Tous les fragments du puzzle de Joyce s’imbriquent parfaitement : Molly, Bannon, Mulligan, Boylan. Vous apprécierez les pages, superbes sur le plan artistique, l’un des plus magnifiques passages de toute la littérature, au moment où Bloom apporte à Molly son petit déjeuner. Quel merveilleux écrivain que Joyce !
« — De qui la lettre ? demanda-t-il.
« Écriture décidée, Marion.
— Oh, de Boylan, répondit-elle. Il doit apporter le programme.
— Qu’allez-vous chanter ?
— La ci darem avec J.C. Doyle, et Pour un peu d’amour.
« Ses lèvres charnues s’ouvraient en buvant. Assez rance l’odeur que laissent le lendemain ces pastilles du sérail. Comme l’eau croupie d’un porte-bouquet.
— Voulez-vous que j’ouvre un peu la fenêtre ?
« Elle plia une mince tartine, et la mettant dans sa bouche :
— À quelle heure, l’enterrement ?
— Onze heures, je crois, répondit-il. Je n’ai pas vu le journal.
« Suivant l’indication de son doigt, il prit sur le lit sa culotte sale par une jambe. Non ? Alors, une jarretière grise enroulée sur elle-même et recroquevillée autour d’un bas. Semelle déformée, luisante.
— Non, ce livre.
« Un autre bas. Son jupon.
— Il a peut-être tombé, dit-elle.
« Il tâtait çà et là. Voglio e non vorrei. Me demande si elle prononce bien ce mot voglio. Pas sur le lit. A sans doute glissé. Il se baissa et souleva la draperie. Le livre s’étalait à terre contre la rondeur du vase de nuit à filets orange.
— Montrez voir, dit-elle, j’ai mis une marque. Un mot que je voulais vous demander.
« Elle avala une gorgée de sa tasse tenue sans souci de l’anse, et ayant essuyé tout de go le bout de ses doigts sur la couverture, se mit à suivre le texte avec une épingle à cheveux jusqu’à ce qu’elle rencontrât le mot.
— Mes tempes si quoi ? demanda-t-il.
— Là, dit-elle. Qu’est-ce que ça veut dire ?
« Il se pencha vers elle et lut près de l’ongle poli de son pouce.
— Métempsycose ?
— Oui. D’où sort-il celui-là ?
— Métempsycose, reprit-il, fronçant le front. C’est grec, ça vient du grec. Ça signifie la transmigration des âmes.
— Quelle balançoire ! dit-elle. Sortez-moi ça en mots simples.
« Il sourit, observant de côté son œil moqueur. Les mêmes jeunes yeux. La nuit qui suivit les charades. Dolphin’s Barn. Il tournait les pages malpropres. Rubis, l’orgueil du cirque. Oh, oh ! Illustration. Un Italien féroce avec un fouet de charretier. Ce doit être Rubis orgueil du sur le plancher nu. Prêt gracieux d’un drap. Le monstre Maffei s’interrompit, et avec un juron, rejeta loin de lui sa victime. Partout de la cruauté. Animaux dopés. Le trapèze au Cirque Hengler. J’étais forcé de regarder ailleurs. Le populo bouche bée. Tordez-vous le cou et on se tordra de rire. Il y en a des familles entières. On les désarticule jeunes pour qu’ils puissent métempsycoser. Que nous vivons après la mort. Nos âmes. Que l’âme d’un homme après sa mort. L’âme de Dignam.
— L’avez-vous fini ? demanda-t-il.
— Oui, dit-elle. Il n’y a rien de folichon là-dedans. Croyez-vous que ce soit son premier qu’elle aime tout le temps ?
— Je ne l’ai jamais lu. En voulez-vous un autre ?
— Oui. Un autre de Paul de Kock. Quel coquin de nom il a.
« Elle se versa de nouveau du thé en regardant du coin de l’œil couler le filet.
« Il faut que je renouvelle à cette librairie de Capel street ou sans ça on relancera Kearny qui s’est porté garant pour moi. Réincarnation, voilà le mot.
— Il y a des gens qui croient, dit-il, que nous continuons à vivre après la mort dans un corps différent et que nous avons vécu avant. Ils nomment ça la réincarnation. Ils disent que nous aurions tous déjà vécu sur la terre ou sur une autre planète il y a des milliers d’années. Et que nous l’aurions oublié. Il y en a qui prétendent se rappeler leurs vies antérieures.
« La crème épaisse colimaçonnait dans son thé. Plutôt lui rappeler le mot. Métempsycose. Il faudrait un exemple. Quel exemple.
« La Nymphe au bain au-dessus du lit. Prime du numéro de Pâques du Froufrou. Superbe chef-d’œuvre en couleurs artistiques. Couleur du thé avant qu’on y mette le lait. Quelque chose d’elle avec les cheveux dénoués, en plus fin. Le cadre m’a coûté trois shillings six. Elle disait que ça serait gentil au-dessus du lit. Nymphes nues, la Grèce ; et voilà mon exemple, les gens de ce temps-là.
« Il tournait les pages à rebours.
— La métempsycose, dit-il, voilà comment les Grecs d’autrefois appelaient ça. Ils croyaient par exemple qu’on pouvait être changé en animal, ou en arbre. Par exemple, les nymphes, comme ils les appelaient.
« Elle cessa d’agiter le sucre avec sa cuiller. Elle regardait droit devant elle, le nez en quête, et reniflait.
— Ça sent le brûlé, dit-elle. Avez-vous laissé quelque chose sur le feu ?
— Le rognon ! s’exclama-t-il. »
D’une égale réussite artistique est la fin du chapitre : passant par la porte de derrière, Bloom traverse le jardin pour aller aux latrines. Son chapeau sert de lien entre ses diverses rêveries. Il entend mentalement le timbre de la boutique de Drago, le coiffeur, qui tinte (Drago, cependant, est dans Dawson street, loin vers le sud), et voit mentalement Boylan, avec des cheveux bruns luisants de pommade, qui sort après s’être fait laver la tête et donner un coup de peigne, ce qui suggère à Bloom l’idée d’un bain aux bains-douches de la rue Tara, mais il ira finalement à ceux de la rue Leinster.
Au cours de la scène superbement décrite dans les latrines, Bloom lit une nouvelle, « Le coup de maître de Matcham », dont les échos vibreront çà et là tout au long d’Ulysse. Il y a quelque chose de l’artiste chez ce bon vieux Bloom, comme dans cette danse des heures qu’assis sur son siège tiède il imagine :
« Heures du soir, jeunes filles en gaze grise. Heures nocturnes en noir avec des poignards et des loups. Idée poétique, d’abord rose, puis dorée, puis grise, puis noire. Et véridique aussi, pourtant. Le jour, ensuite la nuit.
« Il déchira brusquement la moitié de la nouvelle primée et se torcha avec. Alors, il remonta son pantalon, rajusta ses bretelles et se reboutonna. Il claqua la porte déclinquée et rétive des lieux et quitta la pénombre pour le grand jour.
« En pleine lumière, délesté et rafraîchi, il passa méticuleusement la revue de son pantalon noir, le bas, les genoux et les jarrets. Quelle heure l’enterrement ? Il faudra consulter le journal. »
La pendule sonne le troisième quart de huit heures. Dignam sera enterré à onze heures.
a
Notes de Marie-Danièle Vors
1. Voir Joyce, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 1160-1161.
V. LES LOTOPHAGES
Notice Gallimard (2013)
L’épisode des Lotophages est raconté par Ulysse lors de son séjour au palais d’Antinoüs dans le chant IX de l’Odyssée. Son navire a dérivé vers la côte du pays des Lotophages, peuple mangeur du lotos. Les habitants accueillent avec hospitalité les marins envoyés par Ulysse en reconnaissance et leur donnent à manger le fruit du lotos, qui fait perdre la mémoire. Ils abandonnent alors tout désir de revenir à Ithaque et Ulysse doit les ramener de force au bateau et les enchaîner avant de reprendre la mer.
Lorsque l’épisode commence, Bloom, qui a quitté sa maison pour ne pas être là lors de la venue de Boylan, se trouve sur le quai rive sud de la Liffey, non loin de l’embouchure de la rivière. Il continue sa marche en décrivant un cercle vers le sud en direction de la poste de Westland Row. Son trajet tortueux reflète peut-être sa mauvaise conscience d’avoir à aller chercher une lettre qu’il s’est fait envoyer en poste restante en cachette de Molly. Il s’arrête un instant devant la vitrine d’une compagnie de thé, qui déclenche toute une rêverie sur l’Orient, puis entre à la poste de Westland Row pour se faire remettre la lettre de Martha Clifford. Il bifurque ensuite en direction des bains de Leinster street, rencontre M’Coy, puis entre dans l’église de Tous-les-Saints où une messe est en cours. Il s’arrête chez le pharmacien Sweny, où il commande la lotion de Molly et achète un savon au citron, puis rencontre Bantam Lyons qui croit à tort que Bloom veut lui donner un tuyau pour la Coupe d’Or. Nous le voyons enfin se diriger vers les bains turcs et imaginer à l’avance son corps flottant dans l’eau. La marche de Bloom continue le tropisme vers l’Orient, pays de ses ancêtres, qui avait commencé dans « Calypso » avec la rêverie sur le voyage oriental et qui le mène à présent, après un détour imaginaire par Ceylan, la Chine et l’Égypte, jusqu’au bain turc dont le bâtiment lui évoque des « minarets ».
L’épisode illustre ce que A. Walton Litz a appelé expressive form, c’est-à-dire une forme qui cherche à établir une correspondance directe entre contenu et style. Les fleurs et les parfums sont un exemple de ce mimétisme d’écriture : ils sont disséminés dans la texture même de l’épisode au point de donner l’impression d’une écriture « fleurie » et « olfactive », brouillant la distinction classique entre forme et fond et annonçant toutes les expérimentations des « Sirènes » et des « Bœufs du Soleil ». Ce mimétisme est poussé très loin. Phillip Herring a noté que, si l’on regarde une carte de Dublin avec sur la périphérie les lignes courbes et au centre le conduit de la Liffey, l’ensemble peut suggérer un postérieur féminin allongé à l’intérieur duquel circule Bloom. Bloom fait bien plus que projeter ses fantasmes sur son environnement : il déambule en fait à l’intérieur d’un corps de femme, et les images qui