pas particulièrement spirituelle. On peut le parcourir d’un coup d’œil rapide.
a
Notes de Jacques Aubert
1. Voir dans Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t. I, la section « Essais, articles et conférences ».
VIII. LES LESTRYGONS
Notice Gallimard (2013)
Dans l’Odyssée, après leur second départ du royaume d’Éole, Ulysse et ses compagnons arrivent dans un port encaissé. Tandis que les marins abordent en quête de nourriture, le prudent Ulysse, qui a mouillé son navire à l’extérieur de ce plan d’eau en apparence tranquille, voit ses hommes subir l’attaque des Lestrygons, des géants cannibales qui massacrent leurs proies afin de s’en repaître. Il ne doit son salut qu’à une fuite précipitée et reprend la mer en pleurant ses chers camarades.
Les liens unissant l’épisode VIII à l’Odyssée sont explicites. Lorsque Bloom évoque la marmite géante d’une cuisine communautaire destinée à nourrir les Irlandais, il emploie le verbe « harponner », celui-là même qu’utilise Homère pour décrire le supplice infligé aux Grecs, et c’est à toute allure qu’à la fin de l’épisode il s’engouffre dans le musée, pour y être « en sécurité », de même qu’Ulysse s’enfuit pour échapper aux Lestrygons.
Après la fragmentation qui marquait « Éole », c’est à un mode d’écriture plus « traditionnel » que nous avons affaire ici. Il est 13 heures, l’heure du déjeuner, et c’est un Bloom affamé qui déambule dans les rues de Dublin. Il y fait peu de rencontres et c’est majoritairement son monologue intérieur qui est restitué, entrecoupé de quelques interventions d’un narrateur principalement destinées à ancrer ou à relancer le flux de ses cogitations au gré de ses déplacements. Comme un bol alimentaire qui progresserait le long de l’intestin, Bloom chemine en ruminant des pensées centrées sur la nourriture et sur un sentiment exacerbé de la fuite du temps.
À l’instar des aliments que nous ingérons, l’épisode va de l’oralité à l’analité, des friandises destinées aux enfants à l’évocation des statues du musée : l’artiste a-t-il poussé le réalisme jusqu’à les doter d’un anus ? Cette dernière question est tronquée, comme nombre de notations qui appartiennent au monologue intérieur de Bloom, lequel jalonne sa progression de phrases sans verbes, voire composées de simples noms ou adjectifs, tels des cailloux semés qui fonctionnent comme des repères ou comme des obstacles propres à faire hésiter le lecteur. Le discours de Bloom est principalement généré par des associations d’idées. On s’aperçoit alors que, contrairement à la Liffey dont le cours ne peut s’inverser, le texte fonctionne indifféremment sur les modes prospectif et rétrospectif. On y apprend exactement, par exemple, quelle lecture fautive faisait Molly du mot « métempsycose », et la fin de la phrase « C’est la nuit où… » se trouvera dans une scène qu’elle évoque dans « Pénélope ». L’absence de sujet exprimé rend parfois ambiguë une formulation comme « Plus pris de plaisir du tout à faire ça après Rudy », même si le sous-entendu est nettement d’ordre sexuel.
L’étude de la genèse de l’épisode montre que Joyce a fait de très nombreux addenda, dont la majorité concerne la nourriture. Pouvoir temporel et pouvoir spirituel sont envisagés dans les rapports qu’ils entretiennent avec elle. La cuisine communautaire envisagée par Bloom est plus apte à générer de la violence qu’à assurer la survie des Irlandais, historiquement toujours menacés de famine. Les dîneurs sont ravalés au rang d’animaux carnivores. Quant à l’abondance des sucreries offertes par l’Église, elle évoque un univers infantile et, de plus, se révélera nuisible. Le souverain est lui aussi englué dans cet univers poisseux et, d’entrée de jeu, il perd beaucoup du prestige traditionnellement associé à sa fonction. En encourageant la procréation (Joyce lui-même était l’aîné d’une fratrie de dix), le catholicisme est grandement responsable de la sous-alimentation qui frappe les classes pauvres, condamnées qu’elles sont à consommer « margarine et pommes de terre » (p. 270), laissant le pain et le beurre aux familles plus aisées. De plus, l’accent est d’emblée mis sur le caractère sanguinaire du rite. Déjà Stephen voyait dans l’Église une « mâcheuse de cadavres » (p. 56), et la couleur rouge sang assignée à l’épisode trouve sa justification dès le début de celui-ci.
La religion de Bloom le met à l’écart de ce qui tient du cannibalisme et lui permet la mise à distance nécessaire à qui veut conserver une attitude critique. Le sandwich qu’il déguste est une construction à trois étages, certes rudimentaire par rapport à la « belle bâtisse » qu’est le musée de Kildare street, mais qui relève cependant de l’architecture – l’art mentionné dans le schéma de Linati. Bloom se démarque ainsi des régimes extrêmes de ses compatriotes (poètes végétariens ou citoyens cannibales), et tout ce qu’il ingère a subi une transformation. La panification trouve même un prolongement inattendu dans l’évocation nostalgique de ce gâteau mâché qu’il a reçu de Molly.
Cette scène, qui constitue le point d’aboutissement du monologue intérieur de Bloom, réunit sexe et nourriture. Par une sorte de renversement, cette pâtisserie à la graine d’anis passe de la femme à l’homme, rappel du côté féminin de Bloom déjà perceptible dans « Calypso » et peut-être explication du fatalisme dont il fait preuve à l’évocation de l’adultère imminent. En ce 16 juin, la pendule est pour Bloom une ennemie dont la marche implacable lui rappelle que 16 heures marquera la rencontre entre Boylan et Molly. La fuite du temps est un des thèmes récurrents de l’épisode. Elle y est illustrée par les clichés traditionnels : le cours de la Liffey, l’eau qui coule entre les doigts, la beauté des femmes qui se fane. Les pendules abondent, et pour contrer le fugit irreparabile tempus, un motif (au sens musical du terme) récurrent dans l’épisode, Bloom met en doute l’exactitude des données qu’elles fournissent ou se refuse à les voir tout en sachant qu’elles existent. Il ponctue son monologue de « attendez » mais il est impuissant à arrêter le processus qui mène inexorablement de la naissance du bébé Purefoy à la mort de Dignam.
C’est dans le retour fantasmé à une période de bonheur familial que se réfugie Bloom avant que la vision implicitement teintée de sexualité de deux mouches scotchées sur une vitre ne lui fasse remonter le temps plus avant et le ramène à l’époque idyllique où tout a commencé entre Molly et lui. Cette scène, dans laquelle tous les sens sont sollicités, se déroulait sur la péninsule de Howth, lieu pour lui mythique et point d’ancrage d’une identité qui est maintenant remise en question. Victime du cannibalisme social, en passe d’être supplanté par son rival, Bloom est obsédé par ce qu’il a perdu au fil du temps, et seule la pérennité de l’art peut lui éviter le naufrage.
Nous assistons dans cet épisode à un basculement incessant entre l’objectif et le subjectif. Le style transcende le simple enregistrement naturaliste que nous laissait attendre le début d’un texte qui oscille sans cesse entre mythologisation du quotidien et quotidianisation du mythe.
M. -D.V.
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La lecture de VLB (2006)
L’Odyssée d’Homère. Pas rassurant le pays des Lestrygons où Ulysse et ses compagnons accostent, sept jours et sept nuits après avoir été chassés d’Éolie par le faiseur de vents. Dans la rade de débarquement, c’est le calme plat ; de blancs moutons paissent avec nonchalance, de gros bœufs blancs ruminent en regardant passer le train ; même les bruits portuaires sont blancs. En fait, il n’y a que le vaisseau sur lequel s’amène Ulysse qui soit noir. En sa qualité de chef, Ulysse l’avisé devrait monter lui-même vers le château afin de vérifier à quels mangeurs de pain appartient la terre de la haute Télépyle, mais n’étant pas le plus intrépide des hommes, il confie cette tâche à des éclaireurs puis, bien à l’abri derrière une montagne de tuf, il attend le retour de ses hommes. Ceux-ci rencontrent une géante qui leur indique le chemin à prendre pour se rendre au château. Quand les éclaireurs s’y trouvent, une méchante surprise les attend : les voilà dans l’antre d’un peuple dont les femmes sont hautes comme des monts et les hommes larges comme des bras de mer. Ce sont des ogres qui font leurs repas de chair humaine. Comme brindille est broyé un premier éclaireur tandis que les autres s’enfuient. Mais, à travers la ville, le roi Antiphatès fait sonner l’alarme. À l’appel, de partout, accourent par milliers les Lestrygons robustes, moins hommes que géants, qui, du haut des falaises, nous accablent de blocs de roche à charge d’homme ; équipages mourants et vaisseaux fracassés, un tumulte de mort monte de notre flotte puis, ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte à un horrible festin. Ulysse et son équipage vont en réchapper, bien sûr, et reprendre la fuite sur l’océan. Pas un seul instant Ulysse ne songe à virer de bord, ne serait-ce que pour tenter de sauver ses camarades des mangeurs de chair humaine. Il est peut-être rusé, le cher Ulysse aux mille Tours, mais la loyauté n’était pas au rendez-vous quand la fée Carabosse, pour une première fois, a fait bouger les chanteaux de son ber !
L’Ulysse de James Joyce. C’est l’heure du midi et Léopold Bloom, qui recherche des clients auxquels il pourrait vendre des annonces, est tiraillé par la faim et cette faim-là le transforme peu à peu en Lestrygon prêt à dévorer tout ce qu’il rencontre au hasard de son démarchage dans Dublin. Montée de la salive, sucs gastriques se manifestant, images de viandes crues, de légumes et de fruits énormes, qui font venir de festoyantes visions en son cerveau boulimique. Tout est mangeable et tout doit être mangé si c’est bien enveloppé de lard, si c’est bien dodu et si ça ne coûte rien. Or,