soit toujours sur nous, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Amen.
Ses doigts tremblaient tandis qu’il se déshabillait dans le dortoir. Il leur commanda de se dépêcher. Il fallait se déshabiller, puis s’agenouiller pour dire sa prière individuelle et se trouver au lit avant qu’on baissât le gaz, pour ne pas aller en enfer lorsqu’il mourrait. Il retira ses chaussettes et mit rapidement sa chemise de nuit et s’agenouilla tout tremblant à côté du lit et répéta vite vite sa prière, craignant que le gaz ne baisse. Il sentait ses épaules grelotter tandis qu’il murmurait :
« Mon Dieu, bénis mon père et ma mère et conserve-les-moi. Mon Dieu, bénis mes petits frères et mes petites sœurs et conserve-les-moi.
« Mon Dieu, bénis Dante et oncle Charles et conserve-les-moi. »
Il fit le signe de la croix, grimpa vivement dans le lit, replia sa chemise sous ses pieds, se recroquevilla dans les draps blancs et froids, tout tremblant et grelottant. Mais il n’irait pas en enfer quand il mourrait, et le tremblement finirait bien par s’arrêter. Une voix souhaita bonne nuit aux garçons du dortoir58. Il jeta un regard par-dessus le couvre-pied et vit les rideaux jaunes autour de son lit et devant, qui l’isolaient de toutes parts. On baissa la lumière doucement.
Les chaussures du préfet s’en allèrent. Dans quelle direction ? En descendant l’escalier et le long des corridors, ou bien vers sa chambre, au fond ? Il voyait l’obscurité. Est-ce que c’était vrai, qu’un chien noir rôdait par là, dans la nuit, avec des yeux aussi gros que des lanternes de voiture ? On disait que c’était le fantôme d’un assassin. Un long frisson de frayeur afflua à la surface de son corps. Il vit le vestibule obscur du château. De vieux domestiques, en costumes anciens, se tenaient dans la lingerie, en haut de l’escalier. C’était il y a longtemps. Les vieux domestiques étaient silencieux. Il y avait du feu dans la pièce, mais le vestibule était encore obscur. Une figure humaine monta du vestibule par l’escalier59. Il portait un manteau blanc de maréchal ; son visage était pâle et étrange, sa main était pressée contre son côté, il fixait les vieux serviteurs de ses yeux étranges. Ils le regardèrent, ils reconnurent le visage et le manteau de leur maître, et comprirent qu’il venait d’être blessé à mort. Mais là où ils regardaient, il n’y avait que l’obscurité, que de l’air obscur et du silence. Leur maître avait été blessé à mort sur le champ de bataille de Prague, très loin au-delà des mers. Il se tenait debout sur le terrain ; sa main pressait son côté ; son visage était pâle et étrange et il portait un manteau blanc de maréchal.
Oh, comme c’était froid et étrange de penser à ça ! Toute l’obscurité était froide et étrange. Il y avait là des faces pâles et étranges, des yeux grands comme des lanternes de voiture, c’étaient des esprits d’assassins, des figures de maréchaux blessés à mort sur des champs de bataille bien loin au-delà des mers. Que voulaient-ils donc dire, pour que leurs visages soient si étranges ?
Visite, nous t’en supplions, ô Seigneur, cette demeure et éloigne d’elle toutes les60…
Rentrer à la maison pour les vacances ! C’est ça qui serait délicieux : ses camarades le lui avaient dit. On montait dans les voitures61 par une matinée d’hiver, devant la porte du château. Les voitures roulaient sur le gravier. On acclamait le recteur !
Hourrah ! Hourrah ! Hourrah !
Les voitures passaient devant la chapelle, chacun soulevait son chapeau. On roulait gaiement le long des routes champêtres. Les cochers montraient Bodenstown62 du bout de leurs fouets. Les camarades poussaient des acclamations. Ils dépassaient la ferme du Joyeux Fermier. Les acclamations redoublaient. Ils traversaient Clane, acclamant et acclamés. Les paysannes se tenaient devant les portes coupées63, les hommes un peu partout. Il y avait une odeur délicieuse dans l’air d’hiver, l’odeur de Clane : pluie, et air d’hiver, et braise de tourbe et gros velours.
Le train était plein de camarades, un long, long train chocolat64 avec des panneaux crème. Les employés allaient et venaient, ouvrant et fermant les portières, verrouillant, déverrouillant. C’étaient des hommes habillés en bleu foncé et argent. Ils avaient des sifflets d’argent et leurs clefs faisaient une vive musique : clic-clic, clic-clic.
Et le train courait sur la plaine et dépassait la colline d’Allen65. Les poteaux télégraphiques passaient, passaient. Le train avançait toujours. Il savait. Il y avait des lanternes colorées dans le vestibule de la maison de son père, et des guirlandes de branches vertes. Il y avait du houx et du lierre autour du trumeau, du houx et du lierre66, vert et rouge, entortillés autour des lustres. Il y avait du houx rouge et du lierre vert autour des vieux portraits sur les murs. Du houx et du lierre pour lui et pour Noël.
Délicieux…
Tout le monde est là. Sois le bienvenu, Stephen ! Des bruits de bienvenue. Sa mère l’embrassait. Est-ce bien ? Son père était maréchal : plus haut qu’un magistrat67. Sois le bienvenu à la maison, Stephen ! maintenant.
Des bruits…
Il y eut un bruit d’anneaux courant sur les tringles des rideaux, un bruit d’eau jetée dans les cuvettes. Il y eut, dans le dortoir, un bruit de gens qui se lèvent et s’habillent et se lavent : un claquement de mains tandis que le préfet allait et venait, pressant les camarades. Un pâle rayon de soleil montrait les rideaux jaunes écartés, les lits en désordre. Son lit à lui était très chaud, et son visage et son corps étaient très chauds.
Il se leva et s’assit au bord du lit. Il était faible. Il essaya d’enfiler sa chaussette. Ce contact lui parut affreusement rêche. La lumière du soleil était drôle et froide.
Fleming dit :
« Tu n’es pas bien ? »
Il n’en savait rien ; et Fleming dit encore :
« Recouche-toi. Je vais dire à McGlade que tu n’es pas bien.
– Il est malade.
– Qui ça ?
– Dis-le à McGlade.
– Recouche-toi donc !
– Il est malade ? »
Un des élèves lui soutenait les bras pendant qu’il se débarrassait de la chaussette accrochée à son pied et grimpait de nouveau dans le lit chaud.
Il se blottit entre les draps, heureux de leur tiédeur enveloppante. Il entendait ses camarades parler de lui entre eux tout en s’habillant pour la messe. C’était pas chic, de l’avoir poussé dans le fossé des cabinets, disaient-ils.
Puis leurs voix se turent. Ils étaient partis. Une voix près de son lit disait :
« Dedalus, tu ne rapporteras pas, dis ? »
C’était la figure de Wells. Il la regarda et vit que Wells avait peur.
« Je l’ai pas fait exprès. Tu ne rapporteras pas ? Sûr ? »
Son père lui avait dit de ne jamais cafarder un camarade, sous aucun prétexte. Il secoua la tête, dit non et se sentit content.
Wells dit :
« Je l’ai pas fait exprès, parole d’honneur. C’était pour rire. Je suis désolé. »
La figure et la voix disparurent. Désolé parce qu’il avait peur. Peur que ça ne soit une maladie. Le chancre, maladie des plantes, le cancer, maladie des animaux, ou bien une autre différente. Cela se passait donc il y a longtemps, sur le terrain de jeu, sous la lumière du soir, quand il se glissait d’un point à un autre, à l’extrémité de sa division, tandis qu’un oiseau lourd volait bas à travers la lumière grise. L’abbaye des Leicester s’illuminait. C’est là que Wolsey est mort. Les abbés l’ont enterré eux-mêmes.
Ce n’était pas la figure de Wells, mais celle du préfet. Il ne faisait pas semblant. Non, non, il était vraiment malade. Il ne faisait pas semblant68. Il sentit la main du préfet sur son front ; il sentit son front chaud et humide contre la main froide et humide du préfet. C’était comme ça au toucher, un rat : visqueux, humide et froid. Chaque rat avait deux yeux pour regarder avec. Un pelage lisse et visqueux, de toutes petites pattes ramassées pour sauter, de petits yeux luisants pour regarder avec. Ils comprenaient comment il faut sauter. Mais l’esprit des rats ne pouvait comprendre la trigonométrie. Une fois morts, ils étaient couchés sur le côté. Alors leur pelage se desséchait. Ils n’étaient plus que des choses mortes.
Le préfet était là de nouveau et c’était sa voix qui disait qu’il devait se lever ; le vice-recteur69 lui faisait dire de s’habiller et d’aller à l’infirmerie. Tandis qu’il s’habillait le plus vite qu’il pouvait, le préfet disait :
« Il faut que nous déménagions chez le frère Michael70, puisque nous sommes patraque ! C’est affreux d’être patraque ! Quand ça se détraque, on est tout patatraque ! »
C’était très chic de dire cela. Tout ça, c’était pour le faire rire. Mais il ne pouvait pas rire parce que ses joues et ses lèvres étaient toutes tremblantes ; et alors il a fallu que le préfet rie tout seul.
Le préfet cria :
« En avant, marche ! Paille ! foin ! Paille, foin ! »
Ils descendirent l’escalier ensemble, suivirent le corridor, passèrent devant la salle de bains. En revoyant cette porte, il se rappela, avec une vague frayeur, l’eau tiède, couleur de tourbe, l’air tiède et humide, le bruit des plongeons, l’odeur des serviettes, une odeur de pharmacie.
Le frère Michael se tenait à la porte de l’infirmerie, et de la porte du cabinet noir, à sa droite, venait une odeur de pharmacie. Cela venait des bouteilles rangées sur les rayons. Le préfet parla au frère Michael et le frère Michael répondait en appelant le préfet : Monsieur. Il avait des cheveux roussâtres mêlés de gris et un drôle d’air. C’était drôle de penser qu’il resterait toujours un frère. C’était