et d’Irlande tandis que John Howard Parnell, le frère du libérateur, joue aux échecs ? Depuis le commencement d’Ulysse, Joyce n’a pas cessé de nous la montrer son Irlande trahisseuse et pareille à la truie qui dévore ses petits et en recrache les lambeaux de chair, en toute imparissibilité. Avoir assez mangé, c’est avoir assez mangé, diraient les monstresses Charybde et Scylla. Vitement, passons à autre chose ! Sinon, il ne restera plus de Dublin et du livre de Joyce qu’un remous bouillonnant de fiel vert-pituite et nauséabond, de quoi s’y vomir jusqu’au Jugement dernier !
a
la lecture de Nabokov
Ce chapitre comprend dix-neuf sections.
Heure : Trois heures moins cinq.
Lieu : Dublin.
Personnages : Une cinquantaine, y compris tous nos amis, et leurs diverses activités dans les mêmes limites de temps, aux environs de trois heures dans l’après-midi du 16.
Action : Les chemins de ces différents personnages se croisent et se recroisent en un contrepoint des plus compliqué – une monstrueuse amplification des thèmes en contrepoint de Flaubert, comme la scène du comice agricole dans Madame Bovary. Tout relève donc ici d’un procédé de synchronisation. Le chapitre s’ouvre sur le Père Conmee, Jésuite, de l’église Saint-Xavier, Upper Gardiner street, prêtre optimiste et élégant, adroit à ménager des accommodements entre ce bas-monde et l’autre, et s’achève sur le vice-roi, gouverneur d’Irlande, traversant la ville en calèche. On suit le Père Conmee dans sa tournée, il bénit un unijambiste, il s’arrête tous les dix pas pour échanger trois mots avec quelque paroissien, il passe devant l’entreprise de pompes funèbres O’Neil, enfin, arrivé au pont de Newcomen, il monte dans un tramway, qui le conduit à l’arrêt de Howth Road, à Malahide, au nord-est de Dublin. C’était une délicieuse journée, ensoleillée et joyeuse. Dans un champ, « un jeune homme congestionné surgit d’une brèche de la haie et après lui une jeune femme tenant des marguerites sauvages qui se balançaient au bout de leur tige. Le jeune homme [un étudiant en médecine du nom de Vincent Lynch, nous l’apprendrons plus tard retira vivement sa casquette, la jeune femme se pencha brusquement et avec beaucoup d’attention détacha une brindille accrochée au tissu léger de sa jupe. » (Merveilleux écrivain.) Le Père Conmee les bénit tous deux très gravement.
Dans la seconde section, la synchronisation commence à opérer. Près du pont de Newcomen, chez l’entrepreneur de pompes funèbres, O’Neil, l’employé de l’entrepreneur, Kelleher, qui s’est occupé de l’enterrement de Dignam, ferme son registre et bavarde avec l’agent de police, celui-là même qui a salué le Père Conmee en passant quelques instants auparavant. Entre-temps, le Père Conmee a pris le chemin du pont, et, à cet instant même (synchronisation), il monte dans le tram sur le pont de Newcomen, entre deux phrases consacrées à Kelleher. Vous voyez la technique ? Il est maintenant trois heures. Kelleher lance un jet de salive à la paille (cela dû au brin de paille qu’il mâchonnait tout en alignant des chiffres dans son registre, au moment où le Père Conmee passait, un instant auparavant), Kelleher lance son jet de salive, et, au même instant, dans un autre coin de la ville (section 3), un bras généreux et blanc (celui de Molly Bloom), d’une fenêtre d’Eccles street, à trois miles de là au nord-ouest, lance un sou au marin unijambiste, qui a désormais atteint Eccles street. Molly s’habille pour son rendez-vous avec Blaze Boylan. Et, également au même moment, on dit à J.J. O’Molloy que Ned Lambert est venu au magasin avec un visiteur, visite dont il sera question plus tard, dans la 8e section.
Nous n’avons ni le temps ni la place d’entrer dans le détail de tous les mécanismes de synchronisation des 19 sections de ce chapitre. Nous nous contenterons de relever l’essentiel. Dans la section 4, Katy, Boody et Maggy Dedalus, les jeunes sœurs de Stephen (il en a quatre), reviennent les mains vides de chez le prêteur sur gages, tandis que le Père Conmee traverse les champs de Clongowes, ses chevilles aux chaussettes minces chatouillées par l’éteule. Où est le léger esquif Élie ? Trouvez-le ! Quel crieur agite quelle clochette ? – badang ! L’homme de la salle des ventes – chez Dillon.
Aux environs de trois heures et quart, nous entreprenons de suivre Blaze Boylan, qui a entamé son petit voyage à destination de Molly, Molly Bloom, qu’il rejoindra dans un cliquetant cab de place aux environs de quatre heures et quart. Mais pour l’instant, nous en sommes toujours aux environs de trois heures (il s’arrêtera à l’hôtel Ormond en passant), et, de chez Thornton, un fruitier, il fait envoyer, par tram, des fruits à Molly. Le colis mettra dix minutes à lui parvenir. Les hommes-sandwiches d’Hely déambulent à cette heure-là devant la boutique du fruitier. Bloom est à présent sous la Porte des Marchands, près du Pont Métallique, et se penche, dos noir, sur l’étalage d’un bouquiniste. La fin de la section nous explique l’origine, dans la boutique du fruitier, de l’œillet rouge que Boylan va arborer entre ses dents tout au long du chapitre. Au moment où il chipe l’œillet, il demande à se servir du téléphone, et, nous l’apprendrons plus tard, appelle sa secrétaire.
Voici maintenant Stephen, à pied. Aux abords de Trinity Collège, il rencontre son ancien professeur d’italien, Almidano Artifoni, et tous deux bavardent avec entrain en italien. Artifoni accuse Stephen de sacrifier sa jeunesse à ses idéaux. Un sacrifice sans effusion de sang, dit Stephen en souriant. La 7e section est synchronisée avec la 5e. La secrétaire de Boylan, Miss Dunn, était en train de lire un roman, et répond à ce moment-là au coup de téléphone que passe Boylan de la boutique du fruitier. Elle dit à Boylan que le chroniqueur hippique Lenehan a cherché à le joindre, et qu’il sera à l’hôtel Ormond à quatre heures (nous les y rencontrerons dans un autre chapitre). On trouve dans cette section deux autres effets de synchronisation. Un disque qui s’insère dans une cannelure et cligne de l’œil en désignant le chiffre 6 se réfère à une machine dont le book Tom Rochford fera la démonstration plus tard dans la 9e section. Et nous suivons les quatre grands hommes-sandwiches au chapeau blanc qui, ayant atteint le terme de leur tournée, au-delà du coin de Monypeny, font demi-tour et entament leur circuit de retour.
Dans la section 8, Ned Lambert, accompagné de Jack O’Molloy, fait visiter à un pasteur protestant, le Révérend Amour, son magasin, qui a été autrefois la chambre du Conseil de l’Abbaye de Sainte-Marie. À cet instant, au fond du sentier de campagne qu’a emprunté le Père Conmee, la jeune fille qu’accompagne l’étudiant en médecine détache la brindille accrochée au tissu de sa jupe. Voilà ce que l’on appelle la synchronisation : en même temps qu’une chose se produit ici, une autre chose se produit là. Peu après trois heures (section 9) Rochford le book fait à Lenehan une démonstration de sa machine, et le disque glisse dans la cannelure et fait sortir un 6. Au même moment, voici que s’éloigne Richie Goulding, un clerc de notaire, l’oncle de Stephen, avec lequel Bloom dînera à l’hôtel Ormond au chapitre suivant. Lenehan sort de chez Rochford avec M’Coy (qui a demandé à Bloom d’inscrire son nom à l’enterrement de Dignam auquel il ne pouvait assister) et ils vont voir un autre book. En route vers l’hôtel Ormond, après s’être arrêtés chez Lynam pour voir la cote de Sceptre au départ, ils observent M. Bloom : « – Leopoldo ou Bleuet Bloom est en Campagne », dit Lenehan. Bloom feuillette des livres à la devanture du bouquiniste dont il a déjà été question. Le trajet de Lenehan en direction de l’hôtel Ormond est synchronisé avec le geste de Molly replaçant la pancarte « appartements à louer », qui a glissé du châssis de la fenêtre lorsqu’elle l’a ouverte pour lancer un sou au marin unijambiste. Et puisque au même moment Kelleher causait avec l’agent de police, et le Père Conmee montait dans le tram, nous pouvons donc conclure, avec un brin de satisfaction artistique, que les sections 2,3 et 9 se passaient au même moment dans des endroits différents.
Après trois heures, M. Bloom traîne toujours chez le bouquiniste. Il choisit finalement pour Molly les Douceurs du péché, un roman américain un peu scabreux dans un genre démodé.
« Il ouvrit au hasard et lut :
— Tous les gros billets que lui donnait son mari étaient dépensés dans les magasins en somptueuses toilettes, en coûteuses fanfreluches. Pour lui ! Pour Raoul !
« Oui, ça va. Voyons plus loin.
— Il colla sa bouche à la sienne en un lascif et voluptueux baiser, tandis que sous le déshabillé ses mains cherchaient d’opulentes rondeurs.
« Oui, prenons ça. Et la fin.
— Vous rentrez bien tard, dit-il la voix rauque, l’examinant d’un œil chargé de fureur et de soupçon.
« La splendide créature rejeta son manteau garni de zibeline, dévoilant ses épaules de reine et ses charmes houleux. Un imperceptible sourire se jouait sur ses lèvres au dessin irréprochable tandis qu’elle se tournait avec calme vers lui. »
Dilly Dedalus, la quatrième sœur de Stephen, qui rôde aux environs de la salle des ventes Dillon depuis le moment où Bloom l’y a vue aux alentours d’une heure, écoute les coups de la clochette et les cris du commissaire-priseur. Son père, le dur, l’égoïste, le malin, l’artiste, le vieux Simon Dedalus passe par là, et Dilly parvient à lui arracher un shilling et deux pence. Pendant ce temps, le cortège du vice-roi, parti de Park Gâte, Phœnix Park, la banlieue ouest de Dublin, se dirige vers le centre de la ville pour aller ensuite à l’est, vers Sandymount,