signe dans le ciel. Refusant l’idéalisme de Russell pour affirmer le poids de la réalité historique, Stephen ne s’arrête pas au contexte élisabéthain mais inclut la guerre des Bœrs et ses camps de concentration. Il montre en quoi la thésaurisation du barde de Stratford laisse pressentir la montée du capitalisme britannique, tandis que son nationalisme annonce l’impérialisme moderne. Stephen se laisse emporter, Ulysse devenant tour à tour « Socrate, Jésus, Shakespeare ». Sa thèse insiste sur la jalousie et la trahison : la femme de Shakespeare, Ann Hathaway, plus âgée que lui, le trompe avec ses propres frères. Shakespeare s’exile de Stratford pour tenter sa chance à Londres, et il accepte les tentations que lui offre une culture de l’excès. Il passe de l’hétérosexualité à l’homosexualité et se projette dans tous ses personnages, avec une préférence pour le rôle du père d’Hamlet, le roi assassiné et trompé par sa femme.
Les auditeurs n’admettent pas qu’on exploite les détails biographiques pour en tirer des conclusions douteuses sur les œuvres, comme chercher dans les noms des personnages des preuves de l’adultère d’Ann Hathaway avec les frères de Shakespeare. Face aux « Platoniciens » que sont Russell et Eglington, Stephen manœuvre en rusé sophiste, et finit par les persuader que Shakespeare est « tout dans tout », à la fois le Spectre et le Prince. Pourquoi refuse-t-il de croire à sa propre théorie, ce qui le prive de la possibilité d’une publication ? Cette rhétorique qui nie ses conclusions dès qu’elle emporte l’assentiment vient de l’essai d’Oscar Wilde, ce Portrait de M.W.H. de 18893. Le destinataire des Sonnets de Shakespeare ne serait autre qu’un certain Willie Hughes. Ce dialogue platonicien présente une série d’auditeurs qui tour à tour se « convertissent » à la thèse proposée, tandis que celui qui a démontré la thèse perd confiance en sa validité. Cyril Graham peint un faux portrait de Willie, et, une fois la supercherie découverte, se suicide. Le narrateur admet l’existence Willie Hughes, et veut montrer le bien-fondé de cette thèse, mais dès qu’il a rédigé son essai, il perd sa croyance. Stephen, mis au pied du mur par Eglington, admet « promptement » qu’il ne croit pas à sa théorie, comme il refusera « promptement » l’asile que Bloom lui offrira. Il ne peut assumer la paternité de sa théorie qui le mène au bord de l’auto-engendrement mystique.
Avec ses morceaux de bravoure, ce « mélange théologicophi-lolologique » achève la première partie du roman sur un éblouissant feu d’artifice rhétorique qui met en scène jusqu’à son échec même, afin de mieux intégrer le lecteur à la fête verbale qui va aller en s’amplifiant.
Se rejoignent ici les problématiques de Bloom, présent comme une ombre qui ne fait que passer dans cet épisode, et de Stephen. Le thème de Bloom, autre incarnation de Shakespeare, tantôt usurier juif, tantôt Juif errant, revient grâce à Maeterlinck. Materlinck dit qu’on trouve dans le monde extérieur la projection de ce que l’on est. Le monde réel se charge d’actualiser le virtuel en germe dans chacun de nous. Son livre, La Sagesse et la Destinée, refuse tout romantisme, que ce soit dans l’art ou dans la vie. La phrase qui précède celle que cite Stephen dit : « Toute aventure qui se présente, se présente à notre âme sous la forme de nos pensées habituelles, et aucune occasion héroïque ne s’est jamais offerte à celui qui n’était pas un héros silencieux et obscur depuis un grand nombre d’années4. » Ceci pointe vers Bloom, citoyen modeste figurant d’autant mieux un Ulysse moderne qu’il n’a rien d’héroïque apparemment, mais qu’il peut incarner la quotidienneté universelle. Ulysse devient Socrate, Jésus, Shakespeare, mais aussi Monsieur Tout-le-monde.
Jean-Michel Rabaté
a
La lecture de VLB (2006)
L’Odyssée d’Homère. Le cauchemar en pays de Charybde et Scylla n’est pas davantage climatisé qu’en contrée des Lestrygons. Dans un bras de mer, deux énormes rochers barrent la route à tout voyageur qui ose s’y aventurer. Le premier rocher est le refuge de Scylla et le deuxième celui de Charybde. Chez Scylla pointe une cime aigüe que couronne en tout temps une sombre nuée, et rien ne l’en délivre ; ni l’été ni l’automne, il ne plonge en l’azur. À mi-hauteur, se creuse une sombre caverne où Scylla, la terrible aboyeuse, a son gîte ; sa voix est d’une chienne encore petite ; mais c’est un monstre affreux dont la vue est sans charme et, même pour un dieu, la rencontre sans joie. Munie de douze pieds comme un vers alexandrin, en forme de moignons, Scylla a neuf cous géants et six têtes effroyables dont les gueules comptent trois rangs de dents serrées, imbriquées et toutes pleines des ombres de la mort. Enfoncée à mi-corps dans le creux de la roche, elle darde ses cous hors de l’antre terrible et pêche de là-haut, tout autour de l’écueil que fouille son regard. L’autre monstresse, la dénommée Charybde, n’est guère plus accueillante ; c’est une bouche si énorme aussi que même un vaisseau greyé, mâté, avec tout son équipage, peut disparaître dedans d’un seul coup d’une langue très sale. Charybde, qui engouffre en goinfre et vomit trois fois par jour, peut souiller un continent entier. Elle n’est pas appelée pour rien l’Engloutisseuse de l’ombre noir.
Bien que prévenu par Circé de ne pas s’approcher des rochers et de leurs gardiennes, Ulysse n’a pas le choix de les côtoyer s’il veut rentrer à Ithaque. Et parce qu’il est encore loin du danger, il rêve d’en découdre avec Scylla même si Circé lui dit qu elle est inattaquable : Scylla ne peut mourir, c’est un mal éternel, un terrible fléau, un monstre inattaquable. Bien sûr, Ulysse va encore une fois n’en faire qu’à sa tête et, tout en restant lui-même en retrait, lancer ses hommes contre les deux mons-tresses, de sorte que s’il va réchapper de Charybde et de Scylla, ça ne sera pas sans avoir perdu plusieurs hommes d’équipage, enlevés dans la brume par les monstresses, dévorés et recrachés sous forme de bile vert-pituite dans l’océan.
L’Ulysse de James Joyce. Une bibliothèque du genre de celle où entre Léopold Bloom est au propre et au figuré une monstresse. Tous ces livres entassés comme sardines, encombrant l’histoire bilieuse et vert-pituite de l’humanité qui progresse peu rapidement sur ses moignons de pieds malgré les grandes gueules dont ils sont affublés. Ces grandes gueules-là n’ont pas de fortes cordes vocales, elles sont comme celles de Scylla qui jappe comme un petit chien : comment les entendre dans le fracas, le bruit et la fureur que fait le monde ? Et puis, on trouve n’importe quoi dans les livres, qu’on lit d’ailleurs n’importe comment, ce qui en rend leur digestion difficile. Comme dans l’antre de Charybde, la bibliothèque n’a pas suffisamment de sucs gastriques en réserve pour assimiler harmonieusement autant de nourriture variée et avariée ; elle la vomit donc, en recouvrant l’Univers d’une marée de mots vert-pituite et nauséabonds.
Tel le journal, la bibliothèque est inapte à changer les consciences, elle subit le flux marchand, elle est le symbole par excellence du gaspillage et de l’épuisement des viscères de cet organisme malmené qui s’appelle la Terre. Ce qui devait clarifier obscurcit, comme les livres dits sacrés, Coran et Bible, si dépassés en esprit qu’ils sont devenus des outils néfastes pour qui voudrait vraiment reconstruire le monde. Ne dit pas autre chose le bibliothécaire John Eglinton à Stephen Dédalus tandis que Bloom, sur le bout de ses pieds, s’approche deux : Et nous avons ces pages inestimables de Wilhelm Meister. D’un grand poète sur un grand frère en poésie. Une âme indécise qui pourtant affronte un océan d’épreuves et sert de champ de bataille à l’armée des doutes, comme cela se voit dans la vie réelle.
S’agglutinent peu à peu autour d’Eglinton les habitués de la bibliothèque. Chacun y va de son interprétation des saintes écritures telles qu’on peut les lire dans tous ces livres écrits de main d’homme depuis l’origine du monde, et dont sont tapissés les murs, du bas jusqu’en haut. Sont particulièrement nombreuses les biographies consacrées aux célébrités en tous genres du monde, et dont le public raffole : tout savoir de la vie d’un tel, mais ne rien garder en mémoire de la culture qui lui a pourtant donné renommée et gloire. Aussi le poète Russell est-il seul dans son camp quand il dit : L’art ne doit nous révéler que des idées, des essences spirituelles dégagées de toute forme. Ce qui importe par-dessus tout dans une œuvre d’art, c’est la profondeur vitale de laquelle elle a pu jaillir. Tout le reste, spéculations d’écoliers pour écoliers.
D’Aristote et de Platon, on passe vite à Shakespeare, sans doute parce qu’il représente le génie anglais dans sa quintessence et qu’il est difficile d’admettre autant de grandeur quand on est irlandais et qu’on voudrait avoir écrit Hamlet. Ce n’est pas pour rien si Shakespeare fut le fils d’un boucher maniant la masse de tueur et crachant dans ses paumes, dit Dédalus. Neuf vies sont sacrifiées pour une seule : celle de son père. Ses propos n’éclairant pas vraiment la lanterne de ceux qui l’écoutent, Dédalus explique : La pièce commence. Accoutré d’une cotte de maille mise au rebut par quelque beau luron de la Cour, un acteur avance dans l’ombre. Un homme bien bâti avec une voix de basse. C’est le spectre, le roi, un roi qui n’est pas le roi et l’acteur est Shakespeare qui a étudié Hamlet pendant toutes les années de sa vie qui ne furent pas vanité dans le but de jouer le rôle du spectre. Il dit les phrases de ce rôle à Burbage, le jeune acteur qui lui fait face de l’autre