à l’époque, je peux te le dire. Je te ferai voir ma photo un de ces quatre. Beau, ma parole. Amant, pour son amour il rôde avec le colonel Richard Burke, chef héritier du clan91, sous les murs de Clerkenwell où, tapis dans l’ombre, ils voient la flamme vengeresse les projeter dans le ciel embrumé92. Verre fracassé et maçonnerie croulante. C’est dans le gay Paree qu’il se cache, Egan de Paris93, où nul ne vient le chercher que moi. Chemin de croix quotidien, sa casse d’imprimeur déglinguée, ses trois tavernes, la tanière de Montmartre où il passe une courte nuit, rue de la Goutte-d’Or, damasquinée de visages disparus piqués de chiures de mouches. Sans amour, sans pays, sans femme. Madame, elle mène sa petite vie tranquille sans lui, le banni, rue Gît-le-Cœur, avec un canari et deux pensionnaires montés comme des boucs. Joues de pêche, jupe à rayures, fringante comme une pouliche. Bafoué et qui ne désespère pas. Tu diras à Pat que tu m’as vu, OK ? J’ai voulu dégotter un job à ce pauvre Pat une fois. Mon fils, soldat de la France. Je lui ai appris à chanter. Les gars de Kilkenny sont de joyeux .drilles94 Tu connais cette vieille chanson ? J’ai appris ça à Patrice. L’ancien Kilkenny : Saint-Canice, le château de Strongbow95 là où coule le Nore. Ça démarre comme ça. Oh, Oh. Il me prend. Napper Tandy96, par la main.
Oh, Oh les gars de
Kilkenny…
Pauvre main ravagée posée sur la mienne. Ils ont oublié Kevin Egan, lui se souvient d’eux. Nous souvenant de toi, Ô Sion97.
Il s’était rapproché du bord de la mer et le sable humide giflait ses godillots. Un air neuf lui ouvrait les bras, jouant sur ses nerfs à vif, air vif annonciateur d’une grande clarté. Dis donc, mais ce n’est pas vers le bateau-phare de Kish98 que je vais ? Il stoppa net, ses pieds s’enfoncèrent doucement dans le sol frémissant. Demi-tour.
Il se retourna, scrutant le rivage au sud, ses pieds s’enfonçant à nouveau doucement dans leur nouvelle empreinte. La froide chambre voûtée de la tour attend. S’engouffrant par les barbacanes, les traits de lumière se déplacent sans cesse, lentement sans cesse, tout comme mes pieds qui s’enfoncent, rampant vers le crépuscule sur le sol cadran solaire. Crépuscule bleuté, tombée de la nuit, nuit d’un bleu profond. Dans l’obscurité du dôme ils attendent, leur chaise basculée en arrière et ma malle obélisque99 relevée, autour d’une table jonchée d’assiettes abandonnées. À qui le tour de débarrasser ? Lui a la clé. Je ne dormirai pas là-bas lorsque cette journée s’achèvera. La porte refermée d’une tour silencieuse100 mausolée de leurs corps aveugles, le sahib à la panthère flanqué de son pointer. Appel : pas de réponse. Il arracha ses pieds à l’aspiration et rebroussa chemin en passant par le môle enroché. Prends tout, garde tout. Mon âme m’accompagne, forme de formes. Alors quand la lune prend son quart je déambule au long du sentier surplombant les rochers sable argenté à l’écoute du flux tentateur d’Elseneur101.
La marée me poursuit. Je l’observe qui me dépasse d’ici. Prends donc par la route de Poolbeg pour rejoindre la grève. Il enjamba les carex et les algues anguilleuses puis s’assit sur une roche plate, appuyant sa frênecanne dans une anfractuosité.
La charogne boursouflée d’un chien semblait s’abandonner sur le goémon. Devant lui le plat-bord d’un bateau enfoncé dans le sable. Un coche ensablé, ainsi Louis Veuillot qualifiait-il la prose de Gautier102. Ce sable pesant est un langage que vents et marées ont déposé ici. Et çà, les tumuli de bâtisseurs disparus, dédale de galeries pour rats fouines. Cache de l’or ici. Essaie. Tu en as. Du sable et des pierres. Lourds du passé. Joujoux de Messire Balour. Fais gaffe à pas prendre un coup derrière l’oreille. Je suis ce putain de géant, qui traîne tous ces sacrés putains de rochers, des os pour passer les chausses au sec103. Fihfofoum. Ze zens le zang d’un Irlandaiz104.
Un point, chien bien en vie, bientôt en vue, coupant la courbe de la plage. Bon Dieu, va-t-il m’attaquer105 ? Respecte sa liberté. Tu ne seras point le maître d’un autre ni son esclave. J’ai ma canne. Reste tranquille. De plus loin, s’approchant du rivage en fendant le flot armorié, silhouettes, deux. Les deux maries106. Elles l’ont planqué dans les roseaux107. Coucou. Vous ai vu. Non, le chien. Il court les rejoindre. Qui ?
Des galères des Lochlanns108 sont ici venues à terre, en quête de proies, les becs rougesang de leurs proues au ras d’une écume d’étain fondu. Vikings danois109, des torques tomahawks étincelants sur leur torse en ces temps où Malachie portait le collier d’or110. Troupeau de cachalots échoués sous un midi brûlant, ils crachent, soubresauts boiteux sur les bancs de sable. Alors de la cité de palissades111 poulailler affamé accourt une horde de nains en justaucorps, mon peuple, leurs couteaux d’écorcheurs en avant, escaladent et taillent à même la viande verte et flasque112. Famine, peste113 et massacres. Leur sang coule en moi, leur jouissance lame qui m’emporte. J’étais parmi eux sur la Liffey gelée, ce moi, cet enfantéchangé au berceau114, au milieu des feux crépitant de résine. Je ne parlais à personne : personne à moi.
L’aboiement du chien se rapproche au galop de lui, s’arrête, repart. Chien de mon ennemi115. Suis juste resté là, pâle et silencieux, aux abois. Terribilia meditans116. Un pourpoint primevère, laquais de la fortune117, souriait de ma peur. C’est de ça que tu te languis, qu’ils aboient leurs vivats ? Faux prétendants : vivre leur vie. Le frère de Bruce, Thomas Fitzgerald, chevalier à la soie, Perkin Warbeck, York imposteur, portant culottes de soie rose-blanche ivoire, merveille d’un jour, et Lambert Simnel118 avec sa suite de bonnes et de tire-laine, loufiat devenu roi. Tous fils de rois. Paradis de prétendants119 hier et aujourd’hui. Il120 a sauvé des hommes de la noyade et toi tu trembles de peur dès qu’un bâtard aboie. Mais les courtisans se raillant de Guido dans l’enceinte d’Or san Michele étaient là chez eux121. Dans leur maison en… Épargne-nous tes bizarrités médiévales. Tu ferais ce qu’il a fait ? Un bateau serait là, tout proche, une bouée. Natürlich122, mise là exprès pour toi. Alors, c’est oui ou c’est non ? L’homme qui s’est noyé il y a neuf jours de ça au large de Maiden’s rock. Ils l’attendent maintenant. La vérité, crache le morceau. J’aimerais bien. Je tenterais le coup. Je ne suis pas bon nageur. L’eau froide, molle. Quand je plongeais la tête dans la cuvette à Clongowes. Peux rien voir ! Qui est là derrière moi ? Ressors vite, vite ! Tu vois la marée montant rapidement de tous côtés, recouvrant les bancs de sable rapidement, couleur fève de cacao ? Si au moins j’avais pied. Ce que je veux c’est qu’il sauve sa peau, et moi la mienne. Un type qui se noie. Son regard d’homme hurle pour moi l’horreur de sa mort. Je… Avec lui ensemble nous coulons… Je ne pouvais pas la sauver. Les eaux : mort amère : perdue.
Une femme et un homme. Je vois son jupon mignon. Maintenu par des épingles, je parie.
Leur chien trottinait sur les bords d’un banc de sable s’érodant, reniflant à droite à gauche. À la recherche de quelque chose égaré dans une vie antérieure123. Soudain il détala comme un lièvre, oreilles baissées, pourchassant l’ombre d’une mouette rasant l’eau. Le sifflet suraigu de l’homme s’abattit sur ses oreilles tombantes. Il fit demi-tour, quelques bonds le rapprochèrent, ses pattes moulinèrent à nouveau son trot. Sur champ orangé un cerf, passant, au naturel, sans massacre124. À la limite dentelée du flot il se campa droit sur ses pattes avant, les oreilles pointées vers la mer. Son museau levé aboiements lancés contre la clameur-des-vagues, troupeau de morses. Elles serpentaient vers ses pattes, en boucles, déroulant leurs crêtes infinies, la neuvième à chaque fois se brisant et clapotant plus forte125, du lointain, du large, des vagues, encore des vagues.
Des coquetiers. Ils pataugeaient un peu dans l’eau puis se baissaient, trempaient leurs sacs, les relevaient et ressortaient en pataugeant. Le chien accourut en jappant, il se dressa pour les agripper de ses pattes levées, retomba sur les quatre fers, puis se dressa encore vers eux, démonstration muette, d’ours mal léché, d’affection excessive. Dans l’indifférence générale il continua à les accompagner en direction du sable sec, tirant une loque de langue de loup rouge et pantelante de sa gueule. Son corps tacheté trottina devant eux puis il piqua un galop de jeune veau126. La charogne se trouvait sur son chemin. Il s’arrêta, renifla, se raidit pour tourner autour de lui, frère, approcha la truffe, tourna encore, reniflant rapidement comme un chien la peau débraillée du chien crevé. Crâne de chien, flair de chien, les yeux baissés, s’avance vers un seul et unique but. Ah, pauvre corps de chien ! Ci-gît le corps du pauvre corniaud.
— Patouille ! Lâche ça tout de suite, foutu bâtard !
Le cri le ramena penaud vers son maître et un coup de pied nu appliqué de bon cœur l’envoya paître sans trop de dégâts de l’autre côté d’une langue de sable et il fila la queue basse. L’air de rien, il fait un grand détour pour revenir. Me voit pas. Longeant le bord du môle, il galope gauchement, flâne tranquille, renifle un rocher, et par-dessous la patte arrière tendue en l’air, lui pisse dessus. Il repart au trot et, levant à nouveau la patte, envoie aussi sec une petite rincée sur un rocher non flairé. Les joies simples du pauvre127. Puis ses pattes arrière font gicler le sable : puis celles de devant fourragent et creusent.