Suzanne Collins
Hunger Games III
La Révolte
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Guillaume Fournier
PREMIÈRE PARTIE
Les cendres
1
Je baisse les yeux vers mes chaussures. Une fine couche de poussière se dépose sur leur cuir fatigué. C’est ici que se tenait le lit que je partageais avec ma sœur, Prim. La table de la cuisine était de ce côté-là. Les briques de la cheminée, monceau de gravats noircis, fournissent un point de référence dans la maison. Comment se repérer autrement dans cette mer de grisaille ?
Il ne reste quasiment rien du district Douze. Un mois plus tôt, les bombes incendiaires du Capitole ont réduit en cendres les masures des mineurs de la Veine, les boutiques de la ville et même l’hôtel de justice. Seul le Village des vainqueurs a échappé à l’incinération. J’ignore pourquoi exactement. Peut-être pour offrir un point de chute agréable à ceux qui seraient contraints de revenir en mission pour le Capitole. Une équipe de journalistes. Un comité chargé d’estimer l’état des mines de charbon. Une escouade de Pacificateurs envoyée ramasser d’éventuels réfugiés.
Mais personne n’est revenu pour l’instant sauf moi. Et encore, uniquement pour une brève visite. Les autorités du district Treize étaient opposées à cette idée. Elles n’y voyaient qu’une aventure inutile et coûteuse, étant donné la bonne douzaine d’hovercrafts invisibles qui doivent tourner au-dessus de ma tête pour assurer ma protection et le fait qu’il n’y ait aucun renseignement de valeur à glaner.
Mais je tenais à voir ça de mes propres yeux. J’en ai même fait une condition à ma coopération à leurs projets.
Finalement, Plutarch Heavensbee, le Haut Juge qui dirigeait les rebelles au sein du Capitole, a levé les mains au ciel.
— Qu’elle y aille donc ! Mieux vaut perdre une journée qu’un mois. Peut-être a-t-elle besoin de cette visite dans le district Douze pour se persuader que nous sommes dans le même camp.
Dans le même camp. Une douleur me vrille la tempe gauche et j’appuie dessus avec ma main. Pile à l’endroit où Johanna Mason m’a frappée avec la bobine de fil électrique. Les souvenirs se bousculent tandis que je m’efforce de démêler le vrai du faux. Quelle succession d’événements m’a conduite jusqu’ici, dans les ruines de mon ancienne ville ? J’ai du mal à la reconstituer, parce que les effets de ma commotion cérébrale ne sont pas entièrement dissipés et que mes pensées ont encore tendance à s’embrouiller. Et puis, le traitement qu’on m’administre pour contrôler la douleur et mon humeur me fait voir des choses qui n’existent pas. Je crois. Je ne suis toujours pas convaincue à cent pour cent que j’hallucinais la nuit où le sol de ma chambre d’hôpital s’est transformé en un tapis de serpents grouillants.
J’utilise une technique que m’ont suggérée les médecins. Je pars des certitudes les plus simples pour aller petit à petit vers les plus compliquées. La liste commence à défiler dans ma tête…
« Je m’appelle Katniss Everdeen. J’ai dix-sept ans. J’ai grandi dans le district Douze. Je participais aux Hunger Games. Je me suis sauvée. Le Capitole me hait. Peeta a été fait prisonnier. On suppose qu’il est mort. Il est sûrement mort. Sans doute vaut-il mieux qu’il le soit… »
— Katniss. Tu veux que je descende ?
La voix de Gale, mon meilleur ami, résonne dans le casque que les rebelles m’ont conseillé de porter. Gale est resté dans l’hovercraft d’où il surveille mes faits et gestes, prêt à intervenir au moindre problème. Je réalise que je me tiens accroupie, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Comme si j’étais au bord de la crise de nerfs. Ce n’est pas le moment. Vraiment pas, alors qu’on se met enfin à diminuer mon traitement.
Je me redresse et balaye sa proposition d’un revers de main.
— Non, ça va.
Pour achever de le rassurer, je quitte mon ancienne maison et me dirige vers le centre-ville. Gale voulait se faire déposer dans le Douze avec moi mais quand il a vu que je n’y tenais pas, il n’a pas insisté. Il a compris. Je ne veux personne auprès de moi aujourd’hui. Même pas lui. Il y a certaines choses pour lesquelles on a besoin d’être seule.
Il a fait une chaleur accablante tout l’été. Pas la moindre pluie n’est venue déranger les cendres depuis l’attaque. Elles se soulèvent en petits nuages sous mes pas. Il n’y a pas un souffle de vent pour les disperser. Je garde les yeux fixés sur ce qui reste de la route, car, quand on m’a débarquée dans le Pré, je n’ai pas fait attention et j’ai buté dans une pierre. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’une pierre, mais d’un crâne. Il a roulé puis s’est arrêté face en l’air, et pendant un long moment, je n’ai pas pu détacher mon regard de ses dents en me demandant à qui elles appartenaient, en me disant que les miennes auraient sans doute le même aspect dans des circonstances similaires.
Je suis la route par habitude, mais c’est un mauvais choix car elle est jonchée de cadavres de malheureux qui ont tenté de s’enfuir. Certains sont entièrement calcinés. D’autres, probablement suffoqués par la fumée, ont échappé au gros des flammes et gisent à présent dans divers états de décomposition, offerts aux charognards, recouverts d’un nuage de mouches. « C’est moi qui vous ai tués, me dis-je en passant devant plusieurs corps. Toi, toi et toi. »
C’est vrai. C’est ma flèche, tirée sur le défaut du champ de force autour de l’arène, qui a entraîné ce déluge de feu en représailles. Qui a précipité Panem dans le chaos.
J’entends encore le président Snow, le matin juste avant la Tournée de la victoire. « Katniss Everdeen, la fille du feu… Vous êtes l’étincelle qui, si l’on n’y prend pas garde, risque d’embraser Panem. » Ce n’était pas une exagération, en fin de compte, ni une simple tentative d’intimidation. Peut-être essayait-il sincèrement de me rallier à ses vues. Mais j’avais déclenché quelque chose que je ne contrôlais plus.
« Ça brûle encore », me dis-je machinalement. Une fumée noire s’élève des puits de mine dans le lointain. Il n’y a plus personne pour s’en inquiéter, cependant. Plus de quatre-vingt-dix pour cent de la population du district a trouvé la mort. Les quelque huit cents survivants sont désormais réfugiés au district Treize – autant dire des clochards, qui n’auront plus jamais un toit à eux.
Je sais que je ne devrais pas penser ça ; je devrais éprouver de la reconnaissance pour la manière dont on nous a accueillis. Malades, blessés, crevant de faim et les mains vides. Malgré tout, je ne parviens pas à oublier le rôle joué par le district Treize dans la destruction du Douze. Ce qui ne m’absout en rien – il y a suffisamment de responsabilités dans cette histoire pour accabler tout le monde. Mais sans le Treize, je n’aurais pas fait partie d’un vaste complot destiné à renverser le Capitole. Je n’en aurais jamais eu les moyens. Les citoyens du district Douze ne cachaient aucun mouvement de résistance organisée. Ils n’avaient rien demandé à personne. Leur malheur a été de m’avoir, moi. Pourtant, certains survivants s’estiment heureux d’échapper enfin au district Douze, à la faim et à la répression permanentes, aux dangers de la mine ou au fouet de notre dernier chef des Pacificateurs, Romulus Thread. Le seul fait d’avoir trouvé un abri leur paraît miraculeux, vu qu’il y a peu de temps, personne ne savait que le district Treize tenait encore debout.
S’il y a des survivants, c’est à Gale qu’ils le doivent, même s’il refuse de s’en attribuer le mérite. Aussitôt après la fin de l’Expiation – dès qu’on m’a arrachée à l’arène –, l’électricité a été coupée dans le district Douze ; les écrans de télé sont devenus noirs et un grand silence s’est abattu sur la Veine, au point que les gens entendaient battre leurs cœurs. Il n’y a pas eu la moindre manifestation ni célébration de ce qui venait de se passer dans l’arène. Et pourtant, moins de quinze minutes plus tard, le ciel se remplissait d’hovercrafts et les bombes se mettaient à pleuvoir.
C’est Gale qui a songé au Pré, l’un des rares endroits où l’on ne trouvait pas de vieilles bicoques en bois incrustées de poussière de charbon. Il y a réuni tous ceux qui ont bien voulu le suivre, y compris ma mère et Prim. Ils ont abattu la palissade – faute de courant, ce n’était plus qu’un vulgaire grillage inoffensif – et se sont enfoncés dans la forêt. Gale les a conduits au premier endroit qui lui est venu à l’esprit : le lac où m’emmenait mon père quand j’étais petite. De là, ils ont pu voir les flammes engloutir tout ce qui avait constitué leur vie. À l’aube, les bombardiers étaient partis, les incendies s’éteignaient et les derniers retardataires s’étaient ralliés au groupe. Ma mère et Prim avaient installé une zone médicale pour y accueillir les blessés et tentaient de les soigner de leur mieux avec ce qu’elles pouvaient trouver dans les bois. Gale avait deux arcs et deux carquois, un couteau de chasse, un