la composition de ces lignes.
60. Ce thème de la démence et de la paralysie générale était très à la mode depuis la publication, dans les années 1890, du Dégénérescence de Max Nordau, un des succès de l’époque en Europe. On sait que Joyce, parlant de Dublinois, a décrit sa ville natale comme frappée de paralysie. Voir notamment Dublinois, Pléiade, n. 3, p. 109, et Stephen le Héros, Pléiade, p. 496, ainsi que Ulysse, éd. cit., p. 10.
PORTRAIT DE L’ARTISTE EN JEUNE HOMME
1. « Il tourne son esprit vers l’étude d’un art inconnu [Naturamque novat, ouvrant de nouvelles voies à la nature]. » Il s’agit de la légende de Dédale et Icare.
CHAPITRE I
1. Once upon a time and a very good time it was there was a moocow… Cette formule, qui sera parodiée à plusieurs reprises dans Finnegans Wake, nous rappelle que la tradition irlandaise met au tout premier rang le conte et le conteur, qui figuraient et figurent encore de nos jours dans les festivals annuels. Le conte s’achève traditionnellement par une forme du type : « Voilà mon histoire ! Si elle contient une menterie, qu’il en soit ainsi ! Ce n’est pas moi qui l’ai faite, ni inventée ! » Les « ouvertures », en revanche, permettent au conteur de marquer son originalité ; elles doivent d’ailleurs, autant que possible, rester inconnues des conteurs rivaux.
2. Moocow, hypocoristique courant en anglais.
3. Baby-tuckoo, autre hypocoristique, plus original, où l’on entend tuck (signifiant ambigu, puisque to tuck somebody in signifie « border quelqu’un », et tuck, dans l’argot des écoliers, « douceurs, friandises ») et cuckoo, « coucou », avec ses différentes connotations.
4. Le 31 janvier 1931, John Stanislaus Joyce, le père de James Joyce, lui écrivait : « Je me demande si tu te souviens des temps anciens, à Brighton Square, lorsque tu étais bébé-coucouche, et que je te conduisais dans le square, te racontant l’histoire de la meuh-meuh qui descendait de la montagne et emmenait les petits garçons » (Lettres, éd. cit., t. III, p. 469).
5. Through a glass : l’expression, dans les cultures de langue anglaise, évoque la Première Épître aux Corinthiens, XIII : dans la Bible du Roi Jacques (1611, voir ci-dessous ch. 3, n. 37), le per speculum in enigmate de la Vulgate est traduit we see through a glass darkly. Rappelons-en le contexte, tout à fait pertinent à la page de Joyce : « La charité ne passera jamais. S’agit-il des prophéties, elles prendront fin ; des langues, elles cesseront ; de la science, elle aura son terme. / Car nous ne connaissons qu’en partie, et nous ne prophétisons qu’en partie ; or, quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel prendra fin. / Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant ; lorsque je suis devenu homme, j’ai laissé là ce qui était de l’enfant. / Maintenant nous voyons dans un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme je suis connu » (traduction Crampon). Voir p. 99, n. 130.
6. Byrne : ce patronyme est également celui de l’ami de Joyce qui servit de modèle pour Cranly (voir ci-dessous ch. 5, n. 103, ainsi que le « Carnet de Trieste » à « Byrne », Pléiade, p. 1654).
7. Lemon platt, sorte de tresse de guimauve parfumée au citron (platt est une forme dialectale de plait, tresse).
8. Vieille chanson sentimentale, Lily Date :
C’était une nuit calme et tranquille, et la pâle lumière de la lune
Brillait douce sur collines et vallons ;
Des amis muets de douleur se tenaient autour
Du lit de mort de la pauvre Lily Dale que j’ai perdue.
Oh ! Lily, douce Lily, chère Lily Dale,
Maintenant la rose sauvage fleurit sur sa petite tombe verte,
Sous les arbres du vallon fleuri.
Ses lèvres qui jadis avaient le rose éclat de la santé
Sous l’effet de la maladie avaient pâli ;
Et la moiteur de la mort couvrait le front blanc et pur
De la pauvre Lily Dale que j’ai perdue.
On remarquera que Joyce a remplacé grave, tombe, par le très neutre place, endroit. D’autre part plusieurs thèmes sont amorcés : celui de la mort de l’enfant malade, qui va bientôt reparaître, et celui du jeu du rose et du blanc, qui va se développer dans les pages suivantes.
9. Voir la n. 43 du ch. 1.
10. Le grand-oncle de James Joyce, William O’Connell, par lequel passait le lien de parenté avec « Le Libérateur », vint habiter chez les Joyce vers 1887. Il y séjourna six ans. Richard Ellmann considère qu’il servit de modèle pour cet « oncle Charles » de la fiction.
11. Dans Le Gardien de mon frère, éd. cit., p. 29 et 32-33, Stanislaus Joyce apporte un témoignage intéressant sur celle qui servit de modèle pour le personnage de Dante : « [La] première éducatrice [de mon frère] apparaît dans Portrait de l’artiste en jeune homme sous le nom de “ Mrs Riordan ” ; nous l’appelions “ Dante ”, comme mon frère, ce qui était sans doute une déformation enfantine de “ Tante ” (“ Auntie ”). En fait, elle eut, sur une petite échelle, une influence assez semblable à celle de son célèbre homonyme, car elle apprit à lire et à écrire à mon frère, lui enseigna un peu d’arithmétique et de géographie élémentaires, mais surtout voulut lui inculquer un catholicisme très étroit et un sentiment patriotique violemment dirigé contre les Anglais. En effet, quand j’étais enfant, les Irlandais avaient encore un souvenir cuisant des Lois pénales [édictées contre les autochtones entre 1695 et 1725]. Elle s’appelait Mrs Conway, et je pense que c’était une parente éloignée de mon père. Elle vécut avec nous plusieurs années, et c’est grâce à ses leçons que mon frère put entrer au College de Clongowes, le principal collège jésuite d’Irlande, lorsqu’il eut un peu plus de six ans. Mrs Conway était grosse et peu séduisante. À la maison elle portait un de ces curieux petits bonnets qui rehaussent la beauté un peu passée de la reine Victoria sur les photographies de cette époque. Dans mon souvenir, elle était toujours assise quelque part avec majesté, et elle avait cette humeur revêche qui, en Irlande, est associée, sans doute injustement, à l’Église réformée. […] Elle disait aux enfants de lui porter le papier de soie qui enveloppait les paquets. » Le personnage est mentionné à plusieurs reprises dans Ulysse, éd. cit., p. 96, 171, 464, 523 et surtout 605. Signalons que la porte du 1, Martello Terrace, Bray, où les Joyce habitèrent du 1er mai 1887 à 1891, c’est-à-dire lorsque l’écrivain avait entre cinq et neuf ans, comportait des vitraux représentant Dante et Béatrice.
12. Michael Davitt, 1846-1906, fondateur en 1879 de la Land League, qui sera remplacée dès 1882 par The Irish National League, orientée par Charles Stewart Parnell vers l’action politique, en particulier au Parlement de Westminster. Notons que maroon, ici adjectif au sens de « violine », peut également être un verbe et signifier « abandonner sur une île déserte (en général en parlant d’un marin mutiné) » : à plusieurs reprises Joyce décrira l’Irlande comme une île très isolée du reste de l’Europe.
13. La scène du repas de Noël qui suivra dans une vingtaine de pages, donnera une idée de l’enthousiasme suscité par cet homme politique, dont l’action et la disparition prématurée et dramatique marquèrent profondément les esprits.
14. Eileen : il s’agit du nom véritable d’une petite fille qui habitait, comme la famille Joyce, entre 1887 et 1891, Martello Terrace, à Bray, au sud de Dublin. Elle a confirmé l’essentiel des notations fournies par le roman ; il semble bien, en particulier, que « Dante » ait menacé James Joyce de l’enfer s’il jouait avec elle, parce quelle était protestante (voir ci-dessous, p. 81 et 90). Stanislaus Joyce, dans Le Gardien de mon frère, éd. cit., p. 27, précise : « Elle avait deux ou trois ans de plus que mon frère ; c’était une petite fille pâle, au visage ovale, avec de longs cheveux bruns qu’elle portait souvent en tresses sur chaque épaule, encadrant son visage. Elle se rendait déjà bien compte de leur effet. Elle semblait froide et distante, mais ne l’était absolument pas. Pendant que mon frère était à Clongowes, elle lui écrivit une lettre, heureusement interceptée par ma mère, qui se terminait par ces vers, où se sentait la main de son père :
Oh ! Jimmy Joyce, tu es mon chéri
Tu es mon miroir du soir jusqu’au matin
Je te préférerais, même sans un penny,
À Johnnie Jones, son âne et son jardin. »
15. Apologise. Le mot est plus évocateur, surtout si l’on songe au prestige dont jouissait alors, en Irlande particulièrement, le cardinal Newman et son Apologia pro vita sua (voir par exemple Stephen le Héros, Pléiade, p. 401 et 477). On rencontrera à nouveau, plus loin, Newman, ou des citations de ses œuvres.
16. Écho du Livre des Proverbes XXX, 17 : « L’œil qui se moque d’un père, / Et qui dédaigne l’obéissance envers une mère, / Les corbeaux du torrent le perceront, / Et les petits de l’aigle le mangeront. » Les armes de Clongowes Wood College, où se déroulent les scènes suivantes, portent quatre aigles (qui ressemblent fort à des corbeaux). Les armes des Joyce portent également un aigle. Voir ci-dessous ch. 2, n. 65 et ch. 5, n. 144.
17. Reprise de l’épiphanie no I, où cependant les paroles fatidiques sont prononcées par M. Vance. Voir Pléiade, p. 87.
18. À propos du sport ici mis en scène, Stanislaus Joyce précise, dans Le Gardien de mon frère, p.