Dédalus n’apporte que la lettre ouverte de M. Deasy sur la maladie du pied et du museau dont souffre le bétail irlandais. Toujours du vent ! Le journalisme moderne n’est rien d’autre. Pas pour rien si tant de reporters et d’éditorialistes virent capot comme le commun des mortels change de chemise. Tous bons pour la rubrique des chiens écrasés ! Le monde n’est plus que cela d’ailleurs : une foule innombrable de chiens, à écraser sous des tonnes et des tonnes de marchandises emballées dans ce papier torche-cul qu’on appelle un journal. Tisse, tisseur de vents ! Vesse, vesseur de vesses ! Et sortons vite d’ici et allons rejoindre Ned Lambert et Simon Dédalus en cette brasserie où coulent, par flots onctueux, la bière irlandaise et le whisky écossais. Je vends, tu vantes, ça s’invente et s’évente dès que souffle L’Homme libre, ô dérision !
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La lecture de Nabokov
Style : Du Joyce lucide et logique ; le lecteur suit aisément les pensées de Bloom.
Heure : Onze heures viennent de sonner.
Lieu : Au sortir des bains-douches de la rue Leinster, Bloom a pris le tram en direction de l’est de la ville, pour se rendre au domicile du défunt Dignam, 9, Serpentine Avenue, au sud-est de la Liffey, d’où part le cortège mortuaire. Au lieu d’aller directement vers l’ouest, en direction de Dublin, puis d’obliquer nord-ouest en direction du cimetière de Prospect, le cortège passe par Irishtown, virant nord-est, puis ouest. C’est pour satisfaire à une vieille coutume que l’on conduit le corps de Dignam d’abord à Irishtown, en remontant Triton ville Road au nord de Serpentine Avenue, et c’est seulement après avoir traversé Irishtown que l’on oblique à l’ouest par Ringsend Road et New-Brunswick street, puis, après avoir traversé la Liffey, au nord-ouest, vers le cimetière de Prospect.
Personnages : Environ une douzaine de gens qui font partie du cortège, au nombre desquels, sur le siège arrière d’une voiture à quatre places tirée par un cheval, Martin Cunningham, bon et brave homme ; à côté de lui Power, qui étourdiment parle de suicide en présence de Bloom, et, en face d’eux, Bloom et Simon Dedalus, le père de Stephen, un type extrêmement spirituel, féroce, instable et talentueux.
Action : L’action de ce chapitre est très simple et facile à lire, et je préfère l’étudier du point de vue de certains thèmes. Le père juif hongrois de Bloom (dont le suicide est mentionné dans ce chapitre) a épousé une Irlandaise, Ellen Higgins, d’ascendance catholique hongroise du côté de son père, mais protestante, en sorte que Bloom a été baptisé protestant, et n’est devenu catholique que plus tard pour épouser Marion Tweedy, de famille également hungaro-irlandaise. Parmi les ancêtres de Bloom, il y a aussi, dans le passé, un blond soldat autrichien. En dépit de ces complications, Bloom se considère comme un juif, et l’ombre de l’antisémitisme plane constamment au-dessus de lui tout au long du livre. Il court toujours le risque d’être insulté et molesté, y compris par des gens tout à fait respectables par ailleurs, et on le considère comme un étranger. En me penchant sur la question, j’ai découvert qu’en 1904, l’année de notre journée à Dublin, le nombre de juifs vivant en Irlande était d’environ quatre mille, sur une population de quatre millions et demi d’habitants. La plupart des gens que Bloom rencontre au cours de sa périlleuse journée sont animés de préjugés haineux ou conventionnels. Dans la voiture qui roule vers le cimetière, Simon Dedalus ridiculise à outrance Reuben J. Dodd, un prêteur juif dont le fils a été à deux doigts de se noyer. Bloom s’efforce précipitamment de raconter l’histoire le premier, pour tenter d’en contrôler quelque peu le cours et d’éviter d’insultantes insinuations. Tout au long du livre, Bloom est poursuivi par le thème de la persécution raciale : même Stephen Dedalus, dans l’avant-dernier chapitre, l’offense grossièrement avec une chanson qui est la parodie d’une ballade du XVIe siècle consacrée à l’histoire du jeune saint Hugues de Lincoln, dont la légende voulait qu’il eût été crucifié par des juifs au XIIe siècle.
La synchronisation est un procédé plutôt qu’un thème. Tout au long du livre, les gens passent leur temps à se rencontrer – leurs chemins se croisent, divergent, se croisent à nouveau. Tournant le coin de Tritonville Road et de Ringsend Road, les quatre hommes dans la voiture dépassent Stephen Dedalus, le fils de Simon, qui va à pied de Sandycove au bureau du journal, en suivant pratiquement le même chemin que le cortège mortuaire. Puis, plus loin, dans Brunswick street, non loin de la Liffey, au moment où Bloom se dit que Boylan va aller chez lui cet après-midi, Cunningham aperçoit Boylan dans la rue, et Boylan reçoit les salutations des compagnons de Bloom.
L’homme au mackintosh brun est, par contre, un thème. Parmi les personnages épisodiques du livre, il y en a un d’un intérêt tout particulier pour le lecteur joycien, car je n’ai pas besoin de répéter que tout nouveau type d’écrivain suscite un nouveau type de lecteur, tout génie produit une légion d’insomniaques. Le personnage épisodique très particulier auquel je pense est celui que l’on désigne comme l’homme au mackintosh brun, auquel il est fait allusion d’une manière ou d’une autre onze fois dans le courant du livre, mais qui n’est jamais nommé. Les commentateurs, pour autant que je sache, n’ont jamais élucidé son identité. Voyons si nous pouvons l’identifier.
On le voit pour la première fois à l’enterrement de Paddy Dignam. Personne ne sait qui il est, son apparition est soudaine et inattendue et, tout au long de la longue journée, M. Bloom continuera à revenir en pensée sur ce mystère, mineur mais énervant : qui était l’homme à l’imperméable brun ? C’est ainsi qu’il apparaît à l’enterrement. Bloom pense au défunt Dignam, tandis que les fossoyeurs posent la tête du cercueil sur le bord de la tombe et passent une sangle autour pour le faire glisser dans la tombe.
« Enterrons-le. […] Il ne sait pas qui est là et ça lui est égal. À cet instant, l’œil de Bloom, qui erre une minute sur ceux qui sont là, est arrêté par la vue d’une personne qu’il ne connaît pas. Le courant de ses pensées prend un autre tour : « Au fait, qui est donc ce grand flandrin là-bas avec le mackintosh ? Mais qui est-ce, je voudrais bien le savoir. Toujours quelqu’un qui surgit auquel on ne pensait guère. » Cette pensée continue à bourdonner et bientôt il compte le petit nombre de gens qui assistent à l’enterrement : « M. Bloom restait en arrière, son chapeau à la main comptant les têtes nues. Douze, je suis le treizième. Non, c’est le type au mackintosh qui fait le treizième. Nombre fatal. De quelle diable de boîte sort-il celui-là ? Il n’était pas à la Chapelle, ça j’en mettrais ma main au feu. Sotte superstition le nombre treize. »
Qui est-ce donc, ce « grand flandrin » qui semble avoir surgi du néant au moment même où l’on descendait dans sa tombe le cercueil de Patrick Dignam ? À la fin de la cérémonie, Joe Hynes, un reporter qui relève le nom des personnes présentes à l’enterrement, demande à Bloom : « – Et voyons, demanda Hynes, connaissez-vous l’individu avec le… ? » mais au même moment, il s’aperçoit que l’individu en question a disparu et il n’achève pas sa phrase. Le mot manquant est, bien sûr, « mackintosh ». Puis Hynes reprend : « L’individu qui était par là avec le… ? » Là encore, il s’interrompt et cherche des yeux. Bloom achève la phrase : « – Mackintosh. Oui, je l’ai vu, répondit M. Bloom. Ou est-il passé ? » Hynes se méprend, comprend que l’homme s’appelle Mac Intosh (cf. le thème du cheval Throwaway) et il note : « – M’Intosh, dit Hynes en griffonnant, je ne sais pas qui c’est. C’est bien son nom ? » Hynes s’éloigne, regardant autour de lui pour s’assurer qu’il a bien noté tous les noms.
« — Mais non, commençait M. Bloom, qui avait fait demi-tour sur place. Mais non, Hynes.
« Il n’entend pas. Quoi ? Où a-t-il disparu ? Pas trace. Eh bien par exemple ! Quelqu’un ici l’a-t-il vu ? Ka et deux elles. S’est escamoté. Bon Dieu, qu’est-ce qu’il a bien pu devenir ? » À cet instant, les pensées de Bloom sont interrompues, un septième fossoyeur s’approchant de lui pour reprendre une pelle laissée dans un coin.
Dans la dernière section du septième chapitre de la deuxième partie consacrée à la synchronisation des différents personnages dans la rue de Dublin à trois heures de l’après-midi, nous trouvons une autre allusion à l’homme mystérieux. Le Vice-Roi, gouverneur d’Irlande, allant inaugurer la kermesse Mirus au profit de l’hôpital Mercer (c’est à cette kermesse, plus tard, au coucher du soleil, que sera tiré certain feu d’artifice qui joue un grand rôle dans l’histoire, chapitre 10), le vice-roi, au moment où il passe en voiture avec sa suite, dépasse un jeune aveugle, puis : « Dans Lower Mount street, un piéton à mackintosh brun, qui croquait du pain sec, traversa prestement et sans dommage la route du Vice-Roi. » Quels nouveaux indices trouvons-nous ici ? Eh bien, cet homme existe ; c’est, finalement, un individu en chair et en os, il est pauvre, il va d’un pas léger, il a dans son comportement dédaigneux et solitaire quelque chose de Stephen Dedalus. Mais, naturellement, ce n’est pas Stephen. L’Angleterre, le Vice-Roi, tout cela le laisse froid. L’Angleterre ne peut en rien l’atteindre. Un homme qui a tout à la fois le poids d’un vivant et la légèreté d’un