effectué par la sensibilité des personnages, la primauté est donnée à la sensation, aux alertes que font aux sens les formes, les couleurs, les sons. Les mots dans la phrase de Joyce s’ordonnent alors selon une sorte de « phénoménologie de la perception », ils y sont malmenés parfois pour lui être fidèles et aboutissent à une floraison de mots-valises. Une traduction contemporaine de l’Ulysse se devait de respecter autant que faire se pouvait l’ordre des mots dans la phrase de Joyce et les divers malaxages auxquels il les soumet pour être toujours plus près de cet effet de sensation « en direct » qu’il recherchait, à rapprocher de l’« effet de réalité » caractéristique du cinéma.
Un autre aspect de l’écriture de Joyce, auquel l’éclatement des formes dans la littérature contemporaine rend particulièrement sensible, est sa dimension mimétique, parodique. Le monde n’y existe qu’à travers des voix, c’est-à-dire à travers des individualités et des postures qui ne déterminent pas tant des niveaux de langues différentes que des visions différentes et incompatibles : si précisément qu’y soit cadastrée la ville de Dublin, elle est démultipliée d’autant de Dublin qu’il y a de personnages pour la voir. Un des soucis majeurs des traducteurs fut ainsi de tenter de rendre la diabolique habileté de Joyce, et l’évidente jouissance qu’il en tirait, à mimer et parodier, jusqu’à en rendre le timbre, ces modes d’être cristallisés en parlers et en phrasés typiques, par le respect, notamment, de la ponctuation, des distorsions, des onomatopées, des registres, des rythmes, des tons.
L’abondance, dans l’Ulysse, des références musicales, qu’elles soient de l’ordre de la poésie, de la chanson, du music-hall ou de l’opéra, suffit à indiquer l’attachement de son auteur à toutes les formes de musicalité. Ses phrases alors fonctionnent sur des allitérations qui donnent souvent l’impression d’indiquer le sens plus adéquatement que ne le fait la signification proprement dite des mots du lexique. Dans les monologues intérieurs, le cheminement de la pensée, la façon dont elle bifurque avec les personnages jusque dans leurs déplacements, dont elle amène les noms propres, rebondit, retrouve sa logique, procède par associations autant de sons que d’images ou d’idées. Là encore, les traducteurs ont particulièrement veillé à restituer, dans la mesure du possible, ce processus et cette polyphonie.
C’est ce caractère exceptionnel du travail, au sens le plus fort du terme, que James Joyce applique à la langue anglaise, qu’il nous a semblé primordial de mettre sous les yeux du lecteur français, dans toute sa singularité. Au fil des séances régulières qui nous réunissaient, l’extraordinaire subtilité avec laquelle l’auteur subvertit les règles nous apparaissait de plus en plus clairement. Ce dérèglement se manifeste bien sûr dans la syntaxe, soumise à des coupures ou des torsions, et va jusqu’à rendre certains énoncés totalement ambigus, voire radicalement énigmatiques, mais les mots eux-mêmes sont attaqués, dans leur morphologie comme dans leur polysémie. Les frontières entre noms communs et noms propres deviennent quasi aléatoires, et point seulement dans certains passages placés sous le signe du jeu de mots au sens habituel du terme.
Gardant à l’esprit l’atmosphère exécrable qui avait régné entre les divers intervenants de la traduction de 1929, les traducteurs, en marge de leur tâche individuelle, se sont donc donné pour principe un travail collectif permanent, fondé sur des (relectures croisées et des réunions techniques assez fréquentes, véritable ouvroir, comme on disait jadis, où chacun apportait pour tous ses connaissances et ses atouts propres dans la compréhension de l’œuvre et la résolution des problèmes. Cette gageure a été tenue, et l’on peut avancer qu’a été quelque peu introduite dans le travail de réécriture en une autre langue une dimension de parole, avec les effets qui peuvent en surgir : écho lointain de ce que James Joyce a inauguré en visant à rendre sous-jacente dans le discours courant l’irréductible présence d’un sujet.
Le temps des langues
Joyce l’a répété, il a écrit son livre de dix-huit points de vue qui sont autant de styles différents. C’était favoriser l’idée d’une traduction collective, dont l’avantage est d’éviter que le recours à un seul traducteur, si brillant fût-il, ne donne à la lecture de l’œuvre un infléchissement trop personnel et que le texte ne résonne d’une seule voix. Afin que notre entreprise garde le plus grand bénéfice possible de cette diversité, un certain équilibre a été recherché dans le choix des huit traducteurs entre trois types de collaboration : celle d’écrivains, représentés par Tiphaine Samoyault, Patrick Drevet et Sylvie Doizelet ; celle d’un traducteur littéraire, Bernard Hoepffner ; celle enfin d’universitaires familiers de l’œuvre de James Joyce, Marie-Danièle Vors, Pascal Bataillard, Michel Cusin et moi-même, chargé en outre de la coordination et de l’harmonisation des travaux individuels. Si ces derniers ont pu passer grâce aux autres d’une fidélité un peu tatillonne au texte à une créativité moins contrainte, les premiers ont pris conscience progressivement des strates nombreuses et complexes qui organisent le texte, et de la puissance de résonance de son langage. Cette rencontre a été l’occasion de partager des expériences et des savoirs, et de tenter de faire entendre de manière systématique les échos, retours d’expressions et jeux de mots inscrits sur la trame des dix-huit épisodes. La « trouvaille », pour commencer, constitue pour la traduction de ce texte, le lieu du partageable. Elle est ce sur quoi, chacun de son côté, nous avons passé des heures quand ces heures se sont conclues par l’événement d’avoir enfin trouvé quelque chose qui convienne et qui réponde dans la langue française à la langue de Joyce. La trouvaille est enfin le lieu où la traduction peut encore être considérée comme un art du passage, ce qu’elle ne peut rester toujours lorsqu’on traduit l’Ulysse.
Nous avons mis parfois de longs mois avant d’arrêter une décision commune qui satisfasse tout le monde, s’agissant notamment de la traduction des noms propres et des noms de lieux. Pourtant, plus le travail avançait pour chacun, plus s’est imposé de maintenir, voire d’accentuer, l’étrangeté du texte joycien. Et alors qu’au début il semblait évident, nécessaire, de traduire les noms de rues avec lesquels l’auteur manifestement joue (Bride street, Bachelor’s walk, Dame street, etc.), il nous a paru ensuite que les traduire remplaçait le référentiel dublinois par un référentiel français, sans exploser la référence comme peut le faire la langue de Joyce, ce qui était pour le moins fâcheux. Nous nous sommes donc passés des quelques trouvailles que nous avions pu faire dans ce domaine, et nous nous sommes effacés derrière le texte, tout en étant conscients que les déplacements constants pratiqués par celui-ci à l’égard des référents devaient apparaître ailleurs. Pour les noms propres, en revanche, le problème fut plus épineux. On connaît la position de Joyce, reprise par Larbaud, qui souhaitait franciser le texte. Il semble avoir été partisan de traduire Stephen Dedalus par Étienne Dédale, et Larbaud, suivant sans doute en cela ses consignes, a travaillé dans le sens d’une « francisation jusqu’à l’extrême gauche3 », gageure qu’il ne put vraiment tenir. La mémoire que nous avons aujourd’hui du texte, en français comme dans sa langue originale (qu’il est d’ailleurs difficile de ramener au seul anglais), et par exemple le nom des personnages principaux, nous ont interdit d’aller dans ce sens. Du moins avons-nous cherché à adopter des positions cohérentes et pouvant être défendues au cas par cas. Car il paraît difficile de se passer totalement des jeux élaborés sur les noms propres et plus encore sur les surnoms, qui par essence engagent la question du sens. Mais lorsque Joyce se charge de mettre le lecteur sur la piste de ce sens, et par exemple traduit lui-même ce nom avant de jouer sur lui quelques pages plus loin, comme c’est le cas, dès la première ligne du livre, avec
Buck (Mulligan), il nous apparut vain, pour ne pas dire scandaleux, de souligner lourdement ce que Joyce se charge de faire passer. C’est donc plutôt sur les patronymes ou les prénoms d’un certain nombre de personnages secondaires que notre effort a porté, et le travail que nous avons mené sur eux a permis de mettre au jour certains principes de traduction.
Le mobile Ulysse
D’abord un mauvais jeu de mots : l’Ulysse est de l’ordre, non du motif et du décor pensé dans son détail, mais du mobile et du non-motivé. C’est à cet égard une œuvre expérimentale : elle s’inscrit dans une expérience de l’écriture. La composition de l’ouvrage s’est étendue de 1914 à 1922, période au cours de laquelle l’écriture de James Joyce évolua de façon radicale : d’un côté, certaines pages des premiers épisodes appartenaient en fait à un manuscrit du Portrait de l’artiste en jeune homme, de l’autre, dès 1923, année qui suit la publication de l’Ulysses, il s’engageait dans la composition de ce qui allait devenir Finnegans Wake… L’œuvre possède ainsi une caractéristique particulière, qui rend la tâche des traducteurs peut-être unique : c’est à sa manière un work in progress. En effet, s’il est bien connu qu’il a travaillé son texte jusqu’à la dernière minute, on sait moins, mais les études l’ont montré, que le texte est devenu d’année en année de plus en plus complexe, comme les principes qui le régissent. Ainsi en est-il venu, à certains stades de l’élaboration du texte, à retravailler sur des épisodes antérieurs, rendant certains passages plus instables que le traducteur-lecteur n’aurait pu le penser de prime abord. Et c’est bien l’histoire de l’œuvre que l’on retrouve en filigrane dans ces variations « stylistiques » se succédant au fil des pages. Dans Finnegans Wake, précisément, l’auteur note à l’intention de son lecteur : You’re sitting on me stile ! « Ne tergiversez pas et ne faites pas bon marché de