Ne le vois pas. »
Un personnage imaginaire, un prétexte pour s’en aller, la façon d’agir d’un Bloom qui est très délicat et très vulnérable. Cette attitude annonce sa façon d’agir à la fin du chapitre, lorsqu’il tombe nez à nez avec Boylan, et fait semblant de chercher quelque chose dans sa poche, de façon à laisser croire qu’il ne l’a pas vu. Il mange finalement un morceau dans un bar, chez Byrne – un sandwich au gorgonzola et un verre de bourgogne – où il cause avec Nosey Flynn ; la Coupe d’Or occupe tous les esprits. Faisant claquer sur son palais ce vin généreux, Bloom pense à un baiser que Molly lui a donné, aux fougères de la colline de Howth, juste au nord de Dublin, sur la baie, et aux rhododendrons et à ses lèvres et à ses seins.
Il reprend sa marche, se dirigeant à présent vers le musée et la Bibliothèque nationale, où il veut consulter une publicité dans un vieux numéro du Progrès de Kilkenny. « Dans Duke Lane un fox-terrier vorace vomissait à force sur la chaussée une bouillie d’os qu’il lapait avec un nouveau plaisir. Gloutonnerie. Avec tous mes remerciements et après en avoir bien assimilé la substance. […] M. Bloom fit un prudent détour. Ruminants. Son second service. » D’une manière bien voisine, Stephen, le « pauvre corps de chien », dégorge de brillantes théories littéraires dans la scène de la bibliothèque. Marchant le long de la rue, songeant au passé et au présent, et se demandant si teco dans l’air de Don Juan veut dire « ce soir » (il n’en est rien, cela veut dire « avec toi »). « Pourrais acheter un de ces jupons de soie à Molly, même couleur que ses nouvelles jarretièresA. » Mais l’ombre de Boylan, du rendez-vous de quatre heures, dans deux heures seulement, s’interpose : « Aujourd’hui. Aujourd’hui. N’y pensons pas. » Il prétend ne pas voir passer Boylan.
Vers la fin du chapitre, vous noterez la première apparition d’un personnage mineur, que l’on verra traverser plusieurs chapitres et qui est l’un des nombreux agents de synchronisation du livre, c’est-à-dire des personnages ou des choses dont les déplacements sur l’échiquier marquent l’écoulement du temps tout au long de cette journée particulière : « Un jeune aveugle se tenait au bord du trottoir qu’il tapait de sa canne grêle. Pas de tram en vue. Voudrait traverser.
— Vous voulez traverser ? demanda M. Bloom.
« Pas de réponse. La face murée de l’adolescent eut une légère contraction. Il remuait la tête, hésitant.
— Vous êtes dans Dawson street, dit M. Bloom. En face, c’est Molesworth street. Voulez-vous traverser ? La chaussée est libre.
« La canne s’agita tremblante vers la gauche. M. Bloom la suivit des yeux et aperçut de nouveau la voiture de la Teinturerie arrêtée devant chez Drago [le coiffeur]. C’est là que j’ai vu sa tête cosmétiquée [de Boylan] juste au moment où je. Cheval avachi. Conducteur chez John Long. En train de se rincer la dalle.
— Il y a un camion là, dit M. Bloom, mais il ne bouge pas. Je vais vous faire faire le chemin. Voulez-vous aller dans Molesworth street ?
— Oui, répondit le jeune homme. South Frederick street. [En réalité, il se dirige vers Clare street.
— Venez, dit M. Bloom.
« Il effleura doucement le coude pointu et prit la main molle et clairvoyante pour la guider. […
— Merci, monsieur.
« Sait que je suis un homme. À la voix.
— Ça va, maintenant ? Premier tournant à gauche.
« Le jeune aveugle poursuivit son chemin en tapant le trottoir, relevant sa canne, tâtant de nouveau le terrain. »
Ayant retraversé la Liffey, par un autre pont, aux environs d’une heure et demie, Bloom marche vers le sud et tombe sur Mme Breen, et, l’instant d’après, tous deux voient passer à grands pas M. Farrell, le fou. Après avoir déjeuné chez Byrne, Bloom se remet en chemin en direction de la Bibliothèque nationale. C’est là, dans Dawson street, qu’il aide le jeune aveugle à traverser, et l’infirme continue vers l’est et Clare street. Pendant ce temps, Farrell, qui est passé par Kildare street et a atteint Merrion Square, est revenu sur ses pas et a bousculé le jeune aveugle :
« Comme il venait d’arpenter la devanture dentaire de M. Bloom [un autre Bloom], le va-et-vient de son cache-poussière chassa brutalement de côté une mince canne qui tâtait le sol et continua sa course après avoir flagellé un corps débile. Le jeune aveugle tourna son visage maladif vers l’arpenteur.
— Dieu te maudisse, dit-il d’un ton aigre, qui que tu sois ! T’y vois core moins clair que moi, espèce d’enfant de garce ! »
Ainsi se rencontrent folie et cécité. Brièvement, le vice-roi, qui va inaugurer la kermesse « dépasse un jeune aveugle en face de chez Broadbent ». Plus tard encore, le jeune aveugle va revenir, toujours tapant le trottoir, vers l’ouest, il va retourner chez Ormond, où il était allé accorder le piano et où il a oublié son diapason. Nous entendrons son tap-tap approcher tout au long du chapitre au bar de l’Ormond, aux environs de quatre heures.
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Notes sur la lecture de Nabokov
A. Les jarretières neuves de Molly sont violettes, comme nous l’a révélé la fantaisie orientale qui occupait l’esprit de Bloom tandis qu’il s’en allait, plus tôt dans la matinée, acheter un rognon pour son petit déjeuner. (NdFB)
IX. CHARYBDE ET SCYLLA
Notice Gallimard (2013)
Ce chapitre est un achèvement et un nouveau départ. Sa copie dans le manuscrit Rosenbach est suivie de cette indication : « Fin de la première partie d’Ulysse ». C’est le neuvième épisode, la moitié selon le schéma homérique joycien, même si, comme nous le constatons au nombre des pages, le livre va prendre de l’ampleur. C’est la culmination du « roman du fils », avec l’exposé de Stephen sur Shakespeare promis au début. Pourtant, la conclusion de ses méditations sur la création quasi divine du barde anglais le mène à une impasse, à une conscience plus vive de son aliénation sociale. Quant à Buck Mulligan, qui apporte sa faconde joviale et ses plaisanteries obscènes, il commence à apparaître plus sinistre. Et l’aréopage des beaux esprits dublinois se réduit à quelques auditeurs plutôt sceptiques. Les signes se multiplient pour Stephen qui rejoue en un seul chapitre l’évolution du Portrait de l’artiste en jeune homme : il va choisir l’exil.
Le manuscrit Rosenbach permit à Gabier d’insérer un passage qui ne figurait pas dans les versions préalables. Stephen cite saint Thomas en latin : Amor vero aliquid alieni bonum vult unde et ea qua concupiscimus (L’amour veut un certain bien pour une autre personne d’où s’ensuit ces choses que nous désirons). Gabier ajoute ce passage et quelques lignes qui précèdent en 1984 : « Sais-tu de quoi tu parles ? L’amour, oui. Mot connu de tous les hommes. » Richard Ellmann affirma que ceci changeait l’interprétation du roman entier, et introduisait le principe fondamental de l’amour1. Pourtant, ce passage restitué semble plutôt combiner amour et désir, et il n’est pas certain que Stephen arrive à les rendre compatibles. C’est que Stephen nous fait aller et venir entre les rochers et le tourbillon que figurent, entre autres, les figures tutélaires que sont Aristote au solide sens commun et un Platon qui vise les pures essences. Aucun des termes de la discussion n’échappe à cet aller-retour dialectique lorsque Stephen expose sa théorie sur Hamlet. Joyce a puisé dans ses notes prises pour la série de douze conférences sur Shakespeare qu’il donna à Trieste en 1912 et 1913. Ces conférences en anglais, données à partir du 11 novembre 1912, prenaient Hamlet pour thème principal2. Joyce connaissait dans ses moindres détails la culture et la vie quotidienne de l’époque élisabéthaine. Il avait lu les œuvres de critiques reconnus, Sydney Lee, Franck Harris et Georg Brandes. John, le père de William Shakespeare, était mort le 6 septembre 1601. Hamlet fut inscrit sur le registre officiel du Stationer’s Hall le 6 juillet 1602. Joyce lie la composition d’Hamlet à la mort du père et à celle du fils de Shakespeare, Hamnet Shakespeare, né le 2 février 1585, mort à onze ans en août 1596. Joyce prend acte du fait que Shakespeare avait joué le rôle du fantôme du roi dans les premières représentations d’Hamlet. L’un des documents de Shakespeare est un testament qui mentionne un « moins bon lit » (second best bed) légué à sa femme Ann. Ce serait la vengeance posthume d’un homme bafoué, trompé par ses frères mêmes, multipliant les œuvres afin de ne pas voir ses divisions personnelles.
Stephen tente de convaincre les trois conservateurs de la Bibliothèque nationale qui hésitent à le suivre dans un protocole de lecture freudien. Ce sont Thomas W. Lyster, traducteur de Goethe, Richard Irvine Best, traducteur du livre de De Jubainville sur la mythologie celtique, et John Eglington, nom de plume de William Magee, essayiste de renom dans le mouvement de l’Irish Literary Revival. Il venait de lancer la revue Dana qui ne vécut qu’une année, et devait publier le premier « Portrait de l’artiste » de Joyce, qui ne fut pas accepté. Les deux autres auditeurs sont George Russel, alias « A.E. », et Buck Mulligan, qui transforme la discussion en farce. Stephen, épuisé par son effort, finit par nier qu’il ait jamais pris sa propre théorie au sérieux. Il suit Mulligan, comprenant qu’il n’a aucune place dans les mouvements littéraires irlandais.
La théorie de Stephen ne peut être dégagée de sa présentation. Stephen accuse les membres de la famille de Shakespeare, les uns après les autres, et ce de manière manipulatrice. Il n’hésite pas à omettre certains faits, ainsi lorsqu’il mentionne un