Vraiment ? » fit Stephen vaguement.
Il était occupé à observer le visage aux traits fermes et douloureux de Cranly, éclairé à cet instant par un sourire de feinte patience. Le mot grossier semblait avoir glissé sur lui comme une eau sale sur une antique figure de pierre, résignée aux injures ; et tandis que Stephen l’observait, il le vit saluer quelqu’un en soulevant son chapeau, découvrant ses cheveux noirs, dressés au-dessus du front comme une couronne de fer.
Au même instant, elle sortit du portique de la bibliothèque et, par-dessus la tête de Stephen, répondit au salut de Cranly258. Lui aussi ? La joue de Cranly ne venait-elle pas de rougir légèrement ? Ou bien était-ce à cause des propos de Temple ? La lumière avait baissé. Il ne pouvait pas voir.
Cela expliquait-il le silence distrait de son ami, ses commentaires bourrus, les soudaines explosions de grossièreté par lesquelles il avait si souvent mis en miettes les confidences ardentes et fantasques de Stephen ? Stephen avait excusé tout cela, car cette rudesse, il la trouvait également en lui-même. Et il se souvenait d’un certain soir où il était descendu d’une grinçante bicyclette d’emprunt pour prier Dieu dans un bois voisin de Malahide259. Il avait levé les bras et, en extase, s’était adressé à la sombre nef des arbres, avec la conscience de fouler un sol sacré en une heure sacrée. Et au moment où deux agents de police se montrèrent au tournant de la route obscure, il avait interrompu sa prière pour siffler bruyamment un refrain de la dernière pantomime.
Il se mit à taper le socle d’un pilier avec le bout émoussé de sa canne de frêne. Cranly ne l’aurai t-il pas entendu ? Et cependant il pouvait attendre. Autour de lui les conversations s’arrêtèrent un instant et un sifflement léger descendit à nouveau des fenêtres d’en haut. Mais nul autre son ne retentissait dans l’air et les hirondelles que son regard oisif avait suivies dormaient maintenant.
Elle venait de passer dans le crépuscule. Et c’est pourquoi l’air n’était que silence, interrompu par le seul sifflement léger qui tombait d’en haut. Et c’est pourquoi les langues bavardes s’étaient tues autour de lui. L’ombre tombait.
L’ombre tombe de l’air260
Une joie frémissante l’effleura, un miroitement de lumière pâle joua autour de lui comme un essaim de fées. Mais pourquoi donc ? Était-ce le passage de la jeune fille dans l’atmosphère assombrie, ou bien ce vers avec ses voyelles noires, sa sonorité initiale, pleine comme un chant de luth ?
Il s’achemina lentement vers l’ombre plus dense au bout de la colonnade, frappant légèrement la pierre avec sa canne pour dissimuler sa rêverie aux yeux des camarades dont il s’éloignait. Alors il laissa son esprit évoquer le siècle de Dowland261, de Byrd262 et de Nash.
Des yeux qui s’entrouvraient de toute la noirceur du désir, des yeux qui obscurcissaient l’orient éclos. Leur charme languide était-il autre chose que la mollesse du libertinage ? Et leur éclat était-il autre chose que celui de l’écume mantelant le cloaque de la cour d’un Stuart baveux263 ? Et il goûtait, à travers le langage du souvenir, des vins couleur d’ambre, de mourantes chutes d’airs suaves, l’orgueilleuse pavane ; et il voyait, par les yeux du souvenir, des dames de Covent Garden pleines d’indulgence, qui, du haut de leurs balcons à l’envi mimaient des baisers et les putains des tavernes mangées par la vérole et les jeunes épouses qui, joyeuses de céder à leurs ravisseurs, baisaient à bouche-que-veux-tu.
Ces images qu’il avait volontairement suscitées ne lui apportèrent point de plaisir. Elles étaient secrètes, et embrasantes, mais son image à elle n’était point saisie dans leur enchevêtrement. Ce n’était pas ainsi qu’il fallait penser à elle. Ce n’était même pas ainsi qu’il y pensait. Ne pouvait-il donc se fier à son propre esprit ? De vieilles phrases qui n’avaient qu’une saveur exhumée, comme les pépins que Cranly extirpait d’entre ses dents brillantes264.
Ce n’était ni de la pensée, ni une vision, bien qu’il sût vaguement que la figure de la jeune fille s’en allait à ce moment même vers sa demeure, à travers la cité. Vaguement d’abord, puis plus distinctement, il sentit le parfum de son corps. Une agitation consciente se mit à bouillonner dans son sang. Oui, c’était bien l’odeur de son corps ; parfum sauvage et languide : ces membres tièdes que la musique de son poème avait baignés du flot de son désir, ce linge secret et doux sur lequel sa chair distillait l’arôme et la rosée.
Un pou rampait sur la nuque de Stephen. Il l’attrapa en introduisant adroitement le pouce et l’index sous son col lâche. Il roula un instant entre ses doigts ce corps tendre et cependant croquant comme un grain de riz, avant de le laisser tomber, se demandant s’il allait vivre ou mourir. Il lui vint à l’esprit une phrase curieuse de Cornelius à Lapide, disant que les poux engendrés par la sueur humaine n’ont pas été créés par Dieu le sixième jour, avec les autres animaux265. Cependant sous la démangeaison de sa peau, à la nuque, son esprit lui-même semblait écorché à vif. La pensée de son corps, mal vêtu, mal nourri, dévoré de poux, lui fit fermer les paupières, dans un brusque spasme de désespoir ; et dans l’ombre il vit les petits corps de poux, brillants et croquants, tomber à travers l’air en tournant sur eux-mêmes bien des fois dans leur chute. Oui, et ce n’était pas du tout l’ombre qui tombait de l’air. C’était la clarté :
La clarté tombe de l’air.
Il n’avait même pas été capable de bien retenir ce vers de Nash. Toutes les images évoquées par ce vers étaient fausses. Son esprit engendrait de la vermine. Ses pensées étaient des poux nés de la sueur de la veulerie.
Il revint à pas rapides le long de la colonnade vers le groupe des étudiants. Eh bien, qu’elle s’en aille, qu’elle s’en aille au diable ! Libre à elle d’aimer quelque athlète bien propre, qui se lave tous les jours jusqu’à la ceinture et qui a des poils noirs sur la poitrine. Tant mieux pour elle.
Cranly avait sorti une nouvelle figue sèche de la réserve qu’il portait dans sa poche et la mangeait lentement, bruyamment. Temple était assis sur le socle d’un pilier, bien adossé, la casquette abaissée sur ses yeux somnolents. Un jeune homme trapu passa sous le portique, une serviette de cuir sous l’aisselle266. Il se dirigea vers le groupe en frappant le dallage avec ses talons et avec le bout ferré de son lourd parapluie. Puis, levant ce dernier en manière de salut, il dit à la ronde :
« Messieurs, bonsoir ! »
Il frappa de nouveau le dallage en gloussant, la tête agitée d’un léger tremblement nerveux. Le grand étudiant poitrinaire, Dixon et O’Keeffe, occupés à parler en irlandais, ne répondirent point. Alors, s’adressant à Cranly, il dit :
« Bonsoir à vous en particulier. »
Il le désigna avec son parapluie, et il gloussa à nouveau. Cranly, qui mâchait encore sa figue, répondit en remuant bruyamment les maxillaires :
« Bon ? Oui. C’est un bon soir, en effet. »
L’étudiant trapu le considéra gravement, puis secoua doucement son parapluie en signe de réprobation.
« Je vois, dit-il, que vous êtes disposé à constater des évidences.
– Hum ! » répondit Cranly, tendant une figue à moitié rongée et la balançant en direction de la bouche de l’étudiant trapu, pour inviter celui-ci à la manger.
L’étudiant trapu ne la mangea point, mais cédant à son humeur particulière, dit posément sans cesser de glousser et de pointer sa phrase avec son parapluie :
« Voulez-vous dire par là que… ? »
Il s’interrompit, désigna carrément la pulpe mâchée de la figue, puis ajouta à voix haute :
« Je fais allusion à ceci.
– Hum, fit Cranly comme tout à l’heure.
– Entendez-vous cela, dit l’étudiant trapu, ipso facto ou bien, mettons, comme une façon de parler ? »
Dixon s’écarta de son groupe et dit :
« Goggins vous attendait, Glynn. Il est allé jusqu’à l’Adelphi267 pour vous chercher, vous et Moynihan. Qu’avez-vous là-dedans ? demanda-t-il en tapotant la serviette que Glynn tenait sous le bras.
– Des copies d’examen, répondit Glynn. Je leur fais passer des examens mensuels pour m’assurer qu’ils profitent de mon enseignement. »
Il tapota à son tour la serviette, toussa doucement et sourit.
« Enseignement ! fit Cranly d’une voix rude. Vous parlez de ces petits va-nu-pieds instruits par un sacré macaque de votre espèce ! Que Dieu les protège. »
Il mordit le reste de la figue et lança la queue au loin.
« Je laisse venir à moi les petits enfants », dit Glynn, affable.
Cranly répéta avec force :
« Sacré macaque. Et un macaque blasphémateur, encore ! »
Temple se leva, et, se plaçant devant Cranly, s’adressa à Glynn :
« La phrase que vous venez de prononcer se trouve dans le Nouveau Testament, à propos des enfants qu’il faut laisser venir à soi.
– Retourne dormir, Temple, dit O’Keeffe.
– Eh bien, c’est entendu, continua Temple, mais si Jésus laissait venir les enfants, comment se fait-il que l’Église les envoie en enfer s’ils meurent sans baptême ? Comment cela se fait-il ?
– As-tu été baptisé toi-même, Temple ? demanda l’étudiant poitrinaire.
– Eh bien, pourquoi est-ce qu’on les envoie en enfer, puisque Jésus a dit qu’ils devaient tous venir à lui ? » poursuivait Temple fouillant des yeux le regard de Glynn.
Glynn toussa et dit posément, réprimant avec peine son gloussement nerveux et agitant son parapluie à chaque mot :
« Comme vous le faites observer, si les choses sont dans cet état, je demande avec force d’où provient cet état de choses ?
– De ce que l’Église est cruelle comme tous les pécheurs invétérés, dit Temple.
– Es-tu absolument