réponse à Martha : « Cliquette, avez-vous la ? » Le mot qui manque est bien sûr « corne », car Bloom suit mentalement la progression de Boylan. En fait, l’imagination fiévreuse de Bloom devance Boylan, il le voit arriver et faire l’amour avec Molly avant que cela ne se passe réellement. Tandis que Bloom écoute la musique dans le bar et Richie Goulding qui bavarde, sa pensée bat la campagne, et cela donne par exemple : « Sa toisonisonoisonfoisonoisontoison de cheveux en mélimélot tés », ce qui signifie que dans l’esprit hâtif de Bloom ses cheveux ont déjà été décoiffés par son amant. En réalité, à ce moment-là, Boylan vient seulement d’atteindre Dorset street. Finalement, Boylan arrive : « Cahin-caha le cab stoppa. Le rupin soulier jaune du rupin Boylan chaussettes à baguette bleu ciel posa légèrement à terre. […] Quelqu’un frappe à une porte, quelqu’un toque un toc toc, toqua-t-il Paul de Kock, avec une canne ad hoc, avec un bec de caracara. Coqcoq. »
Dans le bar, on entend chanter deux chansons. D’abord, Simon Dedalus, merveilleux chanteur, chante l’air de Lionel « Tout est perdu maintenant » de Martha, opéra français sur un livret italien d’un compositeur allemand, von Flotow, 1847. Le « Tout est perdu maintenant » fait élégamment écho aux sentiments de Bloom concernant sa femme. Dans le restaurant adjacent, Bloom écrit une lettre à sa mystérieuse correspondante Martha Clifford, en des termes aussi timides que ceux qu’elle a employés, et y inclut un petit mandat. Puis Ben Dollard chante une ballade « Le jeune rebelle » (« The Croppy Boy » ; les « Croppies » étaient les rebelles irlandais de 1798, qui s’étaient coupé les cheveux ras en témoignage de sympathie pour la Révolution française).
Bloom quitte l’hôtel Ormond avant que l’on ait fini de chanter et se dirige vers le plus proche bureau de poste, puis vers un bar, où il doit retrouver Martin Cunningham et Jack Power. Son estomac commence à gargouiller : « D’un gazeux ce cidre ; et constipant. » Il remarque sur le quai une prostituée qu’il connaît, coiffée d’un canotier de paille noire, et il l’évite (on la verra, cette nuit, faire une brève apparition à l’Abri du Cocher). De nouveau son estomac gargouille : « Doit être le cidre ou peut-être le bourgogne » – qu’il a bus au déjeuner. Ces gargouillis sont synchronisés avec la conversation dans le bar qu’il vient de quitter, jusqu’au moment où la conversation patriotique est complètement brouillée par les borborygmes de Bloom. Tandis que Bloom considère un portrait du patriote irlandais Robert Emmett dans la devanture de Lionel Mark, les hommes dans le bar commencent à parler de lui et à porter un toast à Emmett, juste au moment où arrive le jeune aveugle. Ils citent « Des hommes sans peur comme vous », extrait d’un poème intitulé « Le souvenir des morts » (1843) de John Kells Ingram. Les phrases en italiques qui accompagnent les borborygmes de Bloom reproduisent les derniers mots d’Emmett, que Bloom lit sous le portrait :
« Leux Bloom, huileuxbloom lisait ces dernières paroles. En sourdine. Quand mon pays prendre sa place parmi.
« Prrprr.
« Doit être le bour.
« Fff. Oo. Rrpr.
« Les nations de la terre. Personne derrière. Elle est passée. Alors mais alors seulement. Un tram. Kran, kran, kran. Bonne occas. Attention. Krandlkrankran. Je suis sûr que c’est le bourgogne. Oui. Un, deux. Que mon épitaphe soit. Kraaaaaaaa. Écrite. J’ai.
« Pprrpffrrppfff.
« Fini. »
Avec tout son génie, Joyce a un faible pour ce qui est dégoûtant. Rien qui lui ressemble plus que de terminer un chapitre plein de musique, de pathos patriotique et de chansons de cœur brisé sur un borborygmos combinant la dernière parade d’Emmett et le murmure de satisfaction de Bloom : « FiniA. »
a
Notes de Daniel Ferrer
1. Richard Ellmann, Ulysses on the Liffey, Faber, Londres, 1972, p. 38-39.
2. Voir Michael Groden, Ulysses in Progress, Princeton University Press, 1977.
3. Joyce, lettre du 6 août 1919. De récentes découvertes semblent indiquer que ces énigmatiques huit parties proviendraient de notes prises par Joyce au cours d’une lecture superficielle de l’article « fugue » dans un dictionnaire de musique. Il faut noter que toutes nos connaissances sur la genèse de cet épisode ont été bouleversées, au début des années 2000, par la réapparition de brouillons dont on ignorait l’existence.
Notes sur la lecture de Nabokov
A. L’expression est employée par Joyce dans une lettre à Harriet Shaw Weaver du 6 août 1919.
XII. LE CYCLOPE
Notice Gallimard (2013)
Après leur séjour chez les Lotophages, Ulysse et ses compagnons arrivent au pays des Cyclopes. Accompagné de douze hommes, Ulysse débarque et pénètre dans une caverne où il trouve du fromage et du lait. Lorsque rentre le propriétaire de la caverne, Polyphème, celui-ci s’empare des intrus et se met à les dévorer. Ulysse lui offre du vin et le Cyclope, qui n’en a jamais bu, se sent de meilleure humeur et demande son nom à Ulysse. Celui-ci répond alors : « Personne. » Le Cyclope s’endort et Ulysse, à l’aide d’un épieu durci au feu, perce l’œil du Cyclope. Celui-ci appelle alors ses congénères au secours, mais lorsqu’ils lui demandent qui l’a attaqué, il répond : « Personne », et ils le prennent pour un fou. Ulysse et ses compagnons s’attachent alors sous le ventre des béliers et parviennent à sortir de la caverne en échappant aux mains du Cyclope. Une fois que son bateau a mis la voile, Ulysse crie à Polyphème son vrai nom et se moque de lui. Dans sa rage, le Cyclope lance contre le bateau des rochers, mais sans l’atteindre. Polyphème étant fils de Poséidon, c’est de ce moment que date la colère du dieu de la mer contre Ulysse.
Pour la première fois dans le roman, nous quittons complètement le monologue bloomien et Bloom n’apparaît dans l’épisode que comme un protagoniste parmi les autres, non seulement vu de l’extérieur, mais mis en perspective de manière dévalorisante par les ragots du Narrateur anonyme. La scène se passe dans le pub de Barney Kiernan. Situé près du tribunal de Green street, l’endroit était très fréquenté par des gens liés à des procès, d’où l’abondance des conversations portant sur des questions d’actions en justice, de droit et de procédure.
L’épisode est d’une construction très subtilement agencée derrière un apparent désordre de conversations décousues et un va-et-vient incessant d’entrées et de sorties. La conversation est ponctuée, de façon très rituelle, par les offres sans cesse renouvelées d’alcool, selon la coutume irlandaise du treating qui veut que chacun, à tour de rôle, offre la tournée. Les entrées des personnages, le plus souvent par groupes de deux, donnent peu à peu l’impression d’une scène de théâtre toujours pleine de monde, mais d’où les comédiens entrent et sortent sans cesse, rappelant un peu, en plus complexe, la construction de « “Ivy Day” dans la salle des commissions » dans Dublinois. La conversation revient toujours à quelques obsessions : la boisson, les conflits et procédures judiciaires, la violence, la vantardise nationaliste, les calomnies contre Bloom. L’ensemble des protagonistes donne l’impression d’un ramassis d’épaves, d’ivrognes, de parasites, de bouffons, population dublinoise assez crépusculaire qui cherche à maintenir les apparences par ses plaisanteries et compensera sa veulerie et ses frustrations en se trouvant un bouc émissaire en la personne de Bloom.
Tout l’épisode est traversé par l’opposition entre la vision monoculaire, déformée, intolérante des Cyclopes, Narrateur ou Citoyen, et la vision bioculaire de Bloom. Les allusions à la vision déformée ou réduite ponctuent la conversation. Un parallèle s’instaure ainsi entre un certain nationalisme irlandais, inculte, intolérant, obscurantiste, et les Cyclopes, qu’Homère présente comme « brutes sans foi ni lois ». Les conversations se complaisent dans l’évocation de la criminalité, signe de cette violence dublinoise qui va peu à peu s’accumuler contre Bloom.
En face de la brutalité du Citoyen, Bloom se fait le chantre d’un humanisme tolérant. S’élevant contre les persécutions de toutes sortes, il affirme haut et fort : « L’amour, dit Bloom. C’est-à-dire tout l’opposé de la haine. » Mais ce message bloomien est constamment mis en perspective par la double écriture de l’épisode. On voit en effet s’amplifier jusqu’à l’éclatement la dissociation en instances d’énonciation hétérogènes déjà entamée avec les intertitres d’« Éole » et l’ouverture musicale des « Sirènes ». C’est d’une part le déroulement chronologique d’un récit à la première personne par un Narrateur anonyme racontant les événements qui se déroulent dans le pub, d’autre part des amplifications parodiques provenant d’un autre espace textuel, un peu comme si on avait opéré un montage cinématographique de bobines appartenant à des films différents.
Mais chaque insertion parodique est beaucoup plus que la réécriture, dans un autre style, de ce qui vient d’être dit par le Narrateur : elle constitue chaque fois une scène autonome. Richard Ellmann1 voit d’ailleurs une des sources possibles de cette écriture alternée dans un des premiers exemples littéraires de la technique cinématographique du montage, l’épisode des comices agricoles dans Madame Bovary, qui fait alterner les clichés sentimentaux du dialogue amoureux de Rodolphe et Emma sur le balcon et les envolées rhétoriques des autorités sur l’avenir de l’agriculture et de l’industrie.
La dimension satirique n’est pas non plus absente. La cible des interpolations parodiques est d’abord l’archaïsme parfois affecté de la traduction de l’Odyssée par S.H. Butcher et Andrew Lang (1879). Mais c’est aussi le médiévalisme un peu frelaté des tenants du Renouveau gaélique et les traductions de poésie celtique en vogue à la fin du XIXe siècle, au style souvent verbeux et enflé. Quant à l’abondance des énumérations, que ce soient les poissons et les légumes du marché ou les curiosités touristiques brodées sur le mouchoir, elle évoque un