de constant dans les souffrances humaines et qui l’unit avec le sujet souffrant. La terreur est le sentiment qui arrête l’esprit devant ce qu’il y a de grave et de constant dans les souffrances humaines et qui l’unit avec la cause secrète156.
– Répète », dit Lynch.
Stephen répéta lentement ses définitions.
« Une jeune fille monta dans un fiacre, il y a quelques jours, à Londres, poursuivit-il. Elle allait à la rencontre de sa mère qu’elle n’avait pas revue depuis de longues années. Au coin d’une rue, le brancard d’un camion fend en forme d’étoile la vitre du fiacre. Une fine et longue pointe de verre transperce le cœur de la jeune fille. Celle-ci meurt aussitôt. Le reporter appelle cela une mort tragique. Ce n’est pas vrai. Cette mort est loin d’inspirer terreur et pitié, conformément aux termes de ma définition.
« L’émotion tragique, en effet, est un visage au double regard dirigé vers la terreur et vers la pitié, qui toutes deux en sont les phases. Remarque que j’ai employé le mot arrêter. J’entends par là que l’émotion tragique, ou plutôt l’émotion dramatique, a un caractère statique. Les sentiments éveillés par un art impropre sont cinétiques : désir ou répugnance. Le désir nous incite à posséder l’objet, à aller vers lui ; la répugnance nous incite à quitter l’objet, à nous en éloigner. Ces émotions sont cinétiques. Les arts, pornographiques ou didactiques, qui provoquent ces émotions, sont, par cela même, des arts impropres. L’émotion esthétique (j’emploie le terme général) est statique par cela même qu’elle arrête l’esprit, dominant le désir et la répugnance157.
– Tu dis que l’art ne doit pas exciter le désir, fit Lynch. Je t’ai raconté qu’un jour j’ai écrit mon nom au crayon sur le derrière de la Vénus de Praxitèle, au Musée158. N’était-ce pas du désir ?
– Je parle de natures normales, dit Stephen. Tu m’as raconté aussi qu’étant enfant, dans ta délicieuse école carmélite, tu mangeais des bouses de vache desséchées159. »
Lynch fit entendre de nouveau son rire barrissant et se mit de nouveau à frotter son bas-ventre, mais sans ôter les mains de ses poches.
« Mais oui ! Mais oui ! J’en mangeais ! » criait-il.
Stephen se tourna vers son compagnon et le fixa un instant, avec autorité, les yeux dans les yeux. Lynch, tout en se remettant de son accès de rire, répondit par un regard de soumission. Son crâne long, grêle et aplati sous la casquette allongée en pointe, évoqua dans l’esprit de Stephen l’image d’un reptile à capuchon. Les yeux aussi avaient le brillant et l’expression de ceux d’un reptile. Pourtant à ce moment-là, soumis et prompts, ils s’éclairaient d’une seule toute petite étincelle humaine, fenêtre sur une âme recroquevillée, poignante, aigrie contre elle-même160.
« Quant à cela, dit Stephen en manière de parenthèse polie, nous sommes tous des animaux. Moi-même je suis un animal.
– C’est sûr, dit Lynch.
– Mais pour le moment nous voici dans le domaine mental, continua Stephen. Le désir et la répugnance provoqués par des moyens esthétiques impropres, ne sont pas, en réalité, des émotions esthétiques ; et cela non seulement parce qu’ils ont un caractère cinétique, mais encore parce qu’ils ne sont que des sensations physiques161. Notre chair recule devant ce qu’elle craint et répond au stimulus de ce qu’elle désire, par une action purement réflexe de notre système nerveux. Nos paupières se ferment avant que nous ayons pris conscience de la mouche qui va nous entrer dans l’œil.
– Pas toujours, dit Lynch sur un ton critique.
– C’est ainsi, dit Stephen, que ta chair à toi a répondu au stimulus de la nudité sculptée, mais ce n’était là, je le répète, qu’une action réflexe de tes nerfs162. La beauté exprimée par l’artiste ne peut éveiller en nous une émotion d’ordre cinétique, ni une sensation purement physique. Elle éveille en nous, ou devrait éveiller, elle induit en nous, ou devrait induire, une stase esthétique, une pitié ou une terreur idéales, une stase provoquée, prolongée et enfin dissoute par ce que j’appelle le rythme de la beauté.
– Qu’est-ce que c’est, au juste ? demanda Lynch.
– Le rythme, dit Stephen, est le premier rapport formel entre les différentes parties d’un ensemble esthétique, ou entre cet ensemble et ses parties, ou entre une quelconque de ces parties et l’ensemble auquel elle appartient163.
– Si c’est là le rythme, dit Lynch, je voudrais bien savoir ce que tu appelles la beauté. Et n’oublie pas, je te prie – bien que j’aie mangé jadis du gâteau de bouse de vache –, que j’admire uniquement la beauté. »
Stephen souleva sa casquette comme pour saluer cette déclaration. Puis, rougissant légèrement, il posa la main sur la grosse manche de drap de Lynch.
« C’est nous qui tenons la vérité, dit-il ; les autres sont dans l’erreur. Parler de ces choses, chercher à comprendre leur nature, puis, l’ayant comprise, essayer lentement, humblement, sans relâche, d’exprimer, d’extraire à nouveau, de la terre brute ou de ce qu’elle nous fournit – sons, formes, couleurs, qui sont les portes de la prison de l’âme164 – une image de cette beauté que nous sommes parvenus à comprendre –, voilà ce que c’est que l’art165. »
Ils avaient atteint le pont du canal166 et, s’écartant de leur chemin, ils longèrent la rangée d’arbres. Une lumière grise et crue, reflétée par l’eau paresseuse, l’odeur des branchages mouillés sur leurs têtes semblaient combattre le développement de la pensée de Stephen.
« Mais tu n’as pas répondu à ma question, dit Lynch. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que la beauté qu’il exprime ?
– Mais c’est là la première définition que je t’aie donnée, cervelle endormie, au temps où je commençais à vouloir tirer au clair ces choses-là pour mon propre compte. Te rappelles-tu cette soirée ? Cela avait mis Cranly hors de lui, et il s’était mis à parler des jambons de Wicklow.
– Je me rappelle, dit Lynch. Il nous parlait de ces sacrés mâtins de cochons gras.
– L’art, dit Stephen, c’est la disposition par l’homme de la matière sensible ou intelligible à une fin esthétique167. Tu te rappelles les cochons, mais tu oublies cela. Vous faites un couple désespérant, Cranly et toi. »
Lynch fit une grimace vers le ciel gris et froid :
« S’il faut que j’écoute ta philosophie esthétique, donne-moi du moins encore une cigarette. Je ne m’intéresse nullement à tout cela. Je ne m’intéresse même pas aux femmes. Je me fous pas mal de toi et de tout le reste. Je veux une situation de cinq cents livres par an. Ce n’est pas toi qui vas me la procurer. »
Stephen lui tendit le paquet de cigarettes. Lynch prit la seule qui restât, disant simplement :
« Continue.
– Thomas d’Aquin, reprit Stephen, dit : est beau ce dont l’appréhension cause le plaisir. »
Lynch hocha la tête.
« Je me rappelle : Pulchra sunt quæ visa placent168.
– Il emploie le mot visa, dit Stephen, pour désigner les appréhensions esthétiques de toutes sortes, celles de la vue, de l’ouïe, comme celles qui nous parviennent par d’autres avenues de l’appréhension. Ce terme, bien que vague, est suffisamment clair pour écarter le bien et le mal qui provoquent le désir ou la répugnance. Il indique certainement une stase et non un mouvement. Que dirons-nous du vrai ? Le vrai crée aussi une stase de l’esprit. Tu n’écrirais pas ton nom au crayon sur l’hypoténuse d’un triangle rectangle.
– Non, dit Lynch. Il me faut l’hypoténuse de la Vénus de Praxitèle.
– Donc, c’est statique, dit Stephen. Platon disait, je crois, que le beau est la splendeur du vrai169. Je ne trouve aucun sens à cela, sinon que le vrai et le beau sont apparentés. Le vrai est contemplé par l’intellect qui est apaisé par les relations les plus satisfaisantes de l’intelligible ; la beauté est contemplée par l’imagination qui est apaisée par les relations les plus satisfaisantes du sensible170. Le premier pas vers le vrai consiste à comprendre la structure et la portée de l’intellect lui-même, à saisir l’acte même de l’intellection171. Le système philosophique d’Aristote repose tout entier sur son livre de psychologie, et celui-ci repose à son tour, me semble-t-il, sur cette affirmation qu’un même attribut ne peut, en même temps et sous le même rapport, appartenir et ne pas appartenir au même sujet. Le premier pas vers le beau consiste à comprendre la structure et la portée de l’imagination, à connaître l’acte même de l’appréhension esthétique. Est-ce clair ?
– Mais quest-ce que la beauté ? demanda Lynch avec impatience. Accouche donc d’une autre définition. Quelque chose qu’on voit et qui nous plaît ! C’est tout ce que vous avez pu trouver à vous deux, Thomas d’Aquin et toi ?
– Prenons la femme, dit Stephen.
– Prenons-la ! s’écria Lynch avec ferveur.
– Les Grecs, les Turcs, les Chinois, les Coptes, les Hottentots, chacune de ces races admire un type différent de beauté féminine172. Voilà, semble-t-il, un labyrinthe d’où nous ne pouvons nous échapper. J’entrevois cependant deux issues possibles. L’une est l’hypothèse suivante : toute qualité physique que les hommes admirent chez les femmes est en rapport direct avec les multiples fonctions des femmes dans la propagation de l’espèce. Cela se peut. Le monde est semble-t-il plus lamentable encore que toi-même, Lynch, ne l’imaginais. En ce qui me concerne, cette issue-là me déplaît. Elle aboutit à l’eugénique plutôt qu’à l’esthétique. Elle te fait sortir du labyrinthe pour te conduire dans une salle de conférences, neuve et clinquante, où MacCann, une main sur l’Origine des espèces et l’autre sur le Nouveau Testament173, t’expliquera que tu as admiré les larges flancs de Vénus parce que tu as senti qu’elle te donnerait une robuste progéniture et que tu as admiré ses larges seins parce que tu as senti qu’elle