émaillée de clichés extrêmement amusants, de platitudes distinguées et de fausse poésie :
« Le soir d’été commençait à envelopper le monde dans sa mystérieuse étreinte : […] les lueurs dernières d’un beau jour qui trop tôt s’enfuit s’attardaient amoureusement sur la mer et sur la grève […] et enfin, et surtout, sur […].
« Les trois jeunes amies, assises dans les rochers, jouissaient de cette heure vespérale et de l’air qui était frais quoique sans aigreur. N’avaient-elles pas accoutumé de venir fréquemment en ce lieu de prédilection pour bavarder à leur aise auprès des vagues étincelantes et s’entretenir de ces choses qui intéressent le sexe féminin. » […].
La construction même est éculée : « Car Tommy et Jacky étaient jumeaux, âgés de quatre ans à peine, des jumeaux très bruyants parfois, très gâtés, mais malgré tout de chers et bons petits enfants, dont les gaies frimousses et les façons vous prenaient le cœur. Ils tripotaient dans le sable avec leurs pelles et leurs seaux, bâtissant des châteaux comme font les enfants, ou jouaient avec leur gros ballon de couleur, heureux comme des rois. » Le bébé est naturellement joufflu, et « le petit homme gazouillait littéralement de plaisir ». Non pas simplement « gazouillait », mais « gazouillait littéralement ». Que tout cela est niais et banal ! On trouve un certain nombre de ces élégants clichés, délibérément récoltés, dans chacune des vingt pages de cette première partie du chapitre.
Lorsque nous disons phrase stéréotypée, banale, pseudo-élégante, etc., il faut comprendre, entre autres choses, que lorsque la phrase en question a été utilisée pour la première fois dans la littérature, elle était originale, elle exprimait quelque chose de bien vivant. Elle n’est même devenue banale que parce qu’au départ elle exprimait quelque chose de vivant, de clair, d’attrayant, en sorte qu’on l’a réutilisée et réutilisée, jusqu’au moment où elle est devenue un stéréotype, un cliché. Nous pouvons par conséquent définir les clichés comme des fragments de prose morte et de poésie pourrissante. Ici, cependant, la parodie n’est pas tout à fait suivie. Joyce, en effet, réussit à amener un peu de ce matériau mort et pourrissant à retrouver çà et là sa source vive, sa fraîcheur première. Çà et là la poésie est encore vivante. La description du service religieux à l’église, qui passe, transparent, dans la conscience de Gertie, possède une véritable beauté et un lumineux charme pathétique. De même, la tendresse du crépuscule et, bien sûr, la description du feu d’artifice (le grand passage cité ci-dessus) est véritablement belle et tendre ; on y reconnaît la fraîcheur de la poésie encore intacte, avant qu’elle ne tourne au cliché.
Mais Joyce réussit à faire quelque chose de plus subtil encore. Vous remarquerez que lorsque démarre le courant de conscience de Gertie, ses pensées insistent beaucoup sur sa dignité et l’élégance de ses vêtements, car elle suit de très près et avec ferveur les conseils de mode suggérés par le Miroir des Dames ou les Nouvelles du Grand Monde. « Une blouse bleu électrique bien coupée, teinte avec des boules colorantes (parce que le Miroir des Dames prévoyait que le bleu électrique se porterait), avec une coquette échancrure en V jusqu’entre les seins et une pochette pour le mouchoir (dans laquelle elle mettait un flocon d’ouate imbibé de son parfum favori parce que le mouchoir gâte la ligne) et une jupe trotteur d’ampleur modérée en serge bleu marine qui faisait ressortir à merveille ses fines et gracieuses proportions », etc. Mais lorsque nous nous apercevons, avec Bloom, que la pauvre fille est irrémédiablement boiteuse, les clichés mêmes de ses pensées prennent une note pathétique. Autrement dit, Joyce parvient à bâtir quelque chose de réel – pathos, pitié, compassion – à partir des formules mortes qu’il parodie.
Joyce va encore plus loin. Tandis que la parodie file en douceur sur ses rails, l’auteur, avec un diabolique éclair de gaieté, mène la pensée de Gertie vers un certain nombre de sujets traitant de questions physiologiques auxquelles, bien sûr, on ne ferait jamais la moindre allusion dans le genre de romans pour dames dont est imprégnée la conscience de Gertie : « Sa taille était mince et gracieuse, presque fragile, mais ces capsules de fer qu’elle prenait depuis quelque temps lui avaient fait un bien énorme en comparaison des pilules de la Veuve Welch à l’usage des femmes et elle se sentait infiniment mieux quant aux pertes qu’il lui arrivait d’avoir ainsi que ces sensations d’abattement. » Qui plus est, lorsqu’elle prend conscience de la présence du monsieur en grand deuil avec « sur son visage l’histoire d’une douleur obsédante », une vision romanesque envahit son esprit : « Voici enfin ce dont elle avait si souvent rêvé. Lui seul comptait maintenant et le bonheur était peint sur son visage parce que c’était lui qu’elle voulait parce qu’instinctivement elle était sûre qu’il ne ressemblait à nul autre. Le cœur de cette femme enfant allait vers lui, l’époux de son rêve, parce qu’elle avait senti tout de suite que c’était lui. S’il a souffert, plus victime que bourreau, mais même, même s’il a été un grand pécheur, un méchant homme, elle ne veut pas en tenir compte. Même s’il est protestant ou méthodiste elle le convertira facilement s’il l’aime avec sincérité. […] Sans doute qu’alors il la prendrait dans ses bras avec douceur, une virile douceur, et qu’il écraserait contre le sien son corps frêle, et qu’il l’aimerait, sa petite fille toute à lui, rien que parce que c’était elle. » Néanmoins, cette vision romanesque (qui ne s’arrête pas là) s’enchaîne tout naturellement dans son esprit sur des idées des plus réalistes concernant les vilains messieurs : « Ses mains et son visage trahissaient son agitation et elle, elle frémit toute. Elle se pencha en arrière davantage pour voir où éclatait le feu d’artifice et elle prit son genou dans ses mains pour ne pas tomber en arrière pendant qu’elle regardait et il n’y avait personne que lui et elle quand elle révéla ainsi toute la longueur gracieusement modelée de belles jambes comme ça, douce sveltesse, délicates rondeurs, et il lui semblait entendre les coups désordonnés de ce cœur mâle, son souffle rauque, car elle savait des choses sur les passions de cette sorte d’hommes à tempérament excessif, car Bertha Supple lui avait raconté une fois sous le sceau du secret en lui faisant jurer de ne jamais… que le monsieur du Bureau de Décentralisation des Régions Congestionnées qui logeait chez eux comme pensionnaire et qui découpait dans les journaux des portraits de danseuses en tutu et la jambe en l’air il avait l’habitude de faire quelque chose de pas bien joli qu’on peut deviner quelquefois dans son lit. Mais ceci était absolument différent d’une chose pareille, parce que ce n’était pas du tout la même chose, puisqu’elle pouvait presque sentir qu’il attirait son visage vers le sien et le premier et chaud contact de ses belles lèvres. Et puis on peut avoir l’absolution du moment que l’on ne fait pas l’autre chose avant d’être marié […]. »
Sur le courant de conscience de Bloom, il y a peu de choses à dire. Vous comprenez la situation physiologique – l’amour à distance (Bloomisme). Vous voyez bien clairement le contraste stylistique entre la façon dont sont rendues les pensées, les impressions, les souvenirs, les sensations de Bloom, et la méchante parodie du ton de roman pour dames de la première partie du chapitre. Ses pensées, comme des chauves-souris, vibrent et zigzaguent dans le crépuscule. Sa pensée est toujours occupée, bien sûr, par l’idée de Boylan et de Molly, mais on y trouve également mention d’un personnage plus lointain dans le passé, le premier admirateur de Molly à Gibraltar, le lieutenant Mulvey, qui l’a embrassée contre la muraille arabe, près des jardins, quand elle avait quinze ans. Nous prenons également conscience, avec un petit élan de compassion, du fait que Bloom a bel et bien remarqué, dans la rue, près de la colonne de Nelson, le crieur de journaux qui imitait sa façon de marcher. La définition absolument charmante, par Bloom, d’une chauve-souris (« On dirait une petite bonne femme avec une cape et des mains miniatures ») relève du grand art, et une pensée également charmante et poétique lui traverse l’esprit à propos du soleil : « Si l’on fixe par exemple le soleil comme l’aigle et qu’après on regarde son soulier, on voit des espèces de pâtés, de taches jaunâtres. » Cela vaut les trouvailles de Stephen. Il y a de l’artiste chez ce vieux Bloom.
Le chapitre se termine sur Bloom faisant un petit somme, et la pendule sur la cheminée du presbytère voisin (le service à l’église est désormais terminé) proclame de son « coucou-coucou-coucou » l’infortune de Bloom. C’est tout de même étonnant, se dit-il, que sa montre se soit arrêtée à quatre heures et demie.
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Notes de Michel Cusin et Pascal Bataillard
1. Voir l’article de Carla Marengo, « “All the world’s a fair” : le mot et le monde dans “Nausicaa” », dans Adolphe Haberer, dir., De Joyce à Stoppard. Écritures de la modernité. Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 109-129. Pour prolonger la réflexion sur les rapports texte / image, voir Liliane Louvel, Le Tiers pictural. Pour une critique intermédiale, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
2. Carla Marengo, op. cit., p. 110.
3. Terme proposé par Hugh Kenner dans son étude classique, Ulysses, Londres, George Allen & Unwin, 1982, p. 61-71.
4. La fonction essentielle des schémas, rappelons-le, était d’attirer l’attention sur le travail complexe d’élaboration et sur les parallèles homériques, façon de convaincre du sérieux de l’entreprise (voir lettre à Linati du 21 septembre 1920, Œuvres, t. II,