ce quotidien se manifeste, tant dans sa lecture que dans son écriture. Significative est la place que tient le journal intime dans les dernières pages du Portrait de l’artiste en jeune homme, qui seront précisément pillées au bénéfice des premiers épisodes d’Ulysse.
Dans « Éole », le registre est bien différent. D’abord, ce qui nous est présenté d’un journal, c’est son siège, et les échos montant de sa salle de rédaction et de cet autre atelier où est mise en scène, jusque dans ses ratés, la réalité d’une élaboration très spéciale. Le rythme du déplacement des tramways dans la première section, embrayant sur l’activité de la Grande poste, avait posé la dimension machinique de toute communication, et constitué une sorte de clé, sonore à défaut d’être musicale, préludant au rythme des rotatives ou autres machines qui se manifestent à l’arrière-plan des conversations. Il n’en reste pas moins que le tour de main de l’artisan peut avoir un autre nom : la manipulation, jusque dans son acception la plus équivoque.
Le plus remarquable, ici, est la façon dont l’auteur va finir par nouer, dans la dernière partie de l’épisode, des données autobiographiques bien réelles, qui donnent à voir James Joyce derrière Stephen Dedalus : un Stephen qui fait les commissions de son employeur, plaçant ici sa lettre au rédacteur en chef, et qui par la même occasion se frotte à ce monde littéraire de Dublin qui va lui donner sa chance, dans des allusions transparentes aux nouvelles de Dublinois. Mais cette mise en scène est à plusieurs reprises, de plusieurs façons, contestée de l’intérieur, ironiquement, d’abord dans le souvenir de la méditation augustinienne de la corruption nécessaire de toutes choses, puis avec la constatation : « Dublin. J’ai beaucoup, beaucoup à apprendre. »
Lecture et écriture. C’est aussi dans la manipulation très concrète du langage que se rejoignent, au début de l’épisode, Bloom et ce prote qui le fascine. Ce dernier incarne ce que la typographie propose avec les intertitres : le travail, le fonctionnement conjoint de l’écriture et de la lecture, du découpage et de l’articulation. Le prote travaille sur la lettre en ce qu’elle a de plus extérieur au sens des mots, ce qui lui permet de fabriquer des énigmes et des pièges (c’est le ressort de la publicité efficace) : il est le lien, plus profond qu’il ne paraît, entre ces deux personnages, Stephen et Bloom, qui, pour la première fois, sans le savoir, se sont ici croisés. Le lecteur se trouve ainsi guidé dans une lecture singulière, à l’envers, telle celle du prote, d’une journée de la ville : les êtres qui l’animent de leurs propos comme de leurs parcours ne sont pas moins énigmatiques que des lettres, mais pas moins porteurs de sens à déchiffrer, de savoirs plus accessibles que la Vérité révélée.
J.A.
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La lecture de VLB (2006)
L’Odyssée d’Homère. Pas rassurant le pays des Lestrygons où Ulysse et ses compagnons accostent, sept jours et sept nuits après avoir été chassés d’Éolie par le faiseur de vents. Dans la rade de débarquement, c’est le calme plat ; de blancs moutons paissent avec nonchalance, de gros bœufs blancs ruminent en regardant passer le train ; même les bruits portuaires sont blancs. En fait, il n’y a que le vaisseau sur lequel s’amène Ulysse qui soit noir. En sa qualité de chef, Ulysse l’avisé devrait monter lui-même vers le château afin de vérifier à quels mangeurs de pain appartient la terre de la haute Télépyle, mais n’étant pas le plus intrépide des hommes, il confie cette tâche à des éclaireurs puis, bien à l’abri derrière une montagne de tuf, il attend le retour de ses hommes. Ceux-ci rencontrent une géante qui leur indique le chemin à prendre pour se rendre au château. Quand les éclaireurs s’y trouvent, une méchante surprise les attend : les voilà dans l’antre d’un peuple dont les femmes sont hautes comme des monts et les hommes larges comme des bras de mer. Ce sont des ogres qui font leurs repas de chair humaine. Comme brindille est broyé un premier éclaireur tandis que les autres s’enfuient. Mais, à travers la ville, le roi Antiphatès fait sonner l’alarme. À l’appel, de partout, accourent par milliers les Lestrygons robustes, moins hommes que géants, qui, du haut des falaises, nous accablent de blocs de roche à charge d’homme ; équipages mourants et vaisseaux fracassés, un tumulte de mort monte de notre flotte puis, ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte à un horrible festin. Ulysse et son équipage vont en réchapper, bien sûr, et reprendre la fuite sur l’océan. Pas un seul instant Ulysse ne songe à virer de bord, ne serait-ce que pour tenter de sauver ses camarades des mangeurs de chair humaine. Il est peut-être rusé, le cher Ulysse aux mille Tours, mais la loyauté n’était pas au rendez-vous quand la fée Carabosse, pour une première fois, a fait bouger les chanteaux de son ber !
L’Ulysse de James Joyce. C’est l’heure du midi et Léopold Bloom, qui recherche des clients auxquels il pourrait vendre des annonces, est tiraillé par la faim et cette faim-là le transforme peu à peu en Lestrygon prêt à dévorer tout ce qu’il rencontre au hasard de son démarchage dans Dublin. Montée de la salive, sucs gastriques se manifestant, images de viandes crues, de légumes et de fruits énormes, qui font venir de festoyantes visions en son cerveau boulimique. Tout est mangeable et tout doit être mangé si c’est bien enveloppé de lard, si c’est bien dodu et si ça ne coûte rien. Or, les gens que croisent Bloom dans les rues de Dublin sont faméliques. De la peau sur des os, telle cette sœur de Stephen Dédalus qui, habillée de guenilles, court après son père afin de lui soutirer quelques guinées qui lui permettraient de se nourrir et de nourrir ses misérables sœurs. Et comme ça se passe chaque fois que Bloom est confronté à des enfants que le pain et le lait leur manquent, il songe à sa fille Millie. Quand il lui faisait prendre un bain chaud, son petit corps dodu et bien modelé, qui lui donnait le goût de mordre dans la chair et de l’avaler par petites bouchées. En se masturbant peut-être aussi ? Père cannibale et incestueux. Personne n’est quelque chose, sinon de la chair à canon, guerrier ou religieux ou profane, à manger au nom du Dieu Tout-Puissant, père obèse et gourmand qui a donné au monde son Fils à dévorer. La harpe qui jadis a fait de nous des gueux. Faut manger. Après ça ira mieux.
Entre donc chez Burton, Léopold Bloom : L’odeur le saisit à la gorge : sauces de viande pénétrantes, lavasse de légumes verts. Le repas des fauves. En l’occurrence de sales ouvriers qui s’empiffrent de n’importe quoi et n’importe comment. Ils en ont plein les moustaches, plein le poitrail, plein les doigts, et leurs gros yeux de poissons morts sont une insulte à l’intelligente beauté de la nourriture. Un ogre aussi raffiné que Léopold Bloom ne mange pas que pour s’emplir la panse, mais parce que ce faisant l’Univers se tend comme une supercorde et que cette supercorde-là enrobe le corps d’une musique bienveillante qui favorise l’ingestion et la digestion. Chez Burton, trop de fausses dents qui claquent, trop de rots intempestifs, trop de pets mal déguisés en courants d’air. Un Lestrygon ne mange pas de cette viande-là, avariée. Aussi bien faire patienter sa faim en allant boire un verre de bourgogne chez le grippe-sous Dany Byne. S’y sustenter d’abord des nouvelles de Dache Boylan qui organise des combats de boxe pour payer ses tournées d’opéra. Devrais-je me méfier de lui, cet ogrillon qui tourne autour de ma femme sous le prétexte d’en faire une diva ? Rien à craindre : Dache Boylan n’est qu’un serin à grande gueule et à petite quéquette. Aussi bien l’oublier, celui-là. Et manger ce sandwich comme amuse-bouche avant d’aller voir dehors si j’y suis.
L’ogre n’a pas satisfait sa faim comme ne l’a pas apaisée non plus le roi des Lestrygons en pays homérien puisqu’Ulysse s’est défilé et que lui seul mérite d’être cannibalisé. S’il entre à la bibliothèque, Léopold Bloom aura-t-il meilleure veine ?
a
La lecture de Nabokov
Heure : Midi.
Lieu : Les bureaux de deux journaux, l’Homme libre, et le Télégramme du soir, près de la colonne de Nelson, au centre de la ville, juste au nord de la Liffey.
Personnages : Parmi les personnages se trouve Bloom, qui est venu négocier la publication d’un encart publicitaire au nom d’Alexandre Cleys, négociant en thés, vins et spiritueux. (Plus tard, au chapitre 5, il ira à la Bibliothèque nationale pour se procurer le dessin de deux clefs croisées avec la légende « Maison à cle (y) s », le nom du Parlement de l’île de Man – allusion au Home Rule pour l’Irlande.) Au bureau du même journal se rend Stephen, avec la lettre de Deasy sur la maladie du pied et du museau, mais Joyce ne met pas Bloom et Stephen en présence l’un de l’autre. Bloom n’ignore pas Stephen cependant ; et l’on aperçoit au bureau du journal d’autres citoyens, y compris le père de Stephen, que l’on a vus revenir du cimetière en compagnie de Bloom. Au nombre des journalistes se trouve Lenehan, qui demande à tout le monde : « Quel est l’opéra qui ressemble à une filature ? » Réponse : « L’Étoile du Nord. […] Les Toiles du Nord. »
Style : Les différentes parties de ce chapitre portent des titres humoristiques qui parodient les gros titres des journaux. Le chapitre me paraît, personnellement, mal équilibré, et la contribution de Stephen n’y est