et verdâtre pour essuyer son rasoir. Tandis que Mulligan se rase, Stephen proteste contre le fait que Haines se soit installé dans la tour. Haines a divagué la nuit en rêvant qu’il tirait sur une panthère noire, et Stephen a peur de lui : « S’il reste ici, je file. » Il y a des allusions à la mer, à l’Irlande, de nouveau à la mère de Stephen, aux trois livres douze que Stephen va toucher à l’école. Puis Haines, Mulligan et Stephen prennent leur petit déjeuner, au cours d’une scène des plus appétissantes. Une vieille femme apporte le lait, et s’ensuit un charmant échange de répliques. Tous trois partent pour la plage. Mulligan va aussitôt se baigner. Haines pion-géra plus tard lorsque son petit déjeuner sera passé, mais Stephen, qui déteste l’eau autant que Bloom l’aime, ne se baigne pas. Bientôt Stephen quitte ses deux compagnons et s’achemine vers l’école, non loin de là, où il est instituteur.
Le style : Les chapitres 1 et 2 de la première partie sont écrits dans ce que j’appellerai un style normal ; c’est-à-dire dans le style narratif normal du Joyce lucide et logique. Il est vrai que par-ci par-là le courant de prose narrative est interrompu par la technique du monologue intérieur qui, dans d’autres chapitres du livre, brouille et hache de façon si marquée le discours de l’auteur ; mais ici, le courant logique prédomine. On trouve un bref exemple de l’irruption du courant de conscience à la première page, lorsque Mulligan est sur le point de se raser :
« Guignant de l’œil vers le ciel, il modula dans le grave un long sifflement impératif, puis, comme ravi en extase, fit une pause : ses dents égales et blanches s’allumaient ci et là de points d’or. Chrysostomos. En réponse, deux puissants coups de sifflet vrillèrent le calme. »
Nous avons là un procédé typique de Joyce, qui sera répété et considérablement développé tout au long du livre. Chrysostomos, « Bouche d’or », c’est bien sûr saint Jean Chrysostome, patriarche de Constantinople, IVe siècle. Mais pourquoi, brusquement, ce nom ? Très simple : c’est le courant de pensée de Stephen qui interrompt la description. Stephen voit et entend Buck qui siffle dans l’escalier pour réveiller Haines – puis s’arrête comme en extase –, Stephen voit les dents couronnées d’or de Buck qui luisent dans le soleil – or, bouche d’or, Mulligan l’oracle, l’éloquent orateur – et une brève image du père de l’Église traverse l’esprit de Stephen, après quoi le narrateur reprend immédiatement sur Haines qui répond par deux coups de sifflet. Buck proclame qu’il s’agit là d’un miracle, et dit ensuite à Dieu de couper le courant.
Ceci est simple, et il y a d’autres exemples simples dans ce chapitre, mais nous allons bientôt voir le courant de pensée de Stephen interrompre le récit de façon plus énigmatique. Stephen vient de lancer l’un de ses merveilleux aphorismes qui fascinent tant Mulligan. Pointant le doigt sur le petit miroir brisé que Buck a chipé dans la chambre d’une domestique, Stephen dit amèrement : « Un symbole de l’art irlandais, ce miroir fêlé de bonne à tout faire. » Mulligan suggère à Stephen de vendre cet aphorisme au « bovin d’au-dessous », Haines, pour une guinée, et ajoute que tous deux, lui, Mulligan, et Stephen, dont il prend indiscrètement le bras, devraient s’employer à user de leur brillant esprit incisif pour helléniser l’Irlande. Là s’insère le courant de pensée de Stephen : « Le bras de Cranly. Son bras. » Une première lecture d’Ulysse sera ici d’un faible secours, mais à la seconde lecture, nous saurons qui est Cranly, puisqu’on parle de lui plus tard, un faux ami d’enfance de Stephen qui avait coutume de l’emmener aux courses « pour faire rapidement fortune, courant après ses favoris […] parmi les braillements des books compartimentés », comme Mulligan lui suggère à présent de s’enrichir rapidement en vendant de brillants propos : « Fair Rebel au pair, dix contre un les autres. Dépassant les joueurs de dés et les bonneteurs, nous nous précipitons derrière les sabots, derrière la mêlée des casquettes et des jaquettes, dépassant la face en rouelle de cette femme, la dame d’un boucher, qui enfonçait, altérée, son museau dans son quartier d’orange. » La dame en question est une cousine germaine de Marion Bloom, reflet avant-coureur de cette sensuelle personne.
On trouve un autre bon exemple du courant de conscience de Stephen dans ce facile premier chapitre, lorsque Stephen, Mulligan et Haines finissent leur petit déjeuner. Mulligan se tourne vers Stephen et dit :
« Dedalus, c’est un fait, je suis fauché. Cavalez jusqu’à votre bordel d’école et rapportez-nous de la galette. Aujourd’hui les bardes doivent boire et bâfrer. En ce jour l’Irlande compte que chacun fera son devoir.
— Cela me rappelle, dit Haines, que je dois aujourd’hui visiter votre Bibliothèque nationale.
— Notre trempette d’abord, fit Buck Mulligan.
« Et gentiment, tourné vers Stephen :
— Est-ce le jour de votre décrassage mensuel, Kinch ?
« Et s’adressant à Haines :
— L’impur barde se fait un point d’honneur de ne se laver qu’une fois par mois.
— Toute l’Irlande est baignée par le gulfstream, répliqua Stephen en faisant dégoutter du miel sur sa tranche de pain.
« Du coin où il nouait d’une cravate lâche le col de sa chemise de tennis, Haines observa :
— Si vous le permettez, j’aurais plaisir à faire un recueil de vos aphorismes.
« C’est à moi qu’il parle. Ils se lavent, se tubent, se récurent. Morsure de l’ensoi. Conscience. Pourtant il reste une tache.
— Celui du miroir fêlé de bonne à tout faire, symbole de l’art irlandais, est fichtrement bon. »
Le cours de la pensée de Stephen est le suivant : c’est à moi qu’il parle – l’Anglais. Les Anglais se tubent et se récurent parce qu’ils ont mauvaise conscience à l’égard des pays qu’ils oppriment, mauvaise conscience qui fait ressurgir le souvenir de Lady Macbeth – de cette petite tache de sang qu’elle s’efforce vainement de faire disparaître. « Morsure de l’ensoi » : agenbite of inwit signifie en moyen anglais « remords de conscience » (c’est le titre d’une brochure de piété du XIVe siècle).
Cette technique du courant de pensée a, bien sûr, l’avantage de la brièveté. C’est une série de brefs messages notés par le cerveau. Mais cela exige du lecteur plus d’attention et de disponibilité qu’une description ordinaire telle que : Stephen prit conscience du fait que Haines s’adressait à lui. Oui, songea-t-il, les Anglais se lavent souvent, peut-être dans l’espoir de faire disparaître de leur conscience cette tache que Northgate appelait « agenbite of inwit », etc.
Des pensées intérieures, suscitées par une impression extérieure, charrient, en montant à la surface, de significatives associations de mots, des attractions verbales dans l’esprit de celui qui pense. Par exemple, voyez la façon dont l’idée de la mer conduit aux pensées les plus profondément enfouies à l’intérieur de l’âme torturée de Stephen. Tandis qu’il se rase, Mulligan contemple la baie de Dublin et remarque calmement :
« Sacredieu. […] La voilà bien la mer, celle d’Algy [c’est-à-dire Algernon Swinburne, un poète post-romantique anglais], la grise et douce [notez le mot douce mère. » « Notre mère grande et douce », reprend-il, et enfin, « notre puissante mère ». Puis il se réfère à la mère de Stephen, au sombre péché de Stephen : « Ma tante croit que vous avez tué votre mère », dit-il. « Mais [vous êtes] un séduisant baladin, murmura-t-il, Kinch, le plus séduisant de tous les baladins. » Et Stephen écoute cette voix bien nourrie, et les mots se mêlent, fusionnent en luiA. « Le rond de la baie et de l’horizon encerclait une masse liquide d’un vert terne. » Ce décor se mue, dans l’esprit de Stephen, en ce « bol de porcelaine blanche à côté de son lit de mort [qui] avait contenu la bile verte et visqueuse qu’elle avait arrachée à son foie gangrené dans des accès de vomissements qui la faisaient hurler ». La douce mère devient amère, bile amère, amer remords. Après quoi, Buck essuie son rasoir sur le mouchoir de Stephen. « – Ah, pauvre corps de chien, dit-il d’un ton amical. Il faut que je vous donne une chemise et quelques tire-jus. » Voilà qui relie la mer verdâtre au mouchoir sale de Stephen, et au bol de bile, et au bol à raser, et au bol de la baie, larmes amères et mucosités salées, tout cela fondu l’espace d’une seconde en une seule image. Nous trouvons là Joyce au sommet de son art.
Notez, en passant, le terme « pauvre corps de chien ». Le symbole du chien perdu demeurera associé à Stephen tout au long du livre, exactement comme sera associé à Bloom celui du chat souple aux pattes feutrées. Et cela me permet d’enchaîner sur une autre remarque : la panthère noire du cauchemar de Haines préfigure en quelque sorte pour Stephen l’image de Bloom, qu’il n’a pas encore rencontré, mais qui va silencieusement le suivre à pas feutrés, comme une douce ombre noire aux pattes de velours. Vous remarquerez aussi que Stephen a eu cette nuit-là un rêve agité – il a vu un Oriental lui offrir une femme, tandis que Bloom a eu lui aussi un rêve oriental, de Molly vêtue à la turque au milieu des apparats du marché aux esclaves.
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Notes sur la lecture de Nabokov
A. V.N. note ici des effets sonores impossibles à rendre en français, entre grey (grise) et great (grande), mighty (puissante) et mother (mère), entre mummer (baladin) et murmuring (murmurant), etc. (NdT)
II. NESTOR
Notice Gallimard (2013)
L’Iliade raconte qu’un Nestor déjà vieux s’engage dans la guerre