celle de la forme de cet art. L’image, cela va sans dire, doit être placée entre l’esprit ou les sens de l’artiste et l’esprit ou les sens des autres187. Si tu gardes ceci à l’esprit, tu remarqueras que l’art se divise nécessairement en trois formes, chacune en progrès sur la précédente. Ce sont : la forme lyrique, où l’artiste présente son image dans un rapport immédiat avec lui-même ; la forme épique, où il présente son image dans un rapport médiat entre lui-même et les autres ; la forme dramatique, où il présente son image dans un rapport immédiat avec les autres188.
– C’est ce que tu m’as expliqué l’autre soir, dit Lynch, et qui donna lieu à la fameuse discussion.
– J’ai chez moi un cahier où j’ai noté des questions plus amusantes que les tiennes. En cherchant à y répondre, j’ai trouvé la théorie esthétique que j’essaie d’expliquer en ce moment189. Voici quelques-unes des questions que je m’étais posées : Une chaise artistement travaillée est-elle tragique ou comique190 ? Le portrait de Mona Lisa est-il bon si je désire le voir191 ? Le buste de sir Philip Crampton est-il lyrique, épique ou dramatique192 ? Si non, pourquoi ? Des excréments, ou un enfant, ou un pou, peuvent-ils être des œuvres d’art ?
– Pourquoi non, en effet ? » dit Lynch en riant.
Stephen poursuivait :
« Si un homme, en tailladant dans un accès de rage un morceau de bois, y forme l’image d’une vache, cette image sera-t-elle une œuvre d’art193 ? Si non, pourquoi ?
– Celle-là est bonne, dit Lynch, riant de nouveau. Elle pue la scolastique à plein nez !
– Lessing, reprit Stephen, n’aurait pas dû prendre pour sujet un groupe de sculpture194. Cet art, étant inférieur, ne montre pas nettement distinctes entre elles les formes dont je parlais. Même dans la littérature, qui est l’art le plus élevé et le plus spirituel, ces formes se confondent souvent. La forme lyrique195 est, de fait, le plus simple vêtement verbal d’un instant d’émotion, un cri rythmique, pareil à ceux qui jadis excitaient l’homme tirant sur l’aviron ou roulant des pierres vers le haut d’une pente. Celui qui profère ce cri est plus conscient de l’instant d’émotion que de soi-même en train d’éprouver cette émotion. La forme épique la plus simple émerge de la littérature lyrique lorsque l’artiste s’attarde et insiste sur lui-même comme sur le centre d’un événement épique ; cette forme progresse jusqu’au moment où le centre de gravité émotionnelle se trouve équidistant de l’artiste et des autres. Le récit, dès lors, cesse d’être purement personnel. La personnalité de l’artiste passe dans son récit, fluant interminablement autour des personnages et de l’action, comme une mer vitale. Tu peux constater facilement cette progression dans la vieille ballade anglaise, Turpin Hero196, qui commence à la première personne et finit à la troisième. On atteint la forme dramatique lorsque la vitalité, qui avait flué et tourbillonné autour des personnages, remplit chacun de ces personnages avec une force telle que cet homme ou cette femme en reçoit une vie esthétique propre et intangible. La personnalité de l’artiste, d’abord cri, cadence, ou état d’âme197, puis récit fluide et miroitant, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence, et, pour ainsi dire, s’impersonnalise. L’image esthétique exprimée dramatiquement, c’est la vie purifiée dans l’imagination humaine et reprojetée par celle-ci. Le mystère de la création esthétique, comme celui de la création matérielle, est accompli. L’artiste, comme le Dieu de la création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence198, indifférent, en train de se limer les ongles199.
– Essayant de les subtiliser aussi, hors de l’existence », fit Lynch.
Une pluie fine s’était mise à tomber du ciel haut et voilé et ils tournèrent dans la Pelouse Ducale200 pour gagner la Bibliothèque Nationale avant l’averse.
Lynch demanda d’un ton bourru :
« À quoi rime ton laïus sur la beauté et l’imagination dans cette île de malheur, abandonnée de Dieu ? Ce n’est pas étonnant que l’artiste se soit retiré dans son œuvre, ou derrière, après avoir perpétré un pays pareil. »
La pluie tombait plus fort. Ayant franchi le passage voisin du palais Kildare, ils aperçurent une foule d’étudiants qui s’étaient mis à l’abri sous les arcades de la bibliothèque201. Cranly, adossé à un pilier, se curait les dents avec une allumette taillée, écoutant la conversation de quelques camarades. Plusieurs jeunes filles se tenaient à la porte. Lynch dit à l’oreille de Stephen :
« Ta bien-aimée est là. »
Stephen se plaça en silence sur une marche, au-dessous du groupe d’étudiants, insoucieux de la pluie qui tombait dru, tournant de temps à autre ses regards vers la jeune fille. Elle aussi se tenait silencieuse au milieu de ses compagnes. « Il lui manque un prêtre pour flirter avec », pensa Stephen avec une amertume consciente, se rappelant l’attitude où il l’avait surprise la dernière fois. Lynch avait raison. La pensée de Stephen, vidée de ses théories et de son courage, retombait dans une quiétude indifférente.
Il écouta les propos des étudiants. Ceux-ci parlaient de deux de leurs amis qui venaient de passer le dernier examen de médecine, des chances qu’ils avaient de trouver des postes sur des transatlantiques, des clientèles pauvres ou riches.
« Tout ça c’est de la blague. Une clientèle de campagne en Irlande vaut bien mieux.
– Hynes a passé deux ans à Liverpool et il est de cet avis-là. Il paraît que c’est un trou abominable. Travail de sage-femme, rien de plus. Des visites à quatre sous.
– Tu prétends qu’il vaut mieux se fixer par ici en pleine campagne, que dans une ville riche comme celle-là ? Moi je connais un type…
– Hynes est un crétin, il n’est arrivé qu’à force de bûcher et c’est tout.
– Ne t’occupe pas de lui. On peut gagner de l’argent tant qu’on en veut, dans une grande ville commerçante.
– Ça dépend de la clientèle.
– Ego credo ut vita pauperum est simpliciter atrox, simpliciter et absolute atrox in Liverpoolio202. »
Leurs voix semblaient arriver de très loin aux oreilles de Stephen, en une pulsation saccadée. La jeune fille s’apprêtait à s’en aller avec ses compagnes.
L’averse légère, rapide, avait cessé de tomber, s’attardant en grappes de diamants parmi les arbustes de la cour où s’élevait une exhalation de la terre noircie203. Les jeunes filles, sur les marches de la colonnade, faisaient babiller leurs coquettes bottines, causaient posément et gaiement, regardaient les nuages, levaient leurs parapluies à angles subtils contre les dernières gouttes de pluie, les refermaient de nouveau, tenaient leurs jupes d’un air modeste.
Et s’il avait porté sur elle un jugement trop brutal ? Peut-être sa vie était-elle un simple rosaire d’heures, une existence aussi simple et étrange que celle d’un oiseau, joyeuse au matin, agitée le long du jour, lasse au déclin du soleil ? Un cœur simple et opiniâtre comme un cœur d’oiseau ?
*
Un peu avant l’aube, il s’éveilla. Quelle douce musique ! Son âme tout entière était baignée de rosée. Sur ses membres pendant le sommeil, de pâles ondes fraîches de lumière venaient de glisser. Il restait immobile comme si son âme était couchée parmi de fraîches eaux, écoutant une vague et douce musique. Sa pensée s’éveillait lentement à la vibrante connaissance matinale, à l’inspiration du matin. Un esprit entrait en lui, pur comme l’eau la plus limpide, doux comme la rosée, émouvant comme la musique. Mais comme il s’insufflait légèrement en lui, avec quelle impassibilité, comme si les séraphins mêmes l’effleuraient de leur haleine204. Son âme s’éveillait lentement, redoutant de se réveiller complètement. C’était l’heure de l’aube où nul vent ne palpite, l’heure où la folie s’éveille, où les plantes étranges s’ouvrent à la lumière, où la phalène prend son vol en silence205.
Un enchantement du cœur206 ! La nuit avait été enchantée. Dans un rêve ou dans une vision, il venait de connaître l’extase de la vie séraphique207. Cet enchantement avait-il duré un seul instant ou bien de longues heures, des jours, des années, des siècles ?
L’instant d’inspiration semblait être réfléchi maintenant de tous côtés à la fois, par une multitude de circonstances nébuleuses, de faits qui s’étaient produits ou qui auraient pu se produire. Cet instant avait éclaté comme un point de lumière, et maintenant, sur les nuages superposés des circonstances incertaines, une forme confuse apparaissait, voilant suavement la lueur attardée. Ah ! Dans le sein virginal de l’imagination, le verbe s’était fait chair208. Le séraphin Gabriel avait visité la chambre de la vierge. Dans l’esprit que la flamme blanche venait de quitter, un reflet attardé se fit plus intense, devint une lumière rose et ardente. Cette lumière rose et ardente, c’était son cœur à Elle, étrange et opiniâtre, – étrange parce que aucun homme ne l’avait connu, ne le connaîtrait jamais ; opiniâtre depuis avant le commencement du monde ; et, attirés par ces lueurs de rose ardente, les chœurs des séraphins tombaient des deux209.
N’es-tu point lasse des ardents détours,
Toi le leurre des séraphins déchus ?
Ne dis plus l’enchantement des jours.
Ces vers passèrent de son esprit à ses lèvres ; en les répétant tout bas, il sentit passer en eux le mouvement rythmique d’une villanelle210. La rose de lueurs exhalait des rayons de rimes : détours, jours, amour pur, azur. La chaleur de ces rayons détruisait le monde environnant, consumait les cœurs des hommes et des anges – et ces rayons venaient de la rose qui était son cœur à Elle, son cœur opiniâtre.
Le cœur de l’homme, tes yeux l’ont embrasé d’amour
Et soumis au gré de ton vouloir subtil.
N’es-tu point lasse des ardents détours ?
Et puis ? Le rythme mourut peu à peu, se tut, reprit son mouvement, son battement. Et puis ? Fumées, encens