dans L’Homme libre, sans en retenir grand-chose. Va d’une rue à une autre juste pour tuer le temps en attendant les funérailles de Paddy Dignam. Entre dans une église : bon petit coin discret pour être à côté d’une jeune fille. Mais seules de vieilles femmes cannibales s’y trouvent, en train de communier. Croire les yeux fermés. En sécurité dans les bras de votre règne arrive. Berce toute souffrance. Se réveiller l’année prochaine à pareille heure.
Sort de l’église, Bloom, avant la fin de la messe, pour ne pas avoir à donner à la quête. Puis déambule encore dans les rues de Dublin, vers une lointaine pharmacie, pour y acheter de l’huile d’amandes douces, de la teinture de Benjoin et de l’eau de fleurs d’oranger. Rêve qu’il prend un bain, se masturbe et se fait masser par une toute jeune fille comme l’est Milly : Il voyait son torse et ses membres frôlés de l’eau, supportés, flotter, faiblement citrins ; son nombril, bouton charnu ; il voyait la sombre brousse de son pubis flotter, flottante barbe de fleuve autour du père indolent des postérités, languide et flottante fleur.
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La lecture de Nabokov
Style : Le Joyce lucide et logique.
Heure : 8 heures du matin, en synchronisme avec la matinée de Stephen.
Lieu : 7, Eccles street, où vivent les Bloom, dans la partie nord-ouest de la ville ; Upper Dorset street est dans le voisinage immédiat.
Personnages principaux : Bloom, sa femme, personnages épisodiques : le charcutier Dlugacz, d’origine hongroise comme Bloom, et la bonne de la famille Woods, les voisins du 8, Eccles street. Qui est Bloom ? Bloom est le fils d’un juif hongrois, Rudolph Virag (ce qui veut dire « fleur » en hongrois), qui a changé son nom en Bloom, et d’Ellen Higgins, d’ascendance irlando-hongroise. Trente-huit ans, né à Dublin en 1866. A fréquenté une école dirigée par une Mme Ellis, puis l’école secondaire avec Vance comme professeur, a terminé ses études en 1880. Souffrant de névralgies et de solitude après la mort de sa femme, le père de Bloom s’est suicidé en 1886. Bloom a rencontré Molly, la fille de Brian Tweedy, à l’occasion d’un jeu de chaises musicales aux cours duquel Bloom et Molly s’étaient trouvés partenaires, chez Mat Dillon. Il l’a épousée le 8 octobre 1888 ; il avait alors vingt-deux ans et elle dix-huit. Leur fille Milly naquit le 15 juin 1889, leur fils Rudy, né en 1894, mourut alors qu’il n’avait que onze jours. Bloom a commencé dans la vie comme employé dans l’entreprise de papeterie Wisdom Hely, il a même travaillé un temps au marché aux bestiaux, comme employé dans une maison de commerce de bétail. Il a habité Lombard street de 1888 à 1893, Raymond Terrace de 1893 à 1895, Ontario Terrace en 1895, et durant un certain temps auparavant à l’hôtel des Armes de la Ville, puis à Holles street en 1897. En 1904, il habite au 7, Eccles street.
La maison est étroite, avec deux fenêtres à chacun de ses trois étages de façade. Cette maison n’existe plus, mais elle était réellement inhabitée en 1904, année que choisit Joyce quelque quinze ans plus tard, après un échange de correspondance avec une parente, sa tante Joséphine, pour y installer les Bloom issus de son imagination. Lorsqu’un certain M. Finneran vint occuper la maison en 1905, il fut sans doute (dit mon informatrice, Patricia Hutchins, qui a écrit un charmant livre sur le Dublin de James Joyce [1950] loin d’imaginer les fantômes littéraires qui attendaient encore d’habiter sa maison. Les Bloom occupent deux pièces au rez-de-chaussée (du côté de la façade sur Eccles street, au premier étage sur la façade postérieure). Le salon donne sur la rue ; la chambre à coucher est de l’autre côté, et il y a un petit jardin derrière. C’est un appartement qui n’a ni eau chaude ni salle de bains, mais il y a des waters sur le palier, et des cabinets vermoulus au fond du jardin. Les deux étages au-dessus des Bloom sont inoccupés, et les Bloom ont fixé une pancarte sur le châssis de la fenêtre donnant sur rue indiquant « appartements à louer ».
Action : Bloom est dans la cuisine en sous-sol et prépare le petit déjeuner de sa femme, il parle à la chatte de façon charmante, puis, lorsque la bouilloire est posée sur le rebord du foyer, « sise là, d’aplomb et maussade, le bec agressif », il remonte dans le vestibule et, ayant décidé de s’acheter pour lui-même un rognon de porc, il dit à Molly à travers la porte qu’il va faire un saut jusqu’au coin de la rue. Un faible grognement somnolent lui répond. « Mn ». Un certain bout de papier est à l’abri dans la doublure de son chapeau, « la marque graisseuse du fond de son chapeau lui rappela silencieusement : Plasto, chap. de luxe » (la sueur a effacé le eau de « chapeau »). Le bout de papier est une carte au nom d’emprunt de Henry Flower, qu’il produira au chapitre suivant au bureau de poste de Westland Row pour se faire remettre une lettre de Martha Clifford (pseudonyme), avec laquelle il entretient une correspondance clandestine, qui a trouvé son point de départ dans la rubrique des « Cœurs délaissés » de l’Irish Times. Il a oublié sa clef dans la poche de son pantalon de tous les jours, car il porte aujourd’hui un costume noir en prévision de l’enterrement de Dignam, qui doit avoir lieu à onze heures du matin. Il n’a pas oublié cependant de replacer dans sa poche-revolver une pomme de terre qu’il transporte partout avec lui, qui lui sert de grigri, de talisman, de remède de bonne femme (elle le sauve, beaucoup plus tard dans la journée, lorsqu’il manque de se faire accrocher par une voiture à sable). Son courant de conscience s’écoule lentement au-dessus des petits galets de sa pensée. « La penderie grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil en se retournant tout à l’heure. Il tira la porte d’entrée sur lui, posément, encore un peu, jusqu’à ce que la latte du bas vînt effleurer le seuil, couvercle contre à contre. Ça paraît fermé. Ça ira bien comme ça jusqu’à ce que je revienne. » Il tourne le coin de Dorset street, salue en passant l’épicier « Beau temps, monsieur », entre chez le charcutier et remarque la bonne d’à côté qui achète des saucisses au comptoir. Dulgacz et lui-même, tous deux d’origine hongroise, vont-ils se saluer comme deux compatriotes ? Bloom remet la chose une fois de plus. Non, un autre jour. Il lit la publicité d’une société de planteurs en Palestine, et son esprit dérive vers l’Orient. Nuage synchronisateur. « Un nuage se mit à couvrir le soleil, lent, large et lent. Gris. Lointain. » Cette notation assure la synchronisation : Stephen a vu le même nuage avant le petit déjeuner : « Un nuage se mit à couvrir lentement le soleil, approfondissant de son ombre le vert de la baie. Elle était là derrière Stephen, bol plein d’eaux amères. » Le vert est un amer souvenir dans l’esprit de Stephen, le gris du nuage suggère à Bloom une désolation grise, une terre stérile en Orient, à l’opposé des voluptueux vergers de la publicité.
Il revient avec son rognon ; entre-temps, le courrier est arrivé, deux lettres et une carte postale : « Il se baissa pour les ramasser. Mme Marion Bloom. Son cœur se mit à battre plus lentement. Écriture décidée. Mme Marion. » (La lettre est d’une écriture décidée, et Mme Marion a une écriture décidée.) Pourquoi son cœur se mit-il à battre plus lentement ? Eh bien, comme nous allons le découvrir bientôt, la lettre est de Blaze Boylan, l’imprésario de Marion. Il doit venir aux environs de quatre heures avec le programme de sa nouvelle tournée, et Bloom pressent que si, lui, le mari, ne vient pas se mettre en travers, s’il passe la journée ailleurs que chez lui, cette heure de la journée se révélera une heure fatidique : cet après-midi-là, à quatre heures, Boylan deviendra l’amant de Molly. Notez l’attitude fataliste de Bloom : « Un faible regret malaise qui s’insinue dans ses moelles, qui augmente. Cela arrivera, oui. Empêcher. Inutile. Je n’y peux rien. Douceurs des légères lèvres de jeunes filles. Cela viendra pour elle aussi. Il sentait le malaise latent s’étendre. Trop tard maintenant je n’y peux plus rien. Lèvres baisées. Lèvres de la femme, baiseuses, baisées, pleines, prenantes, collantes. »
L’autre lettre et la carte postale sont de Milly, la fille de Bloom, qui se trouve désormais à Mullingar, comté de Westmeath, en Irlande du centre. La lettre est pour son père, la carte pour sa mère, pour la remercier d’une jolie boîte de chocolats, reçue le 15 juin, jour de son anniversaire. Milly écrit : « Me voilà lancée en plein dans la photo. » Lorsque Mulligan se baignait après le petit déjeuner, un camarade lui disait qu’il avait reçu de Bannon une carte postale de Westmeath : « Dit qu’il a trouvé là-bas un jeune et doux objet. Il l’appelle Petite Photo. » La lettre de Milly continue : « Il y aura samedi un concert aux Greville Arms. Il y a un jeune étudiant qui vient quelquefois le soir qui s’appelle Bannon il a des cousins ou quelque chose comme ça qui sont de grosses légumes et il chante la romance de Boylan […] sur les jeunes filles de la grève. » En un sens, Blaze Boylan, l’amant de quatre heures de Molly, est pour Bloom ce que Buck Mulligan est pour Stephen, le joyeux usurpateur.