orthodoxe sur ce point, Temple ? fit Dixon d’un ton suave.
– Saint Augustin a dit ça, reprit Temple, au sujet des enfants non baptisés qui vont en enfer, parce que lui-même netait qu’un de ces pécheurs invétérés et cruels.
– Je m’incline devant toi, fit Dixon ; cependant je croyais me rappeler que, pour ces cas-là, il existait des limbes.
– Ne discute pas avec lui, Dixon, dit Cranly brutalement. Ne lui parle pas et ne le regarde pas. Reconduis-le chez lui avec un licou comme on mène une chèvre bêlante.
– Limbes ! s’écria Temple. Voilà encore une belle invention. C’est comme l’enfer.
– Moins les désagréments », ajouta Dixon.
Il se retourna en souriant vers les autres et dit :
« Je crois représenter l’opinion de toute l’assemblée en m’exprimant ainsi :
– Certainement, dit Glynn avec énergie : sur ce point, l’Irlande est unie268. »
Il frappa du bout de son parapluie le dallage de la galerie.
« L’enfer ! dit Temple. J’ai du respect pour cette invention de l’épouse grise de Satan. L’enfer, c’est romain, comme les murailles romaines, c’est puissant et laid. Mais qu’est-ce que les limbes ?
– Remets le bébé dans sa poussette, Cranly », cria O’Keeffe.
Cranly fit un pas brusque vers Temple, s’arrêta, tapa du pied et cria comme à une volaille :
« Kschch ! »
Temple recula avec agilité et cria :
« Savez-vous ce que c’est que les limbes ? Savez-vous comment nous appelons les choses de ce genre chez nous, à Roscommon ?
– Kschch ! oust ! criait Cranly en claquant des mains.
– “ Ni cul ni coude ! ” criait Temple avec mépris. Voilà ce que c’est que les limbes.
– Passe-moi donc ce bâton », dit Cranly.
Il arracha la canne de frêne de la main de Stephen et d’un bond descendit les marches. Mais Temple l’avait entendu se préparer à la poursuite ; il s’élança dans le crépuscule comme un animal sauvage aux pieds légers. On entendit les lourdes bottes de Cranly résonner au pas de charge à travers la cour, puis revenir lourdement, bredouilles, chassant le gravier à chaque pas.
Sa démarche dénotait la colère ; d’un brusque mouvement rageur, il rejeta la canne dans les mains de Stephen. Celui-ci entrevoyait une autre cause de cette colère ; mais, feignant la patience, il toucha légèrement le bras de Cranly et dit avec calme :
« Cranly, je t’ai déjà dit que je voulais te parler. Viens-t’en269. »
Cranly le regarda pendant quelques instants, puis demanda :
« Tout de suite ?
– Oui, tout de suite, dit Stephen. Il est impossible de causer ici ; viens-t’en. »
Ils traversèrent la cour sans parler. Quelqu’un modula doucement, derrière eux, sur les marches du portique, l’appel de l’oiseau de Siegfried270. Cranly se retourna ; Dixon, qui venait de siffler, les interpellait.
« Où allez-vous, les amis ? Et cette partie, Cranly ? »
Ils parlementèrent à grands cris à travers l’air tranquille, au sujet d’une partie de billard qui devait avoir lieu à l’hôtel Adelphi271. Stephen continua à marcher seul et sortit dans la paisible Kildare Street en face de l’hôtel Maple, il s’arrêta, patientant de nouveau. Le nom de cet hôtel272, un bois incolore et poli, la façade incolore du bâtiment, le blessèrent comme un regard de politesse méprisante. Il répondit par un regard de colère vers le salon doucement éclairé, où il imaginait installées en paix les existences bien lisses des patriciens de l’Irlande. Leurs pensées étaient pleines de grades militaires, d’intendants de domaines ; à la campagne, le long des routes, les paysans les saluaient ; ils connaissaient le nom des plats français et certains donnaient des ordres à leurs cochers avec des voix criardes de provinciaux qui perçaient à travers leur accent bien ajusté273.
Comment frapper leur conscience, comment projeter son ombre sur l’imagination de leurs filles, avant que leurs cavaliers les eussent fécondées, afin de leur faire engendrer une race moins ignoble que la leur ? Et sous le crépuscule plus dense, il sentait les pensées et les désirs de la race à laquelle il appartenait, voletant comme des chauves-souris par les sentes nocturnes, sous les arbres, au bord des ruisseaux, et près des marais constellés d’étangs. Il y avait une femme qui attendait devant sa porte, la nuit, lorsque Davin passa ; et, tout en lui offrant une tasse de lait, elle l’avait presque entraîné dans son lit ; car Davin avait le regard doux de quelqu’un qui sait garder un secret. Mais lui, Stephen, aucun regard de femme ne l’avait recherché.
Son bras fut vigoureusement empoigné et la voix de Cranly dit :
« Retirons-nous mêmement. »
Ils se dirigèrent en silence vers le sud de la ville. Cranly dit alors :
« Quel grotesque crétin que ce Temple ! Je jure par Moïse, sais-tu, que j’aurai sa peau un de ces jours. »
Cependant sa voix n’était plus courroucée et Stephen se demanda s’il pensait au salut que la jeune fille lui avait adressé sous le portique.
Ils prirent à gauche et marchaient comme avant, en silence. Au bout de quelque temps, Stephen dit :
« Cranly, j’ai eu une discussion pénible, ce soir274.
– Avec les tiens ? demanda Cranly.
– Avec ma mère.
– À propos de religion ?
– Oui », répondit Stephen.
Après une pause, Cranly demanda :
« Quel âge a ta mère ?
– Pas très âgée, dit Stephen. Elle veut que je fasse mes Pâques275.
– Et toi ?
– Je ne veux pas, dit Stephen.
– Pourquoi ? dit Cranly.
– Je ne veux pas servir, répondit Stephen.
– Quelqu’un a déjà fait cette objection avant toi, dit tranquillement Cranly.
– Et je la fais maintenant à mon tour », répliqua Stephen avec chaleur.
Cranly pressa le bras de Stephen.
« Doucement, mon bonhomme276 ! Tu es un type bougrement irritable, sais-tu ? »
Un rire nerveux accompagnait ses paroles et, fixant sur le visage de Stephen un regard ému et amical, il dit :
« Sais-tu que tu es un type irritable ?
– Je le crois, dit Stephen », riant aussi.
Leurs esprits, après un récent éloignement, semblaient s’être rapprochés soudain.
« Crois-tu en l’eucharistie ? demanda Cranly.
– Non, dit Stephen.
– Tu refuses d’y croire, alors ?
– Je n’y crois pas et je ne refuse pas d’y croire non plus, répondit Stephen.
– Beaucoup de gens, même parmi les croyants, éprouvent des doutes ; pourtant ils arrivent à les surmonter ou à les écarter, dit Cranly. Tes doutes à toi, sur ce point, sont-ils trop forts ?
– Je n’ai pas le désir de les surmonter », répondit Stephen.
Momentanément embarrassé, Cranly sortit une nouvelle figue de sa poche et se disposait à la manger, lorsque Stephen dit :
« Ne fais pas cela, je t’en prie. On ne peut pas discuter sur ces choses-là, la bouche pleine de figues mâchées. »
Cranly examina la figue à la clarté du réverbère sous lequel il s’était arrêté. Puis il la flaira des deux narines, en mordit une parcelle, la recracha et lança violemment la figue dans le ruisseau ; puis, l’apostrophant tandis qu’elle gisait là, il prononça :
« Éloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel277 ! »
Il reprit le bras de Stephen, se remit en marche et dit :
« Ne crains-tu pas que ces paroles te soient adressées au jour du jugement278 ?
– Et qu’est-ce qui m’est offert d’autre part ? demanda Stephen. Une béatitude éternelle en compagnie du doyen des études ?
– Souviens-toi qu’il serait glorifié279, fit Cranly.
– Certes, dit Stephen non sans amertume ; il est brillant, agile, impassible et, par-dessus tout, subtil.
– C’est une chose bien curieuse, sais-tu, dit Cranly d’un air détaché, de voir combien ton esprit est sursaturé de cette religion à laquelle tu déclares ne pas croire. Y croyais-tu quand tu étais à l’école ? Je parie que oui.
– J’y croyais, répondit Stephen.
– Étais-tu plus heureux alors ? demanda Cranly avec douceur. Plus heureux que maintenant, par exemple280 ?
– J’étais heureux souvent, dit Stephen, et souvent malheureux. J’étais quelqu’un d’autre, en ce temps-là.
– Comment, quelqu’un d’autre ? Qu’entends-tu par cette déclaration ?
– J’entends, dit Stephen, que je n’étais pas ce que je suis aujourd’hui, ce que je devais devenir.
– Pas ce que tu es aujourd’hui, pas ce que tu devais devenir, répéta Cranly. Permets-moi de te poser une question. Aimes-tu ta mère ? »
Stephen secoua la tête lentement.
« Je ne sais pas ce que signifient tes paroles, dit-il avec simplicité281.
– As-tu jamais aimé qui que ce soit ? demanda Cranly.
– C’est-à-dire des femmes ?
– Ce n’est pas de cela que je parle, dit Cranly sur un ton plus froid. Je te demande si tu as jamais ressenti de l’amour pour quelqu’un ou pour quelque chose ? »
Stephen continua à marcher à côté de son ami, fixant un regard sombre sur le trottoir.
« J’ai essayé d’aimer Dieu, dit-il à la fin. Il apparaît aujourd’hui que je n’ai pas réussi. C’est très difficile. J’ai essayé d’unir ma volonté avec la volonté de Dieu, minute par minute. En cela je n’ai pas toujours échoué. Cela, je pourrais peut-être le faire encore282… »
Cranly coupa court en demandant :
« Ta mère a-t-elle eu une existence heureuse ?
– Qu’est-ce que j’en sais ? dit Stephen.
– Combien d’enfants a-t-elle eus ?
– Neuf ou dix, répondit Stephen. Quelques-uns sont morts283.
– Ton père était-il… » Cranly s’interrompit un instant ; puis il dit : « Je ne veux pas m’immiscer dans tes affaires de famille. Mais ton père était-il, comme on dit, dans l’aisance : Je veux dire au moment où tu grandissais ?
– Oui, dit Stephen.
– Qu’est-ce qu’il était ? » demanda Cranly après une pause.
Stephen se mit à énumérer avec faconde les attributs de son père :
« Étudiant en médecine, champion d’aviron, ténor, acteur amateur, politicien braillard, petit propriétaire terrien, petit rentier, grand buveur, bon garçon, conteur d’anecdotes, secrétaire de quelqu’un, quelque chose dans une