quête du père.
Dédalus devrait donc faire comme Télémaque et rentrer chez lui, mais il n’a plus de chez lui. Même s’il en avait un, ça ne l’avancerait guère étant donné que sa mère est morte contrairement à ce qui se passe avec Pénélope dans L’Odyssée. À défaut de la mère, Dédalus se rabat sur la mer vert-pituite, bleu-argent, rouille. S’assoyant sur le bord escarpé de la grève malgré le vertige qui le tenaille, il ferme les yeux pour mieux voir, pour mieux se voir, lui qui d’un ventre fut fait, mais non engendré. De simples bruits intérieurs en guise de pensée tandis que la mer s’enfle : elles viennent, les vagues, étalons marins aux blanches crinières, mâchant leurs mors sous les radieuses rênes des vents, coursiers de Mananaan, tous. Yeux verts je vous vois. Crocs je vous sens. Race licencieuse. Leaders disparus, trahis, fuites épiques. O’Connell, Parnell, Egan, tant de pères politiques qui ne le furent qu’à demi, tant de libérateurs qui ne le furent qu’à moitié dans cette Irlande refusant de payer le prix de sa beauté.
La marée montant, Dédalus doit escalader un cran de tuf puis, s’assoyant sur une roche plate, pose sa canne de frêne dans une anfractuosité, comme si, en faisant ce geste, il admettait que même ses pulsions sexuelles ne chevauchent pas en lui, mais hors de son corps, et qu’il ne peut en jouir que dans la représentation hyperbolique et non dans la réalité. Si sombre celle que Dédalus a devant les yeux : une carcasse de barque ensablée, la charogne d’un chien boursouflée sur le goémon, des rats-belettes creusant garennes, au loin en mer des baleines devenues schizophrènes qui tournent en rond. Et de la cité famélique et palissadée une horde de nains aux juste-au-corps de cuir, ma race, qui se ruent, escaladent, tranchent à même le lard vert avec leurs couteaux d’écorcheurs. Famine, peste, massacres. Leur sang est le mien, leurs concupiscences déferlent en moi. Je ne parlais à personne ; personne ne me parlait.
Ainsi dans la vague et le vague divague Dédalus se masturbant et ne songeant qua rester là, sur sa roche plate. Les flots pourraient bien se lasser de lui et le recouvrir, pauvre fils sans père, pauvre jeune homme seul, orphelin de corps et d’esprit, qui n’a même pas déboutonné sa braguette pour se donner un peu de plaisir : un frisson de fretin engraissé d’un spongieux morceau de choix fuit des interstices de sa braguette boutonnée. Dieu se fait homme se fait poisson se fait oie barnacle se fait édredon. Vivant, je respire des souffles morts, foule la poussière de mort, dévore un vrineux rebut de chairs mortes. Puis tournant la tête par derrière, de peur que quelqu’un l’ait vu se masturber, Dédalus voit, déplaçant en plein ciel ses hauts espars de trois-mâts, silhouette silencieuse dans le silence, un navire. Serait-ce celui du retour d’Ulysse, ce père tant attendu, se remontrant enfin à la face de l’orphelin en son pays orphelin alors que sur ses cuisses sèche la semence orpheline comme blanc-mange gaspillé ?
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La lecture de Nabokov
Heure : environ huit heures du matin, le 16 juin 1904, un jeudi.
Lieu : Dans la baie de Dublin, à Sandycove, dans la Tour Martello, une construction qui existe réellement et qui a quelque chose d’une tour de jeux d’échecs, trapue, bâtie en même temps que d’autres ouvrages de défense contre une éventuelle invasion française, dans la première décennie du XIXe siècle. William Pitt, le « second Pitt », avait fait construire ces tours, dit Buck Mulligan, « lorsque les Français tenaient la mer » (un fragment de la chanson dit : « Oh, les Français tiennent la mer, dit [cela se poursuit en gaélique] la pauvre vieille femme », autrement dit l’Irlande). Mais, parmi ces tours, poursuit Mulligan, la tour Martello est l’omphalos, le nombril, le centre du corps, le point de départ et le centre du livre, ainsi que le siège de l’oracle de Delphes dans la Grèce antique. Stephen Dedalus, Buck Mulligan et l’anglais Haines habitent cet omphalos.
Personnages : Stephen Dedalus, jeune Dublinois de vingt-deux ans, étudiant, philosophe et poète. Il a récemment, au début de l’année 1904, regagné Dublin, après avoir passé environ un an à Paris. Il est désormais, depuis trois mois, instituteur (à Dingy’s School) où il perçoit, le quinze du mois, un salaire mensuel de trois livres douze. Il a été rappelé de Paris par un télégramme de son père : « Mère mourante. Reviens. Père », et il est arrivé pour trouver sa mère en train de mourir d’un cancer. Lorsqu’elle lui a demandé de s’agenouiller pour réciter la prière des morts, il a refusé, refus qui est la clef du sombre chagrin que couve Stephen tout au long du livre. Son tout récent affranchissement spirituel n’a pas voulu céder le pas à la dernière requête de sa mère, à son ultime réconfort. Stephen a abjuré la religion catholique dans laquelle il a été élevé, et s’est tourné vers l’art et la philosophie en une quête désespérée de quelque chose qui puisse combler les vides créés par l’abandon de la foi.
Les deux autres personnages masculins qui apparaissent dans ce premier chapitre sont Buck Mulligan (« Malachie Mulligan, deux dactyles. Mais il rend un son hellénique »), étudiant en médecine, et Haines, un Anglais, étudiant à Oxford, qui visite Dublin et recueille des données folkloriques. Le loyer de la Tour s’élève, nous dit-on, à douze livres par an, somme qui jusqu’à présent a été réglée par Stephen, Buck Mulligan jouant les usurpateurs et les joyeux parasites. Buck est, en un sens, la parodie et l’ombre burlesque de Stephen, car si Stephen incarne le type du jeune homme sérieux à l’âme torturée, l’un de ceux pour qui perdre la foi ou changer de foi est une tragédie, Mulligan est, par contre, le robuste béotien, heureux de vivre, le blasphémateur qui singe un paganisme à l’antique, le grand amateur de morceaux de bravoure, doué d’une merveilleuse mémoire. Le chapitre s’ouvre au moment où il arrive en haut de l’escalier, avec son bol à raser, sur lequel glace et rasoir reposent en croix, et psalmodie une parodie de messe.
« Il éleva le bol et psalmodia :
— Introibo ad altare dei.
« Puis arrêté, scrutant l’ombre de l’escalier en colimaçon, il jeta grossièrement :
— Montez, Kinch. Montez, abominable jésuite. »
Mulligan donne à Stephen le sobriquet de Kinch, soit, en dialecte, « lame de couteau ». La présence de Buck, toute la personne de Buck, n’inspirent que malaise et dégoût à Stephen qui, dans le courant du chapitre, lui dit ce qu’il a contre lui :
« Stephen, déprimé par sa propre voix, commença :
— Vous rappelez-vous ce premier jour où je suis retourné chez vous après la mort de ma mère ?
« Buck Mulligan eut un rapide froncement de sourcils :
— Quoi ? Où ? Je ne me rappelle rien. Je ne me rappelle jamais que les idées et les sensations. Quoi ? Pour l’amour de Dieu, que s’est-il passé ?
— Vous faisiez le thé, et j’ai traversé le palier pour aller reprendre de l’eau chaude. Votre mère sortait du salon avec une voisine. Elle vous a demandé qui était dans votre chambre.
— Oui ? répartit Buck Mulligan. Qu’est-ce que j’ai dit ? Je n’en sais plus rien.
— Vous avez dit : Oh, ce n’est que Dedalus dont la mère vient de crever comme une bête.
« Une rougeur qui le faisait plus jeune et plus avenant empourpra la joue de Buck Mulligan.
— Ai-je dit cela ? Quel mal y a-t-il ?
« Nerveusement, il domina son embarras.
— Et qu’est-ce que la mort, celle de votre mère, ou la vôtre, ou la mienne ? Vous n’avez vu mourir que votre mère. Moi, à la Mater ou au Richmond, j’en vois tous les jours qui tournent de l’œil, et dans la salle de dissection je les vois débiter en tranches. Est-ce que ça n’est pas tout simplement bestial ? Tout ceci ne rime à rien. Vous avez refusé de vous mettre à genoux et de prier pour votre mère qui vous le demandait sur son lit de mort. Pourquoi ? Parce que vous avez en vous de la maudite essence de jésuite, bien qu’elle opère à rebours. Pour moi, dans tout ceci il n’y a que dérision et bestialité. Ses lobes cérébraux ne fonctionnent plus. Elle appelle le médecin Sir Peter Teazle et cueille des boutons d’or sur son couvre-pieds. Contentez-la tant qu’elle y est encore. Vous avez contrarié son vœu suprême et voilà que vous me boudez parce que je n’ai pas la componction d’un croque-mort de chez Lalouette. Quelle absurdité ! C’est possible que je l’aie dit. Je n’avais nulle intention de manquer de respect à la mémoire de votre mère.
« L’assurance lui venait avec les paroles. Stephen, pour l’empêcher de toucher encore à la plaie vive de son cœur, affirma, glacial :
— Je ne pensais pas à l’offense faite à ma mère.
— Alors, à quoi ?
— À l’offense faite à moi, déclara Stephen.
« Buck Mulligan pirouetta sur son talon.
— Quel type impossible ! s’exclama-t-il. »
Buck Mulligan ne se contente pas d’occuper l’omphalos de Stephen ; il y loge également un ami à lui, Haines, le touriste littéraire anglais. Il n’y a rien de particulier à reprocher à Haines, mais aux yeux de Stephen il est à la fois le représentant de cette usurpatrice haïe qu’est l’Angleterre, et l’ami de cet usurpateur privé qu’est Buck, dont Stephen porte les souliers et dont il finit d’user les pantalons, et qui va annexer la tour.
L’action : L’action du chapitre démarre sur Buck Mulligan, qui se rase et emprunte à Stephen son mouchoir malpropre