Un raseur parmi d’autres, un certain Stuart Gilbert, fourvoyé par une liste pour rire compilée par Joyce lui-même, découvrit que chaque chapitre était dominé par un organe particulier – l’oreille, l’œil, l’estomac, etc. –, mais nous laisserons de côté aussi cette morose absurdité. Tout art est en un sens symbolique, mais nous crions « au voleur ! » lorsqu’un critique transforme délibérément le subtil symbole d’un artiste en une rance allégorie pédantesque – les Mille et Une Nuits en congrès de fabricants de loukoums.
Quel est donc le thème central du livre ? Il est très simple :
1. Le passé sans espoir : le fils nouveau-né de Bloom est mort il y a longtemps, mais son cerveau et son sang en gardent la vision.
2. Le ridicule et tragique présent : Bloom aime toujours sa femme Molly, mais il laisse le Destin agir à sa guise. Il sait que dans l’après-midi, à quatre heures et demie de cette journée de la mi-juin, Boylan, le fougueux imprésario, l’organisateur de concerts, rendra visite à Molly, et Bloom ne fait rien pour l’empêcher. Il tente sur la pointe des pieds de ne pas croiser le chemin du Destin, mais tout au long de la journée il est continuellement sur le point de tomber sur Boylan.
3. Le pathétique futur. Bloom croise aussi le chemin d’un autre jeune homme, Stephen Dedalus. Bloom prend peu à peu conscience du fait qu’il faut peut-être voir là une autre petite attention du Destin. Si sa femme doit avoir un amant, alors mieux vaudrait que ce soit le jeune homme sensible, l’artiste qu’est Stephen plutôt que le vulgaire Boylan. Stephen pourrait en effet donner des leçons à Molly, l’aider à travailler sa prononciation italienne, très utile dans la profession de chanteuse, bref son influence pourrait affiner Molly, songe pathétiquement Bloom.
Voilà le thème central : Bloom et le Destin.
Chaque chapitre est écrit dans un style différent, ou plutôt avec une différente dominante de style. Il n’y a pas de raison particulière pour qu’il en soit ainsi – pour que tel chapitre emprunte le ton du récit direct, tel autre les borborygmes du courant de conscience, tel autre encore le prisme de la parodie. Il n’y a aucune raison particulière, mais l’on peut observer que ce constant déplacement de l’angle de vue apporte une moisson plus variée d’informations, permet de découvrir les choses d’un œil neuf. Si, comme vous l’avez peut-être fait, vous essayez, étant debout, de vous baisser de manière à pouvoir regarder entre vos genoux, la tête à l’envers, vous verrez le monde sous un éclairage tout à fait différent. Essayez sur la plage, c’est très amusant de voir les gens marcher lorsqu’on les regarde à l’envers. Ils ont l’air, à chaque pas, d’arracher leurs pieds à la glu de la gravitation, sans rien perdre de leur dignité. Eh bien, cet artifice qui permet de changer la perspective, de modifier le prisme et l’angle de vue, peut être comparé à la nouvelle technique littéraire de Joyce, à cette sorte de nouvelle optique à travers laquelle l’herbe vous apparaît plus verte, le monde plus neuf.
Les personnages sont constamment mis en présence les uns des autres au courant de leurs pérégrinations au long de cette journée à Dublin. Joyce ne les laisse jamais échapper à son contrôle ; en effet, ils vont et viennent et se rencontrent et se séparent et se rencontrent à nouveau comme les éléments vivants d’une composition soigneusement réglée, une sorte de lent ballet du destin. La récurrence d’un certain nombre de thèmes est l’un des traits les plus saillants du livre. Ces thèmes sont beaucoup plus nettement tranchés, beaucoup plus délibérément maintenus que les thèmes que l’on peut relever, par exemple, chez Tolstoï ou chez Kafka. L’ensemble d’Ulysse, comme nous en prendrons peu à peu conscience, est un entrelacs délibéré de répétitions de thèmes et de synchronisation d’événements insignifiants.
Joyce use principalement de trois styles :
1. Le Joyce de départ : direct, lucide et logique, musard. C’est le style qui sous-tend le chapitre 1 de la première partie, et les chapitres 1 et 3 de la deuxième partie ; bien entendu, des passages lucides, logiques et musards se rencontrent également dans d’autres chapitres.
2. Langage incomplet, rapide, haché, rendant le fameux « courant de conscience » ou, mieux, l’opus incertum de la conscience. On peut en trouver des exemples dans la plupart des chapitres, bien qu’il ne soit ordinairement associé qu’aux personnages principaux. On examinera plus avant ce procédé au moment où l’on abordera son exemple le plus fameux, le soliloque final de Molly (troisième partie, chapitre 3), mais on peut noter dès maintenant qu’il exagère le côté verbal de la pensée. L’homme ne pense pas toujours sous forme de mots, il pense aussi sous forme d’images, alors que le courant de conscience présuppose un flot de mots susceptibles d’être notés ; il est toutefois difficile de croire que Bloom se parle continuellement à lui-même.
3. Parodies de différentes formes non romanesques : titres de journaux (deuxième partie, chapitre 4), musique (deuxième partie, chapitre 8), drame mystique et bouffonneries (deuxième partie, chapitre 12), questions et réponses sur modèle catéchétique (troisième partie, chapitre 2). Parodies, également, de styles littéraires et d’auteurs : le narrateur burlesque de la deuxième partie, chapitre 9, l’auteur du type magazine féminin dans la deuxième partie, chapitre 1, toute une série d’auteurs spécifiques et de périodes littéraires dans la deuxième partie, chapitre 11, et l’élégant journaliste dans la troisième partie, chapitre 1.
À tout instant, en passant d’un style à l’autre, ou à l’intérieur d’une catégorie donnée, Joyce peut intensifier une atmosphère en faisant intervenir une qualité musicale, lyrique, par le biais d’allitérations et de jeux de cadences, en général pour traduire des émotions élégiaques. Le style poétique est souvent associé au personnage de Stephen, mais il peut arriver qu’on le rencontre chez Bloom ; par exemple, lorsqu’il jette l’enveloppe de la lettre de Martha Clifford : « Sous le pont du chemin de fer, il prit l’enveloppe, vite en fit des morceaux qu’il éparpilla. Les morceaux voltigèrent à la dérive dans l’air humide, et s’échouèrent, vol blanc, sur le sol. » Ou, quelques phrases plus loin, la fin de la vision d’un immense flot de bière qui se répand « comme un fleuve circulant entre des langues de terre, y laissant d’indolents lagons et des remous de liqueur qui charriaient les fleurs étales de sa mousse ». L’instant d’après, cependant, Joyce peut se tourner vers toutes sortes de tours de passe-passe verbaux, calembours, transpositions de mots, effets d’écho, monstrueux jumelage de verbes ou imitation de sons. À l’intérieur de ces effets comme à l’intérieur d’une surabondance d’allusions locales et d’expressions étrangères, un certain nombre de détails qui, au lieu d’être fournis avec une clarté suffisante ne sont que suggérés à l’intention de l’initié, permettent de cultiver un bien inutile hermétisme.
Notes de Jacques Aubert
1. Œuvres, t.I, p. 730.
2. La première référence explicite au roman, datable probablement de 1914, se trouve dans un rêve rapporté vers la fin de Giacomo Joyce : « Gogarty est venu hier afin de lui être présenté. Cela est en rapport avec Ulysse. » Mais c’est dans une correspondance du 16 juin 1915 qu’il dit à son frère Stanislaus travailler à un nouveau roman.
3. Note prise par George Borach lors d’un entretien avec Joyce le 1er août 1917. Les souvenirs de Borach ont été publiés sous le titre de « Gespräche mit James Joyce », Die Neue Zürcher Zeitung, n° 827,3 mai 1931 (première traduction anglaise dans College English, 15 mars 1954, p. 325-327, reprise dans Willard Potts, éd., Portraits of the Artist in Exile, Recollections of James Joyce by Europeans, University of Washington Press, 1979, p. 69 sq. (trad. J. Aubert).
4. James Joyce, Ulysses, Oxford, Oxford World’s Classics, p. XLIV.
Notes sur la lecture de Nabokov
A. Le Télégramme du soir, dans la version française. (NdT)
B. « Prospectus » dans la version française. (NdT)
C. Daidalos en grec, Dédale en français. (NdT)
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I. TÉLÉMAQUE
Notice Gallimard (2013)
Le chant I de l’Odyssée nous présente Télémaque à Ithaque, dans une situation peu enviable. Non seulement son père, Ulysse, se bat au loin, mais il se sent menacé par le groupe des soupirants de sa mère Pénélope, qui sont prêts à le tuer, lui, ainsi que son père si celui-ci revient. Heureusement, Pallas Athénée, protectrice d’Ulysse, apparaît à Télémaque sous l’apparence de Mentès, roi de Taphos et vieil ami de la famille, qui l’encourage à partir à la recherche de son père. Le poème est ainsi placé d’emblée sous le double signe de la crise et du départ, de la coupure, auquel il convient d’ajouter la méthode du déguisement.
Quel sens a pu prendre chez Joyce la transcription d’un tel schéma dans le cadre moderne qu’il a choisi ? Ce cadre est celui d’une tour au sud de la baie de Dublin, jadis tour de guet autant que de défense, occupée par trois étudiants à leur petit déjeuner, qui, en attendant leur bain matinal, devisent de tout et de rien. Mais pour l’un d’entre eux, Stephen Dedalus, c’est le moment où il se prépare à prendre congé de tout un monde, ou plutôt de deux mondes, l’Irlande, et sans doute de tout un monde intérieur riche, complexe, et souvent douloureux.
Il s’engage dans « un temps du comprendre », au cours duquel il a saisi qu’il était sous le double empire de la couronne britannique et de l’Église catholique. Ce sont à ses yeux des usurpateurs d’un héritage plus authentique, mais en même temps plus obscur, parce que symbolique, et non matériel. Le temps qui s’achève ici, et la rupture qui logiquement devrait s’ensuivre, ne débouchent sur aucune conclusion, mais laissent plutôt,