qui s’élève sur l’autel du monde :
Haute est la flamme, mais plus haut, plus pur,
Monte l’encens de gloire dans l’espace.
Ne dis plus l’enchantement des jours.
Un nuage montait de la terre entière, des océans embrumés : l’encens de sa gloire. La terre n’était plus qu’un encensoir balancé, cadencé, une boule d’encens, une boule ellipsoïdale211… Le rythme mourut aussitôt : le cri du cœur venait de se briser. Stephen se mit à répéter tout bas, du bout des lèvres, les premiers versets ; puis il les reprit, butant aux hémistiches, bégayant et frustré ; puis il s’arrêta. Le cri de son cœur était brisé.
L’heure voilée, où nul vent ne palpite, n’était plus et derrière les vitres de la fenêtre nue, la clarté du matin s’amassait déjà. Quelque part, très loin, une cloche sonna mollement. Un oiseau modula son gazouillis ; un autre ; un autre encore. La cloche et l’oiseau se turent ; la monotone clarté blanche s’étendit de l’est à l’ouest, recouvrant le monde entier, recouvrant la lueur rose au cœur de Stephen.
Dans sa crainte que tout ne fut perdu pour lui, il se souleva brusquement sur le coude, cherchant un papier, un crayon. Il n’y en avait point sur la table ; il n’y avait là que l’assiette dans laquelle il avait mangé du riz pour son souper, le chandelier avec ses vrilles de bougie et sa bobèche de papier, roussie par la dernière flamme. D’un geste las, il étendit le bras vers le pied du lit, fouilla les poches du veston qui y était suspendu. Ses doigts rencontrèrent un crayon, puis un paquet de cigarettes. Il s’étendit de nouveau, éventra le paquet, posa la dernière cigarette sur le rebord de la fenêtre et se mit à inscrire les strophes de la villanelle en petits caractères réguliers sur le carton rugueux.
Après les avoir écrites, il reposa la tête sur l’oreiller bosselé, et répéta encore ces strophes. Les bosses de bourre noueuses sous sa tête lui rappelèrent les bosses de crin du sofa sur lequel il avait coutume de s’asseoir dans son salon à Elle212, souriant ou grave, se demandant pourquoi il était venu, mécontent d’elle et de lui-même, consterné par l’image du Sacré-Cœur213 au-dessus d’un buffet vacant. Il la vit venir à lui, à un moment où les conversations avaient cessé, le priant de chanter une de ses chansons si curieuses. Puis il se vit installé devant le vieux piano, plaquant doucement des accords sur les touches mouchetées et chantant, au milieu des conversations qui se levaient de nouveau dans la pièce, chantant, pour la jeune fille accoudée à la cheminée, quelque exquise chanson du temps d’Élisabeth, – triste et douce complainte à contrecœur214, chant de victoire d’Azincourt215, refrain joyeux des Manches-Vertes216. Tout le temps qu’il chantait et qu’elle écoutait ou faisait semblant d’écouter, son cœur était au repos ; mais dès que prenaient fin les chansons surannées, dès qu’il entendait de nouveau les voix environnantes, son propre sarcasme lui revenait à l’esprit : « La maison où l’on appelle les jeunes gens par leur prénom un peu trop tôt217. »
À certains moments le regard de la jeune fille semblait sur le point de se confier à lui ; mais il avait toujours attendu en vain. Maintenant elle passait légère et dansait dans son souvenir, telle qu’il l’avait vue un soir, au bal du carnaval, sa robe blanche un peu relevée, une grappe de fleurs blanches frémissant dans ses cheveux. Elle dansait, légère, dans la ronde218. Elle venait à lui en dansant, et tandis qu’elle s’approchait, son regard se détournait un peu et une faible rougeur colorait sa joue. Pendant la chaîne, au temps d’arrêt, il avait tenu un instant sa main dans la sienne, comme une délicate marchandise.
« On ne vous voit plus guère !
– C’est vrai. J’étais né pour faire un moine.
– J’ai bien peur que vous ne soyez un hérétique.
– Vous avez si peur que cela ? »
Pour toute réponse elle s’était éloignée, suivant la chaîne, dansant légèrement, discrètement, sans se livrer à quiconque. La grappe de fleurs blanches frémissait en cadence ; et lorsqu’elle se trouvait dans l’ombre, la rougeur de ses joues semblait plus vive.
Un moine ! Sa propre image surgit devant ses yeux : profanateur de cloître, franciscain hérétique, voulant et ne voulant pas servir, tissant tel Gherardino da Borgo San Donnino219 un souple filet de sophismes220, et murmurant à l’oreille de la jeune fille.
Non, ce n’était pas là son image. Cela ressemblait à l’image du jeune prêtre avec qui il l’avait aperçue pour la dernière fois, à qui elle faisait des yeux de tourterelle en jouant avec les pages de son glossaire irlandais221.
« Oui, oui, les dames commencent à venir à nous. Je le constate chaque jour. Les dames sont de notre côté. Ce sont les meilleurs soutiens de notre langue.
– Et l’Église, n’est-ce pas, père Moran ?
– Et l’Église, parfaitement. L’Église y vient. Là aussi, le progrès est sensible. N’ayez crainte en ce qui concerne l’Église. »
Bah ! Il avait bien fait de quitter la pièce avec dédain. Il avait bien fait de ne pas la saluer, sur l’escalier de la bibliothèque. Il avait bien fait de la laisser flirter avec son curé, de la laisser badiner avec cette Église, souillon de la chrétienté.
Une colère brutale, grossière chassa de son âme les derniers vestiges de l’extase ; sa violence brisa la douce image de la jeune fille et en rejeta les débris de tous côtés. De tous côtés, des reflets déformés de cette image reparurent dans sa mémoire : c’était la petite marchande de fleurs déguenillée, aux cheveux rudes et mouillés, au visage garçonnier, celle qui s’intitulait « sa bonne amie » et lui demandait de l’étrenner, la laveuse de vaisselle dans la maison voisine, chantant par-dessus le bruit des assiettes, à la manière traînante d’un chanteur campagnard, les premières mesures de Lacs et montagnes de Killarney222 ; une fille qui avait éclaté de rire en le voyant trébucher, quand la semelle déchirée de son soulier s’était prise dans une grille du trottoir, près de Corkhill, une autre, dont la bouche petite et mûre avait attiré son regard, à la sortie de la biscuiterie Jacob223, et qui lui avait crié par-dessus l’épaule :
« Ça te plaît, c’que tu vois, cheveux plats et sourcils frisés224 ? »
Et cependant, il sentait que sa colère même était une nouvelle forme d’hommage rendu à l’image qu’il insultait et raillait ainsi. Le dédain avec lequel il avait quitté la salle d’études n’avait pas été absolument sincère, car il songeait que le secret de sa race demeurait peut-être derrière le regard de ces yeux sombres sur lesquels les longs cils projetaient une ombre rapide. En marchant par les rues, ce jour-là, il s’était dit, avec amertume, qu’elle était l’image typique de la femme de son pays, une âme de chauve-souris qui s’éveille à la conscience dans les ténèbres, le secret et la solitude, s’attardant un instant, sans amour et sans péché, près d’un amant bénin puis le quittant pour murmurer le récit de ses innocentes transgressions à l’oreille grillagée d’un prêtre225. La colère à son endroit se débonda en grossières invectives contre son galant, dont le nom, la voix, la physionomie offusquaient l’orgueil frustré de Stephen. Un paysan enfroqué, frère d’un policier de Dublin et d’un garçon de café de Moycullen226 ! Et c’est devant cet homme-là qu’elle allait dévoiler la nudité craintive de son âme, devant cet homme-là qui avait tout bonnement appris à accomplir un rite purement formel, et non devant lui, Stephen, prêtre de l’imagination éternelle, capable de transformer le pain quotidien de l’expérience en un corps radieux de vie impérissable.
La rayonnante image de l’eucharistie rassembla de nouveau en un instant ses pensées d’amertume et de désespoir, et leur cri monta, ininterrompu, en une hymne d’action de grâces :
Nos cris brisés, nos chants tristes et lourds
Montent en un hymne eucharistique.
N’es-tu point lasse des ardents détours ?
Les mains pieuses dressent vers l’azur
La plénitude sainte du calice.
Ne dis plus l’enchantement des jours.
Il redit les vers à voix haute depuis le commencement, jusqu’à ce que leur musique et leur rythme eussent inondé son esprit en y propageant une tranquille indulgence ; puis il les recopia péniblement afin de les mieux sentir en les voyant écrits ; puis il se recoucha sur son traversin.
Il faisait maintenant grand jour. Pas un son ne se faisait entendre ; mais il savait que, tout autour de lui, la vie allait s’éveiller avec des bruits vulgaires, des voix rudes, des prières somnolentes. Dans un mouvement de répugnance pour cette vie, il se tourna vers le mur, disposa la couverture en capuchon sur sa tête227 et se mit à regarder les fleurs écarlates trop épanouies du papier déchiré. Il essaya de réchauffer sa joie déclinante à leur rouge reflet, en imaginant depuis sa couche jusqu’au ciel une allée de rosiers toute jonchée de fleurs écarlates. Quelle lassitude ! Lui aussi, il était las des ardents détours.
Une tiédeur progressive, une langueur de lassitude se répandit en lui, descendant de la tête encapuchonnée, glissant le long de la colonne vertébrale. Il la sentit descendre, et sourit de se voir tel qu’il était là, couché. Bientôt le sommeil allait venir.
Après dix ans d’intervalle, il avait de nouveau écrit des vers pour elle. Dix ans auparavant, elle avait son châle en capuchon sur la tête ; elle envoyait dans l’air du soir des bouffées de sa tiède respiration, ses pieds tapotaient le verglas de la route228. C’était le dernier tram ; les maigres chevaux bruns le savaient et secouaient leurs grelots dans la nuit limpide en manière d’admonition. Le receveur causait avec le cocher et tous deux dodelinaient