que vous voudrez qu’il gagne cent shillings pour cinq. Il est seul dans Dublin à avoir ça. Une rosse de la dernière heure.
— Foutue rosse de la dernière heure lui-même, que dit Joe. »
Le « je » du chapitre dans le bar de Kiernan est un narrateur anonyme, une sorte d’ivrogne à l’esprit confus, porté à la violence. Excité par la gentillesse de Bloom et sa généreuse sagesse, il est à présent – ce narrateur anonyme – enragé à l’idée qu’un juif a pu gagner à vingt contre un grâce à une « rosse de dernière heure ». Ledit narrateur anonyme se frotte les mains au spectacle de la rixe qui s’ensuit, lorsqu’un sale type (le prétendu « citoyen » du chapitre) lance une boîte à biscuits à la tête de Bloom.
Les résultats de la course sont publiés plus tard dans le Télégramme du soir, que Bloom lit dans l’Abri du Cocher à la fin de sa longue journée ; il y découvre également un compte rendu de l’enterrement de Dignam, et le texte de la lettre de M. Deasy : le journal résume les événements de la journée. Et finalement, dans l’avant-dernier chapitre du livre, lorsque Bloom rentre enfin chez lui, nous notons deux choses : 1) il trouve sur le napperon du buffet quatre fragments de deux tickets de pari mutuel que Blaze Boylan, lorsqu’il est venu voir Molly, a déchirés dans un accès de rage en apprenant que Sceptre n’avait pas gagné, et 2) dans sa bonté, Bloom se félicite de n’avoir rien risqué, de n’avoir pas été déçu, et, aussi, de n’avoir pas, au déjeuner, poussé Flynn à miser sur le cheval donné par Lenehan, Sceptre.
Faisons, si vous le voulez bien, une pause entre ces chapitres 2 et 3 de la deuxième partie, pour dire quelques mots du personnage de Bloom. L’une de ses caractéristiques principales est sa bienveillance à l’égard des animaux, sa bienveillance à l’égard des faibles. Bien qu’il ait mangé avec délices l’organe interne d’un animal, un rognon de porc, pour son petit déjeuner, et qu’il soit capable d’éprouver réellement une sensation de faim aiguë en pensant à du sang fumant, chaud, épais, douceâtre, en dépit de ces goûts quelque peu barbares, il éprouve une vive compassion pour les animaux dégradés par l’homme, abîmés par l’homme. On peut noter la gentillesse de son attitude à l’égard de sa chatte noire au petit déjeuner :
« M. Bloom observait, curieux et bonhomme, la souple silhouette noire. C’est si net : le lustre de son fourreau lisse, le bouton blanc sous la queue, le phosphore des prunelles vertes. Les mains aux genoux, il se pencha vers elle :
— Du lait pour la minouche !
— Mrkrgnaô ! »
De même sa sympathie pour les chiens, comme par exemple lorsqu’il évoque, tandis qu’il est en route pour le cimetière, le chien de son défunt père, Athos : « Pauvre vieil Athos… Soyez bon pour Athos, Léopold, c’est mon dernier vœu. » Et l’image d’Athos dans l’esprit de Bloom est celle « d’une bête bien tranquille. Comme sont habituellement les chiens des vieux messieurs ». L’esprit de Bloom révèle une participation émotive aux sentiments des animaux en tant que symboles de vie, qui, sur le plan et de la valeur humaine et de la valeur artistique, rivalise avec la compréhension que manifeste Stephen à l’égard des chiens, comme dans la scène sur la plage de Sandymount. De même, Bloom ressent un élan de pitié et de tendresse lorsqu’après sa rencontre avec M’Coy, il passe, près de l’Abri du Cocher, auprès des rosses languissantes de la station de fiacres, à l’heure du sac d’avoine :
« En s’approchant, il entendait le broiement de l’avoine dorée, la mastication paisible de leurs dents. Leurs lourds yeux de gazelle le regardaient passer parmi l’exhalaison douce et avoinée du pissat de cheval. Leur Eldorado. Pauvres nicodèmes ! Du diable s’ils savent ou se soucient de quelque chose avec leur long nez collé dans leur sac d’avoine. Trop pleins pour parler. Tout de même ils ont la pitance et le garno. Et châtrés par-dessus le marché. Une andouille de caoutchouc noir ballante et mollasse entre leurs jambes de derrière. Ça n’empêche pas qu’ils puissent être heureux comme ça. Ont l’air de pauvres bonnes brutes. Mais c’est leur hennissement qui est quelquefois bien énervant. » (Bloom partage le curieux intérêt de Joyce pour la vessie.) Dans son attitude compatissante à l’égard des animaux, Bloom nourrit même les mouettes, que je considère personnellement comme de vilains oiseaux aux yeux d’ivrogne – et l’on trouve tout au long du livre d’autres exemples encore de sa gentillesse envers les animaux. Il est intéressant de noter qu’au cours de sa promenade avant déjeuner, la pensée qui lui traverse l’esprit à la vue d’une bande de pigeons devant le Parlement d’Irlande, et le ton de sa définition « leurs petites parties de plaisir d’après les repas », forment, par leur intonation et leur cadence l’exact pendant de la rêverie de Stephen sur la plage : « Les simples plaisirs du pauvre » (ironique distorsion de l’Elegy Written in a Country Churchyard de Thomas Gray, 1751), au moment où un chien que son maître appelle lève la patte de derrière et « derechef un jet bref contre une roche inflairée ».
a
Notes de André Topia
1. Richard Ellmann, Ulysses on the Liffey, Faber, Londres, 1972, p. 38-39.
VI. HADÈS
Notice Gallimard (2013)
Dans cet épisode, nous assistons aux funérailles de Paddy Dignam, citoyen de Dublin ordinaire, père de famille et alcoolique. Le cortège part du domicile du défunt, traverse Dublin selon un axe sud-est / nord-ouest avant d’arriver au cimetière.
Ce voyage symbolique vers l’ouest est associé à un cheminement vers la mort depuis Dublinois1. « Hadès » est le sixième épisode d’Ulysse mais seulement le troisième où Bloom est mis en scène. Dans l’Odyssée, qui comporte vingt-quatre chants, il faut attendre le chant XI pour voir Ulysse quitter le royaume de Circé et se rendre à l’entrée du royaume d’Hadès afin d’interroger le devin Tirésias sur la fin de son errance. Cette position fort différente indique que cet épisode se voit attribuer une autre fonction dans le roman de Joyce, où il s’agit moins de savoir si Bloom pourra retrouver son domicile au terme de son périple, ni même comment, que de démythifier l’idée d’un voyage auprès des morts.
Le monde des morts, à la fois tout autre et d’une présence insistante, n’a cessé, depuis le Moyen Âge, d’être éloigné des vivants par certaines mutations sociales et culturelles, pour être finalement mis au ban de la cité, peu à peu coupée de cette dimension invisible2. Tout au long du roman, nous assistons à un commerce de Bloom avec les défunts, en particulier avec ses propres parents et son fils Rudy. De même que le souvenir de moments heureux, tels que les premières rencontres amoureuses avec Molly, sont susceptibles d’illuminer le présent, mais aussi de jeter sur lui l’ombre envahissante de ce qui n’est plus : côtoyer les morts ne va pas sans risques. Le double écueil d’une morosité envahissante ou d’un bruyant déni n’est jamais aussi élevé que dans « Hadès ». À défaut d’une terre commune, les vivants et les morts ont un point commun, leur mortalité, à la fois condition irréductible de l’être humain et point de bascule.
« Hadès » est le dernier épisode de la deuxième partie du roman, censé se dérouler en parallèle avec ceux de la « Télémachie ». Malgré la différence de points de vue qui se fait sentir ici au regard de « Protée », il y a comme l’esquisse d’une rencontre entre « le père », symbolique, et « le fils », puisque Bloom aperçoit Stephen par la fenêtre de la voiture : « M. Bloom aux aguets aperçut un mince jeune homme, habit de deuil, chapeau à large bord » (p. 175). Cette vision fugitive amorce immédiatement plusieurs lignes de réflexion chez Bloom, ayant trait essentiellement au deuil, à la paternité et à l’amour charnel de Molly. Que le deuil soit l’expérience commune de Bloom et Stephen en cet endroit du roman n’est pas une coïncidence, mais les deux expériences sont cependant loin de coïncider. Il est tout à fait significatif que Stephen soit convaincu, dans le temps même où Bloom le remarque, qu’il n’y a « personne par ici » (p. 103) – « Personne » renvoyant néanmoins à Outis, le nom lancé par Ulysse au Cyclope3. Cette question de parallaxe – l’incidence de changement de position de l’observateur sur la chose observée – inclut jusqu’au regard sur la perte, solipsiste dans le cas de Stephen, « universaliste » dans celui de Bloom, toujours à la fois compatissant, empathique et détaché. Ainsi quand, dans la même scène, Simon Dedalus menace Mulligan de ses foudres et agonit le « clan Goulding », Bloom s’arrache à ces paroles vaines et « sourit mélancoliquement » (p. 175).
C’est que pour Bloom la proximité avec les morts, quand bien même l’horreur pourrait surgir, est une « donnée immédiate de la conscience », pour paraphraser Bergson4. Expérience puissamment ancrée dans le quotidien, elle contribue à amarrer celui-ci, ou du moins à le sauver du naufrage sur l’océan déchaîné de la réalité. Bloom est pour sa part d’emblée armé de ce savoir qui ne venait à Gabriel Conroy qu’à la toute fin de la nouvelle « Les Morts », dans Dublinois, savoir qui lui permet de se risquer dans un dialogue avec tous ceux qui nous ont précédé et accompagné, parfois à notre insu, sans mettre en péril sa joie de vivre. C’est aussi ce savoir qui lui donne la certitude, malgré toutes les oscillations et vacillations