spirituelle. Il est donc tout à fait prévisible que l’île du Soleil devienne dans Ulysse un hôpital, celui de la Miséricorde, là où vont accoucher les mères en mal d’enfantement. Si Léopold Bloom s’y retrouve, c’est qu’il y fait du bénévolat depuis la mort de son fils Rudy. Si Stephen Dédalus, Buck Mulligan, Lynch et Madden s’y retrouvent aussi, c’est qu’ils sont tous des étudiants en médecine et qu’ils y pratiquent leur internat. Ce qui, toutefois, est davantage étonnant a rapport avec le drôle de langage dont se sert Joyce dans son épisode des Vaches sacrées : un latin de cuisine mâtiné de français moyenâgeux et d’anglais tel que devaient le parler les courtisans de la Cour d’Angleterre du temps de Shakespeare, le tout évidemment saupoudré de clinquantes images grecques en l’honneur d’Hippocrate, le premier à avoir associé l’utérus femelle à l’hystérie féminine. Entra le voyageur Léopold ens le chatel pour soi reposer un petit car las se trouvait il en ses membres d’avoir tant battu pays à l’environ et parcouru terres diverses et aucunes fois pratiqué l’art de la vénerie.
Soixante-dix lits à la Miséricorde, soixante-dix vaches non bréhaignes se préparant aux douleurs de l’enfantement, soixante-dix femmes fécondes engrossées par le dieu Soleil entre son coucher et la levée de l’aurore aux doigts de roses. Et parmi les soixante-dix femmes, celle-là qui fait le sujet de la conversation parce que, depuis trois jours, se morfond en profondes douleurs de mise au monde, mais ne parvenant pas à se délivrer. Advenant le pire, devrait-on sauver la mère ou l’enfançon ? Là-dessus discutent les étudiants en médecine, autour d’une table, en levant, ferme et souvent, le coude. À compter de quand, dans le ventre de la mère, le fœtus peut-il être considéré comme être humain, c’est-à-dire muni d’une âme bien à lui ? L’Église, qui condamne aussi bien l’avortement que la césarienne, le fait-elle à bon droit ou par superstition ? L’apport d’un jeune et brillant avocat comme l’était Paddy Dignam n’aurait pas été négligeable tant sont alambiqués les raisonnements des théologiens, des disciples d’Hippocrate, d’Aristote et de Socrate dont le médecin et philosophe Avicenne fut, par son Canon de la médecine, le maître non contesté de l’émulation principielle.
Bloom est plus terre-à-mer que ses compagnons du fait que sa femme a déjà accouché d’un fils, difficilement, après de longues heures de souffrance, et que, onze jours après la naissance, s’en est déjà allé manger les pissenlits par la racine, le fils tant attendu. En écoutant parler Dédalus, Bloom a l’impression d’entendre Rudy si Rudy avait eu la chance de se rendre dans ses grosseurs. Bloom sait que Dédalus est un fils mal aimé et mal aimant, dont la dizaine de frères et sœurs mendient dans les rues de Dublin parce qu’en plus d’être orphelins de mère, ils ne peuvent compter sur leur père, le dénommé Simon Dédalus, ivrogne, irresponsable et fainéant, au corps de charognard et aux yeux mornes de chauve-souris. Ce qui rend peut-être encore plus sympathique Stephen Dédalus aux yeux de Bloom, c’est que ses camarades l’accusent d’avoir mis à mal le lys de vertu d’une femme qui lui avait baillé fiance, ce qu’on dénomme corruption de mineures, lui qui se prétend être de toute éternité le fils à jamais vierge. Mais, par bravade, Dédalus leur offre tout de même de partager avec eux le prétendu lys de vertu, puisque, n’est en homme amour plus grande que celle qui pousse l’homme à faire don de sa femme à son ami.
De tels propos se tiennent, je le rappelle, à l’hôpital de la Miséricorde, et sont, gargantuesquement, arrosés d’alcool. Des chansons grivoises suivent, peu respectueuses ni de la femme ni de la mère qui souffre depuis trois jours les dures douleurs de l’enfantement, dans une solitude que confortent, du mieux quelles peuvent, les religieuses à son chevet. L’une d’elles doit plusieurs fois intervenir auprès des étudiants dont les plaisanteries douteuses et les chants cyniques se rendent jusqu’aux oreilles de la pauvre fille en train d’acheter. En tant que doyen de l’assemblée, Bloom devrait aider la religieuse et convaincre ses camarades de mettre fin à leur indigne festin de mots gras et alcoolisés, mais il n’en fait rien. Quand, en grande fureur se met à tonner le dieu Thor, le dieu marteleur, Bloom est bien trop effrayé pour risquer ne serait-ce qu’un simple conseil. Tassé sur lui-même, craignant d’être atteint par la foudre, il constate amèrement qu’il est malgré lui dans le pays de Phénomène, et qu’il devra indubitablement le quitter un jour, puisqu’il n’y était comme tout le reste qu’une apparence éphémère.
Le tonnerre faisant accalmie, repartent de plus belle hautes considérations philosophiques en faveur ou non de l’avortement, galéjades et chansons friponnes, puis la maladie du pied et du museau dont les vaches irlandaises sont victimes occupe tous les esprits, la verte Érin risquant bientôt de manquer de viande, ce qui serait de fort mauvais augure pour les enfants naissant par un temps de pareille calamité. Mais écoutez ! Mais écoutez donc, volubiles tisseurs de vent ! Ne beugle plus la vache, c’est son veau qu’on entend mugir désormais. Il est enfin né le peut-être Christ irlandais, dans cette étable qu’est l’hôpital de la Miséricorde de Dublin, rond comme une pomme il est, tel Daniel O’Connell au sortir de l’utérus de sa mère, tel Charles Parnell au sortir de l’utérus de sa mère, tel Robert Emmet au sortir de l’utérus de sa mère. Et maintenant que le veau tète déjà au pis lourd et gorgé de lait chaud, allons fêter ça, mes zamis : Direction, la première cantoche et une fois dedans, réquisitions des alcools. Qu’un vin impur abreuve nos gaviots. Bière, bœuf, bazars, bibles, bouledogues, bateaux de guerre, bourriques, bondieuseries. Bière bœuf marche foulant les bibles. Quand pour l’irlandouce. Foutreration ! Au pas, nom de Dieu ! Le bistro des bichots. Saoulons-nous pour de vrai, au nom du Père, du Cher fils et de l’Esprit-Sein ! car ainsi boivent-ils, jusqu’à l’hallali ! Hé, men ! Hé, hé, hé ! Gloups.
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La lecture de Nabokov
Heure : Environ dix heures du soir.
Lieu : La première ligne du chapitre signifie en gaélique « Allons au sud [de la Liffey] à Holles street », et c’est là que Bloom déambule. Dans le deuxième paragraphe, l’espèce d’invocation à Horhorn se réfère au « patron » de la maternité d’Holles street, Sir Andrew Hom, un personnage réel. Et, dans le paragraphe qui suit, dans le « Houplà, c’est un garsungars ! », nous entendons une sage-femme quelconque tendre à bout de bras un nouveau-né quelconque. Bloom va à l’hôpital rendre visite à Mme Purefoy, dans les douleurs de l’enfantement (son bébé naît dans le courant du chapitre). Bloom n’est pas autorisé à la voir, mais en échange, on lui offre de la bière et des sardines à la cantine de l’hôpital.
Personnages : L’infirmière, Callan, avec laquelle cause Bloom ; le médecin-résident Dixon, qui a soigné un jour Bloom pour une piqûre d’abeille ; en harmonie avec le ton grotesquement épique du chapitre, l’abeille est à présent promue à la taille d’un redoutable dragon. Il y a aussi divers étudiants en médecine : Vincent Lynch, que le Père Conmee et nous-mêmes avons rencontré, aux environs de trois heures, avec une jeune fille dans un champ de banlieue ; Madden, Crotthers, Punch Costello, et un Stephen fin saoul, tous assis à une table, où Bloom les rejoint. Un peu plus tard apparaît Mulligan, accompagné d’un ami, Alec Bannon, le Bannon qui, au premier chapitre, avait expédié, de Mullingar, une carte postale dans laquelle il parlait de son attirance pour Milly, la fille de Bloom.
Action : Dixon quitte le groupe pour aller s’occuper de Mme Purefoy. Les autres s’assoient et boivent : « En vérité cela faisait un superbe tableau. Crotthers était là, au bout de la table, dans son pittoresque costume de highlander, le visage coloré par l’air marin du Mull de Galloway. Là aussi, en face de lui, se tenait Lynch, dont les traits portaient déjà les stigmates d’une dépravation précoce et d’une sagesse prématurée. Près de l’Écossais était la place assignée à Costello l’excentrique tandis qu’à côté de celui-ci se carraient lourdement les formes trapues de Madden. À la vérité le siège du maître de maison restait vacant devant la cheminée mais, à droite et à gauche, la silhouette